la philosophie politique et l’Etat d’Israel (pp 179-197)

b. Propriété collective et politique économique

La première source de l’aliénation on s’en souvient, est l’instauration de contrats dissymétriques, cette instauration étant rendue possible par l’accumulation du temps, du nombre et, par suite, de la force financière et industrielle. Sur le plan vécu, cette aliénation prend la figure de la misère et se donne donc comme la négation du besoin et du bien-être, c’est-à-dire du libre déploiement concret de l’individu comme désir et besoin. Objectivement c’est la grande bourgeoisie qui est le détenteur des forces accumulées et aliénantes, et c’est elle par conséquent , dans nos sociétés, qui est l’instrument de l’aliénation. Ailleurs, c’est la bureaucratie policière qui est cet instrument d’aliénation, et le résultat objectif des actions contractuelles dissymétriques.

A partir de là, il est clair que la première transformation fondamentale et structurelle doit concerner la force accumulée, c’est-à-dire la propriété des instruments de production. Seule la propriété collective, c’est-à-dire l’appropriation collective et institutionnelle, globale et anonyme, des terres, du sous-sol et des forces industrielles de production, est en mesure de briser le cycle de l’accumulation des forces aux mains du petit nombre, et de l’aliénation existentielle et « matérielle » du plus grand nombre.

La propriété collective de la terre, du sous-sol, et des usines a une double fonction : elle est d’abord destinée à rendre le pouvoir de décision au plus grand nombre, et ensuite à rendre possible un niveau matériel d’existence qui soit en moyenne le même pour l’ensemble de la population, et qui soit réellement fonction de la productivité globale de la nation.

Ces deux fonctions ne peuvent être dissociées : si la propriété collective passe aux mains d’un Etat autoritaire et aliénant, rien n’est gagné, ni quant à la liberté (d’autres décident) ni quant au bien-être (une politique de rendement et de bas salaires pourrait subsister). La justification de l’appropriation collective des instruments de production est donc autant politique qu’économique. L’appropriation collective doit certes remplir d’abord sa fonction économique: redistribution équitable des richesses produites, sur la base de l’homogénéité du niveau des besoins, du niveau global moyen de la consommation, et de l’égalité fondamentale des individus, quelle que soit leur ancienne classe sociale, ou leur origine culturelle. Mais l’appropriation collective ne peut évidemment remplir cette fonction si la politique économique n’est pas réellement aux mains des travailleurs, c’est-à-dire si le pouvoir de décision ne leur appartient pas réellement. C’est seulement dans la perspective d’une véritable souveraineté économique (et non d’une soumission aux décisions d’une bureaucratie non possédante mais toute-puissante) que les contrats dissymétriques, c’est-à-dire le fonctionnement capitaliste des entreprises, pourront être rendus impossibles et cela dans tous les domaines de l’existence matérielle. Une législation rigoureuse et démocratique de la rémunération du travail et des conditions de son exercice, mais également une législation rigoureuse et démocratique de la propriété collective seront seules en mesure de distribuer équitablement les richesses produites, selon un rapport production/consommation défini légalement, démocratiquement, et valable pour tous. L’équivalence universelle (dans une société donnée, c’est-à-dire dans un champ économique donné) du niveau quantitatif de la consommation ne peut être assurée que par une législation collective et démocratique qui rendra impossible l’appropriation privée d’une plus grande part de pouvoir économique que ne le stipule une moyenne nationale. D’autres règles financières et monétaires devront être trouvées par les économistes, et d’autres orientations de la politique économique et des investissements devront être mises en œuvre. C’est l’ordre des concepts et des significations qui importe ici : le but, la finalité, ne résident pas dans la simple redistribution équitable de la plus-value puisque, on le sait, celle-ci est difficilement calculable, et qu’un tel calcul équivaudrait de toute façon à maintenir l’inégalité (dans une centrale nucléaire par exemple, l’ingénieur et le physicien sont évidemment plus efficaces et créateurs de richesses que l’expert comptable). Le but, la finalité consistent au contraire, indépendamment des sources réelles de la production des richesses, à réaliser une distribution homogène de ces richesses sur la base d‘une législation contractuelle réellement symétrique, c’est-à-dire universelle, réciproque et égalitaire. Or ce but et cette finalité ne peuvent être réalisés qu’après la suppression du pouvoir politique conféré par la propriété privée des instruments de production. Ce qui est donc à transformer n’est pas la propriété pour elle-même, mais la propriété en tant qu’elle confère un pouvoir qui rend possible, par l’autorité d’un droit dissymétrique, une distribution inégale des richesses et une accumulation perpétuelle des forces et des pouvoirs.

Certes tout est lié: le régime de la grande propriété détourne aussi une part si considérable des richesses que la seule différence des niveaux de vie revêt alors une signification d’intolérable iniquité.

Mais ce n’est pas le pur volume quantitatif et global de la richesse bourgeoise qui pose le principal problème: celui-ci réside dans le pouvoir économique et politique que confère la propriété des instruments lourds de la production, ainsi que de la terre. Que la terre, l’énergie, et les usines soient nationalisées, et le champ sera libre pour une nouvelle politique économique : ce qui importe n’est pas le volume des richesses récupérées, mais l’étendue du pouvoir politique et économique de décision. Une fois ce pouvoir démocratiquement remis aux mains du plus grand nombre, alors une nouvelle politique des investissements et de la production sera pensable : elle privilégiera les biens collectifs et non pas les produits de luxe; elle sera basée sur la recherche de l’intérêt commun non capitaliste et non pas sur la recherche, par quelques-uns, du profit. Mais elle devra privilégier surtout le rééquilibrage économique de l’ensemble de la population, c’est-à-dire l’accroissement considérable et massif du niveau de vie global du plus grand nombre, la stagnation du niveau de vie des anciennes classes moyennes, et la régression considérable du niveau de consommation de l’ancienne bourgeoisie, par ailleurs dépossédée. La croissance pourra se poursuivre, mais au bénéfice de tous, et d’une façon homogène. Plus précisément, on envisagerait aisément que le niveau de vie qui est actuellement celui de la moyenne scandinave la plus élevée soit fixé comme but à atteindre par tous, avant que l’ensemble de la société ne se remette à croître. En réalité, on devrait même imaginer une rééquilibrage mondial, les sociétés riches devant attendre (durant de longues décennies, ou des siècles) que les sociétés du tiers monde (elles aussi devenues démocratiques et socialistes) accèdent au niveau qui est actuellement celui des sociétés occidentales. Car il n’est pas démontré que la croissance ne soit possible que sur un modèle pyramidal, avec les inégalités qu’il implique.

Il n’est pas question, on le voit, de séparer l’économique et le politique; il est même question de soumettre l’économique à une politique économique des choix, des options et des investissements, cette politique autonome et démocratique ayant autorité sur la puissance économique, puisque celle-ci doit rester un moyen de développement matériel du niveau de vie du plus grand nombre, et non un moyen de développement de la puissance politique et du pouvoir par la médiation du profit. Seule une politique économique inscrite dans le cadre d’une vision démocratique globale, sera en mesure d’éviter les faux contrats qui permettent l’accumulation dissymétrique du pouvoir, et de n’autoriser que les contrats authentiques, c’est-à-dire réciproques et équitables. Cela vaut pour tous les domaines de l’existence sociale, qui seront tous rendu à leur possibilité d’autonomie lorsque la puissance financière et industrielle sera démocratiquement gérée.

Bien entendu, la mise en œuvre d’une politique économique destinée à l’intérêt commun et appuyée sur la propriété collective, ne saurait être le fait que d’un pouvoir politique démocratique: nous évoquerons ce pouvoir plus loin.

Auparavant, il convient de poursuivre l’énumération des tâches qui seraient les siennes.

Car la gestion démocratique de la richesse collective (gestion non pas anarchique, mais cohérente, non pas autoritaire, mais responsable) ne saurait être à elle seule le moyen unique de toutes les fins, et le remède universel de tous les maux. C’est là que résiderait la plus grande erreur, puisque la propriété privée n’est pas la source unique de tous les maux. C’est en effet d’une manière totalisatrice et globale que l’individu et la société doivent être rendus à eux-mêmes: le bien-être matériel, corrélatif du besoin (sans cesse croissant il est vrai, et il est bon qu’il en soit ainsi) n’est pas en effet à lui-même sa propre fin, et il ne reçoit pas de lui-même son propre sens: il y a lieu, nous l’avons vu, d’intégrer le besoin dans le plus vaste désir et de hausser le bien-être au niveau plus significatif du plaisir d’exister.

Cette exigence, on le prévoit, aura comme incidence politique l’ensemble des finalités et des tâches rassemblées sous le terme de culture.

c. La libre personnalité, la culture et l’éducation: des valeurs tout autres

La plupart des travaux sur la diffusion de la culture et de l’éducation omettent de poser le problème fondamental qui est celui des finalités. Ces travaux se situent au sein même de la société bourgeoise (ou bureaucra-tique), ils partent de cette société même et ne se posent en réalité que des problèmes d’adaptation. La seule question semble être celle de la formation d’individus utiles à la société industrielle, par exemple, ou à la société bureaucratique; on retrouve ici le phénomène de l’imitation répétitive, aussi bien que la perspective de la rentabilité et du profit.

Mais il s’agit au contraire de se situer dans une tout autre perspective, et notamment dans celle d’une société qui, ayant réalisé l’appropriation collective des moyens de production et la démocratisation du pouvoir politique, pourrait enfin, sur le plan de la culture formuler les plus hautes ambitions. Il conviendrait alors d’orienter la culture et l’éducation non seulement vers la diffusion la plus large, mais encore vers la création la plus authentique. Cette création culturelle et éducative devrait, compte tenu des exigences que nous avons formulées plus haut, être tout entière dirigée vers le double développement de la subjectivité et de la sociabilité. Cela signifie en clair que, à l’encontre de tous les courants d’opinion actuellement aliénés, quoique influents, il conviendrait de développer essentiellement la formation historique, artistique et philosophique. La formation scientifique et technique, l’éducation permanente, les activités et les animations ne seront pas délaissées: on n’a que trop de goût de les développer. Mais on doit combattre pour mettre à son rang, c’est-à-dire au premier, la formation artistique, littéraire, historique et philosophique. Seule une telle culture authentique fournira les bases d’une création perpétuelle; mais, surtout, seule une telle culture et une telle formation pourront permettre de construire les bases d’une véritable prise de conscience. Il ne s’agit pas seulement (bien qu’il s’agisse aussi de cela) de développer une formation critique au moyen des sciences humaines et de la philosophie, formation critique qui est bien évidemment la condition nécessaire pour la prise de conscience, par le plus grand nombre, de sa liberté et de son pouvoir. Il s’agit aussi de quelque chose de plus fondamental : il s’agit de déployer, par la culture artistique et philosophique, toutes les potentialités imaginatives et existentielles de la subjectivité. C’est en effet seulement par un tel déploiement que tous les individus apprendront non seulement leur propre conscience, mais encore le goût du bonheur. Nous pensons que le bonheur, le plaisir d’exister, la relation poétique au monde et au temps, ainsi que la relation positive à autrui, sont des entreprises plus difficiles qu’il n’y paraît, et il n’y a aucune raison pour en réserver la science et la jouissance aux anciennes classes bourgeoises.

Il ne s’agit pas d’imposer une idéologie, ou une vision du monde, ou une forme de la culture. Il s’agit bien au contraire de mettre la culture et l’éducation au service du déploiement d’une libre personnalité. Toutes les institutions culturelles (éducation, presse, édition, spectacles, musique) auront à se fixer un but à la fois exigeant et formel : le déploiement de toutes les richesses de la subjectivité, de la réflexion, de l’imaginaire et de l’inconscient. La libre personnalité ayant reçu et recevant sans cesse la nourriture qui la rend possible et lui révèle ses pouvoirs, il lui appartiendra bien entendu, à partir de sa propre liberté, d’inventer les formes et les modalités de sa jouissance, les formes et les modalités de sa joyeuse insertion dans le monde.

Les tâches institutionnelles, sur ce plan de la culture, ne sauraient être que formelles, puisque l’institution n’a pas d’autre but, dans une société libre, que la liberté même. C’est pourquoi il n’y aura ni doctrine officielle d’Etat, ni religion d’Etat, ni idéologie préférentielle. Tout devra être connu, tout devra être diffusé, rien ne sera ni occulté ni piégé.

Mais cette liberté totale de l’expression, de la culture et de l’éducation ne saurait, dans notre perspective, avoir sa fin en elle-même. La création d’une société de libres citoyens, s’affirmant chacun comme une libre personnalité, n’est que le moyen fondamental de cette plus haute finalité qu’est l’apprentissage du désir, c’est-à-dire l’apprentissage de la conscience de soi et de la libre jouissance de l’existence.

Dans ce déploiement « philosophique» de la culture mise au service de l’existence heureuse entre en jeu l’apprentissage de la relation à l’autre et de la réciprocité. Toutes nos institutions et toutes nos habitudes, ici en France, s’opposent à la transparence et à l’établissement d’authentiques relations réciproques, liberées des fantômes soit de l’argent, soit du pouvoir hiérarchique. L’appropriation collective des moyens de production ne suffit évidemment pas pour instaurer de telles relations de réciprocité. Il faut en outre culture, élégance d’esprit, et générosité. Ces choses s’apprennent, se construisent, se diffusent. « La conscience s’apprend » disait un philosophe. Mais on pourrait ajouter : l’amour aussi, et la joie, et la transparence.

Mais un obstacle ici doit être surmonté (après la propriété privée des industries) : c’est la jalousie existentielle. Or, ne plus considérer que la joie de l’autre, et sa réussite, et son existence, sont un scandale, ne plus considérer l’existence même d’autrui comme une gêne, un obstacle, une compétition, un scandale, exige une véritable révolution culturelle, une transformation radicale des habitudes mentales que nous inculque (si nous ne sommes pas vigilants) la société compétitive où nous vivons. Cette transformation radicale de nos habitudes mentales et de nos attitudes agressives à l’égard d’autrui et pessimistes à l’égard du monde, c’est précisément l’une des tâches d’une politique culturelle qui nous proposerait d’apprendre au plus grand nombre la conscience de soi, la libre personnalité et le plaisir de vivre. Tout commence peut-être par le regard amical jeté sur l’autre, et par la mise en échec de la jalousie existen-tielle.

Mais ces tâches considérables de développement de la libre personnalité et de la réciprocité vécue, ne peuvent être assumées que par des institutions authentiquement libres, c’est-à-dire à la fois démocratiques et non dogmatiques.

On dira qu’il y a là comme un écho de l’humanisme et des Lumières.

Ces mots ne nous font pas peur : nous aimons assez l’humanité de la Renaissance et le Siècle des Lumières! Mais un procès d’intention se tromperait d’ennemi puisque nous sommes favorables à la suppression de la bourgeoisie et à la création d’un homme nouveau, totalisé et heureux dont peu de sociétés aujourd’hui nous donnent l’exemple. Cet homme libre et heureux n’est pas pour nous une abstraction ou une forme, mais, nous l’avons vu, une réalité fort concrète de désir et de jouissance. Il incarne en fait de toutes autres valeurs que celles que nous connaissons, mais elles sont toutes concrètes, significatives et vivantes.

Mais l’argument décisif qui empêche de voir dans ces analyses un simple humanisme ( au sens traditionnel ) c’est que la libre personnalité, neuve, incomparable, unique et inventrice de soi dont la culture a pour tâche de rendre possible l’universel déploiement, cette libre personnalité toujours différente, n’est pas seulement celle des individus, c’est encore celle des sociétés, qui sont, elles aussi, uniques, incomparables et neuves, lorsqu’elles sont rendues à leur authenticité. L’Humanité est un fantôme abstrait (comme disait Stirner) mais non pas les sociétés concrètes et les hommes concrets qui, nous l’avons vu, peuvent y trouver, avec leur joie, leur être et leur substance.

d. Les cultures nationales et la souveraineté : l’universel et la différence

Sur le plan collectif également, la jalousie existentielle doit céder le pas à la réciprocité. Car les nationalités sont aussi des personnalités singulières, et l’aliénation vient ici de la négation même de ces personnalités collectives. Le racisme ou la xénophobie sont précisément la négation de l’altérité, ou plus exactement, la négation de la positivité et de la validité de l’altérité comme telle.

Une société indépendante et libre sera donc celle qui, sur le plan des convictions et des adhésions concrètes (c’est-à-dire les mœurs) mais également sui le plan institutionnel (culture, presse, éducation) reconnaîtra aux minorités nationales – et, bien entendu, aux autres nations –  la même place et les mêmes droits que ceux dont jouit la société englobante majoritaire. On conçoit l’immensité du travail qui est à accomplir sur le plan des lois sociales concernant les immigrés (récents ou anciens) ainsi que sur le plan de la rééducation complète des populations majoritaires : les habitudes mentales et culturelles, concernant le rapport quotidien avec l’autre, doivent être radicalement bouleversées et subverties.

La première idée qui serait à transmettre et à inscrire dans les habitudes quotidiennes serait la distinction entre la culture concrète d’un groupe minoritaire, et le statut juridique et abstrait des citoyens ; c’est-à-dire entre la citoyenneté qui est générale, commune à tous les individus du groupe national, et la culture (convictions, créations, mœurs) qui est singulière, et appartient en propre à chacune des minorités « nationales », à l’intérieur de l’Etat.

Cette perspective de l’Etat multinational est la plus lointaine et la plus généreuse qui soit. Elle peut être rejetée par les minorités culturelles elles-mêmes, et c’est précisément l’esprit de la démocratie, c’est-à-dire l’affirmation de la souveraineté des groupes sociaux, qui exige qu’on reconnaisse alors à chaque minorité nationale le droit de se constituer elle-même comme groupe social objectif et souverain, c’est-à-dire comme Etat. Les exemples kurde et biafrais sont éloquents à cet égard: la négation meurtrière et répressive de la volonté de sécession d’une minorité nationale qui tente de s’élever jusqu’au niveau de la souveraineté politique, c’est-à-dire étatique, est la manifestation la plus violente de la lutte pour la domination, et de la négation de la relation démocratique.

Il en est de même sur le plan international: la fin de la colonisation est le processus démocratique fondamental puisqu’il consiste à rendre chaque nationalité à sa souveraineté, et par conséquent à sa libre volonté de se constituer comme Etat.

L’aspiration vers une humanité homogène politiquement et diversifiée concrètement dans ses différences et ses cultures, est certes l’aspiration la plus haute que puisse formuler la raison politique, lorsqu’elle est soucieuse à la fois d’universel et de concret. Mais l’instauration de la société humaine à la fois unifiée rationnellement (juridiquement) et diversifiée concrètement (culturellement) est un processus historique de très longue haleine qui doit respecter le rythme temporel des volontés collectives et des forces sociales : ce rythme exige en fait (on le constate) que l’histoire de l’unification politique et sociale de l’humanité passe par le stade étatique : l’état national est la réalité historique dominante, c’est-à-dire une modalité effective de la volonté collective aujourd’hui. L’activité réciproque, complémentaire et croisée de tous les individus d’un même groupe social, sur tous les plans (culturel, linguistique, économique, militaire, politique) aboutit dans la plupart des cas à l’instauration d’un ensemble structuré d’institutions qui forment l’Etat moderne. Ce système de l’organisation moderne de la vie sociale est si prégnant, que les groupes sociaux n’hésitent pas, parfois, à reconnaître d’un commun accord un tracé de frontières parfaitement rectiligne et artificiel (comme entre l’Egypte et la Libye, ou d’autres Etats africains), tracé qui, tout en étant un héritage colonial non récusé, permet cependant à ces groupes sociaux (souvent culturellement fort proches) de se constituer comme des Etats distincts, c’est-à-dire de construire chacun pour son propre compte (et dans un consentement réciproque) une souveraineté concrète, bien délimitée et objectivée comme espace social. C’est le fait. Et ce fait qui exprime le désir politique dominant de l’humanité, devient une vérité universelle et même un droit universel, puisque la démocratie internationale, comme la démocratie interne, consiste à reconnaître la validité des désirs collectifs lorsqu’ils sont en mesure de constituer ensemble des institutions structurées.

Les nationalités, comme unités sociales culturelles, sont donc des réalités mouvantes et dialectiques (Cf. Robert Misrahi, « Une nationalité dialectique », Les Temps modernes, décembre 1959.) qui peuvent, face à l’intolérance, à la répression, ou à la domination, se constituer comme des réalités objectives beaucoup plus cristallisées, fixées et structurées, et devenir ainsi des Etats. L’Etat est le passage dialectique, au niveau de l’objectivation, des réalités mouvantes et purement culturelles que constituent les nationalités. Lorsque celles-ci sont réprimées elles mobilisent dialectiquement leurs forces de résistance sous forme de volonté nationale, et c’est cette volonté nationale qui, persévérante en elle-même et reconnue enfin démocratiquement par les autres, donne naissance à un Etat sur la base de l’activité contractuelle (symétrique ou dissymétrique, puisque des classes subsistent souvent en fait, même après la conquête de la souveraineté nationale) et de l’unification systématique des institutions et de la culture.

La souveraineté nationale et étatique n’est pas exigible seulement parce qu’elle est universellement désirée, et que le fait universel se transforme en droit exigible, comme nous l’avons montré. Cette souveraineté est encore une exigence rigoureuse de la démocratie parce qu’elle est la seule condition réelle et irréversible, c’est-à-dire la seule garantie, de cette intégration sociale qui fait entrer les individus dans le règne de la « substance », c’est-à-dire dans cette modalité d’existence sociale qui rendra possible (sans la constituer à elle seule) la plénitude existentielle et le déploiement dynamique de l’être et de la satistaction.

Seule la souveraineté nationale libère de la xénophobie et du racisme: elle est donc la garantie contre ce retour du refoulé, racisme ou antisémitisme par exemple, qui reviendrait pour nier la positivité et la validité des différences culturelles entre les groupes humains.

La souveraineté nationale et étatique est donc la garantie objective, juridique et formelle qui seule rend possible (Sans l’entraîner automatiquement.) le déploiement des différences dans la reconnaissance réciproque; et seule cette reconnaissance réciproque des différences réalise une unité fondamentale et vivante de la société, unité dans laquelle et par laquelle les individus peuvent réaliser le désir unique, et vivre dans sa plénitude dynamique le plaisir individuel et intersubjectif d’exister.

Car tout, à la fin, repose sur la libre invention et la libre personnalité. Les cultures nationales n’ont pas à être définies et arrêtées, mais reconnues puis déployées, enrichies, transformées. Or ce sont les individus libres et créateurs qui, ensemble et à partir de leur situation objective et de leurs choix recréent indéfiniment la culture : la souveraineté nationale n’a pas une autre fonction que celle-ci: fournir un champ libre, fraternel, et réciproque, pour le libre développement de l’existence privée et la libre réinvention de la culture.

e. La société unifiée: représentation populaire, autogestion, spécialisation sans hiérarchie, coopération, circulation de la parole

Cette libre personnalité et cette libre culture, tournées non vers le passé mais vers l’avenir, ne trouveront un terrain pour leur déploiement que dans une société politiquement démocratique; et cette démocratie politique sera seule en mesure d’organiser réellement au service du plus grand nombre les richesses matérielles collectivement appropriées.

La démocratie politique repose bien entendu sur la représentation populaire authentique et non pas de spectacle et d’apparat. Les parlements n’ont pas à être supprimés mais transformés radicalement, de telle sorte qu’ils deviennent réellement l’objectivation et l’exercice de la souveraineté populaire. Cette finalité n’est accessible que par la multiplication (entre la « base » et le « sommet ») des instances élues et des délégations de pouvoirs.

Mais la multiplication des assemblées élues n’est significative que si elle se fait sur une base populaire, c’est-à-dire dans le cadre des entreprises, et en tant qu’elle redouble une représentation nationale de système proportionnel.

Car il ne s’agit pas de promouvoir une poussière d’unités autonomes qui pratiqueraient certes l’auto-gestion, mais dans l’isolement et le quant-à-soi. L’économie, la vie sociale, sont, nous le savons, le lien de l’interdépendance et de la réciprocité. L’autogestion doit donc être intégrée dans un système global (démocratiquement constitué) de dépendance réciproque des décisions et des programmes. Ce qui est exigible n’est pas la centralisation et la dépendance des zones périphériques, mais la structuration globale des sous-systèmes, chaque niveau économique et législatif étant appuyé sur des organismes représentatifs, contrôlables et révocables.

Le caractère démocratique d’une société n’est pas manifeste seulement dans les institutions représentatives qui organisent la vie économique et sociale du pays. Il est également manifeste dans l’intériorisation de l’idée de l’égalité foncière de tous les individus et de toutes les libertés. Cette intériorisation consiste à faire passer dans les habitudes et dans les mœurs (créées et développées par la culture) le sentiment quotidien de la réciprocité et de l’égalité.

Sur le plan politique cela signifie en clair la suppression des structures hiérarchiques. Mais ce qui est à combattre n’est pas seulement la structure hiérarchique du pouvoir, c’est encore la structure et la forme hiérarchique du rapport à autrui. Identité, réciprocité sont ici essentielles, et par conséquent circulation de la parole, déploiement véritable de la parole échangée, et non pas de l’information transmise. C’est la parole qui est le lieu de la réciprocité, nous le savons, puisque la parole commune est ce lieu où les consciences chacune, hors de soi, écoutent et parlent tour à tour.

La parole réciproque fonde ici le dialogue indéfini, la circulation tournante et créatrice de la parole.

C’est cette parole commune, ce dialogue véritable et indéfini qui met en présence chaque conscience avec l’autre, en lui-même, et non pas avec l’apparence sociale de l’autre. Autrement dit la parole véritable, dans une société cultivée et démocratique renverse les hiérarchies. Les rôles et les présomptions sont abattus par la parole vivante, en même temps inversement que la société sans hiérarchie ouvre le champ libre à la parole réciproque.

Parole et unité non hiérarchiques sont dans un rapport de détermination réciproque, chacune rendant l’autre possible et se renforçant par l’autre. Parler abat les barrières, mais l’on parle mieux quand il n’y a pas de barrière.

Tout, ici, est lié: la circulation réciproque de la parole, la structure démocratique des institutions, le caractère collectif de la propriété industrielle et foncière, et enfin la nouveauté audacieuse et généreuse de la culture. Chaque élément rend possible tous les autres et est rendu possible par eux. Cette circularité et cette détermination réciproque et réflexive de chaque élément social par tous les autres n’empêchent pas une espèce de primat de l’un d’entre eux : c’est le projet politique de la liberté. Il est présent dans chaque élément et il anime tout le système. C’est une sorte d’attitude en même temps qu’un projet, une manière d’exister, en même temps qu’une finalité politique.

Cette manière égalitaire d’exister et d’agir politiquement ne doit pas être conçue comme la pure spontanéité informe et l’absence de responsabilité. De même la société non hiérarchique n’est pas le moins du monde une société informe et sans structure ni visage. Au contraire, l’absence de hiérarchie ne signifie pas l’uniformisation et l’instauration d’une pâte sociale ou d’une foule animale.

La société à propriété collective et coopérative fondée sur la démocratie n’est pas une horde et n’est pas non plus une armée. Comme elle repose sur le développement de la culture et de la personnalité, elle rend possible la responsabilité effective des individus et des sous-groupes. Mais il n’y a pas de responsabilité sans personnalité active, c’est-à-dire (en termes politiques et techniques) sans spécialisation. Responsabilités, spécialisation, particularité originale des compétences et des talents, possibilité pour tous d’accéder au stade de la création, de l’expression, et de la réalisation originale de soi, voilà quelques-unes des composantes réelles et concrètes d’une société sans hiérarchie. L’absence de hiérarchie est l’absence du pouvoir hiérarchisé des individus sur d’autres individus: elle est la fin de la magie, du charisme, et du spectacle mensonger.

C’est cette fin de l’autorité politique personnelle qui est le commencement de la liberté et de la responsabilité de tous.

Mais la suppression de l’autorité personnelle ne signifie pas la fin des individualités concrètes : c’est le contraire qui est vrai. La société politiquement (juridiquement) démocratique et homogène, est une société concrètement diversifiée, comportant des originalités, des inventions, des imprévisibles : bref, l’unique et le vivant.

Cette diversité concrète de la société démocratiquement unifiée et souveraine n’est pas à concevoir comme un pis-aller ou une tolérance, la société étatique admettant, bon gré mal gré, la diversité incomparable des cultures et des individualités ; bien au contraire, il appartient par essence à la société vraiment démocratique, appuyée sur la réciprocité, et la parole, de promouvoir la reconnaissance réciproque de la diversité. Une société moderne n’est pas démocratique en dépit de la reconnaissance des différences singulières et des talents originaux, mais en raison même de cette reconnaissance.

Car la réciprocité, qui est le fondement existentiel et logique de la démocratie n’est pas seulement la réversibilité formelle des droits et des devoirs, elle est encore la reconnaissance affirmative (et simultanément réversible) de la différence d’autrui. Dans l’amour ou l’amitié, cette reconnaissance de l’autre se fait dans la joie, elle se fait dans l’intelligence et la générosité s’il s’agit de l’ordre politique et de la répartition des responsabilités. Ici (comme nous l’avons toujours dit) le politique rejoint l’existentiel: car il y a réversibilité entre la répartition des responsabilités sur la base de la spécialisation et de la compétence, et la reconnaissance amicale et vivante de l’originalité de l’autre et de la singularité de chacun. Pour que, dans cette perspective de la différence, la démocratie soit pleinement réalisée, il suffit qu’une légalité fort stricte assure la circulation des responsabilités, et le renouvellement inéluctable des organismes collégiaux, démocratiquement élus et non rééligibles. Cela vaut aussi bien dans le cadre des institutions politiques et constitutionnelles que dans celui des institutions économiques.

Cette nécessaire circulation des responsabilités collégiales entraîne la nécessité de développer la culture économique et juridique selon un très haut niveau, et à l’adresse de tous, afin que tous soient effectivement en mesure d’assumer tour à tour les responsabilités qui leur reviennent de droit.

C’est pourquoi, dans une société socialiste et démocratique, la culture et l’éducation scientifique (au sens large) ont une portée politique et sont une exigence même de la démocratie.

Il va sans dire que l’assomption des responsabilités de gestion économique et politique n’étant pas plus importante que l’aptitude à déployer la libre personnalité poétique et créatrice, la culture poétique et l’éducation philosophique (dont nous avons parlé plus haut) seront les ultimes garants de cette démocratie socialiste de la plénitude.

La parole, comme l’existence, sera dès lors pleinement libérée, et elle totalisera dans un mouvement toujours ouvert les contenus qualitatifs de l’existence et les aptitudes formelles de la raison.

Certes, il conviendrait maintenant de répondre à l’ultime question: comment? Par quelles voies et par quels moyens, par quelle action et par quelle pratique a-t-on quelque chance de réaliser cette démocratie socialiste qui conférerait à la société son unité diversifiée et à l’individu son autonomie créatrice ?

Nous navons pas la place, ici, de répondre à cette question. Disons seulement que le principe du choix sera l’homogénéité et la réciprocité : c’est pourquoi il conviendra de recourir plus à la légalité qu’à la violence, et à la démocratie qu’à la dictature. Penser le contraire, c’est méconnaître (et par conséquent affaiblir) la force réelle de la représentation populaire lorsqu’elle s’appuie sur l’information véritable et sur la culture. »

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