Eth. II, PROPOSITION 10
À l’essence de l’homme n’appartient pas l’être de la substance, ou, en d’autres termes, la substance ne constitue pas la forme de l’homme.
DÉMONSTRATION
L’être de la substance enveloppe en effet l’existence nécessaire (par la Prop. 7 Part. I). Si donc l’être de la substance appartenait à l’essence de l’homme, la substance étant donnée, l’homme serait nécessairement donné (par la Déf. 2 ) et, par conséquent, l’homme existerait nécessairement, ce qui (par l’Ax. 1 ) est absurde. Donc, etc.SCOLIE
Cette Proposition se démontre aussi à partir de la Proposition 5 de la Partie I, c’est-à-dire du fait qu’il n’existe pas deux substances de même nature. Mais puisque plusieurs hommes peuvent exister, ce qui constitue la forme de l’homme n’est pas l’être de la substance. Cette Proposition est encore évidente d’après les autres propriétés de la substance, à savoir que celle-ci est, par sa nature, infinie, immuable, indivisible, etc., comme chacun peut aisément l’apercevoir (32).
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(32) Ce Scolie (comme tous les Scolies, d’ailleurs) n’est en rien marginal, comme on le pense parfois : les Scolies sont des commentaires, et ces commentaires sont importants et décisifs puisqu’ils éclairent et explicitent les conséquences doctrinales de la Démonstration qui les précède ; lorsqu’ils proposent, comme ici, d’autres Démonstrations de la Proposition, ils la renforcent, la redoublent, la relient aux vérités déjà acquises, et par conséquent en soulignent l’importance. On ne peut donc dire qu’ils sont en marge de la chaîne démonstrative, puisqu’ils l’éclairent, l’amplifient et en marquent l’orientation et la finalité. En réalité, les Scolies sont aux Propositions et Démonstrations, comme une exégèse est à un texte.
Ici (Scol. → de la Prop. 10), Spinoza, en rappelant les autres Démonstrations, souligne l’importance de la Proposition et de la nouvelle vérité qu’elle exprime à propos de l’homme : celui-ci n’est pas une Substance, c’est-à-dire un Dieu, un Être qui serait sa propre cause (causa sui) ou (comme on dirait aujourd’hui) son propre fondement existentiel.
L’homme est un être fini et contingent à l’essence duquel il n’appartient pas d’exister. Par là, Spinoza se démarque de toute la tradition platonicienne, aristotélicienne et médiévale, pour laquelle l’essence de l’homme était de la même nature que l’essence de Dieu ; par exemple, pour Scot Erigène, Dieu est l’essence de toutes choses, et donc de l’homme, pour Platon l’âme est de la même étoffe que les Idées, pour Aristote comme pour Descartes (Règles pour la Direction de l’esprit, IV) il y a en l’homme, à la lettre, quelque chose de divin, pour le cabaliste Moïse Cordovero, cité et critiqué par Menassehi ben Israël, le Grand Rabbin d’Amsterdam, et aussi pour Albert le Grand (Somme théologique, II, XII, Quest. 72) l’esprit humain est une partie de l’essence divine.
En outre, en montrant que l’homme n’est pas une Substance, Spinoza souligne la spécificité et la rigueur de sa conception de l’Être : seul l’être infini, immuable, indivisible, est Substance, c’est-à-dire Être.
Enfin, comme le prouve le Corollaire qui suit immédiatement ce Scolie, la distinction entre l’homme et la Substance entraîne les exigences méthodologiques déjà connues : si l’essence de l’homme est constituée non par celle de Dieu, mais par certaines modifications des Attributs de Dieu, alors la connaissance de l’homme, en même temps que son existence et son action, seront exclusivement situées dans les seuls domaines (connaissables et compréhensibles, intelligibles) de la Pensée et de l’Étendue.
Cette doctrine est aussi la préparation d’une éthique, d’une doctrine existentielle, c’est-à-dire d’une conception de la signification « métaphysique » de l’homme. Il convient de saisir cette conception dans sa pleine lumière. Pour Spinoza, l’homme n’est pas Dieu, ni un dieu, il est une partie de la Nature et non pas un empire dans un empire (Préface de la Partie III) ; de là, ne découle pas le moins du monde une doctrine de la finitude ou de la nostalgie comme dans le christianisme et le platonisme, mais, bien au contraire, une doctrine de la positivité de la finitude, et même une éthique de la finitude en tant que c’est l’individu humain, comme « chose singulière » qui va construire sa joie et sa félicité, et qui va accéder à l’ « éternité » sans être ni divin ni immortel (cf. Éthique V).
(Spinoza, “Ethique”, traduction et commentaires de Robert MISRAHI)
A: La citation me paraît très importante et le commentaire très erroné.
Ici Spinoza établit la contingence de l’existence de l’homme. Mais certainement pas le caractère non divin de son essence. J’ai du mal à comprendre comment un spécialiste de Spinoza peut se tromper à ce point.
B: pensez-vous que Spinoza développe l’idée d’une essence divine ?
A: Bien sûr. Tout mode est une affection de la substance. Toute essence de mode est divine.
B: Vous en êtes certain ? D’autres disent au contraire que Spinoza ne définit pas la notion d’essence :
« Enfin, nous voudrions, pour achever cette partie de notre recherche sur le statut qu’il faut accorder à la raison dans la constitution d’une essence de l’homme, exposer un dernier argument. Si lire un auteur, c’est s’efforcer, à partir de ce qu’il a écrit, et de la manière dont il l’a écrit, de comprendre, aussi fidèlement que possible, ce qu’il a conçu, et de la manière dont il l’a conçu, alors il convient peut-être de s’interroger autrement sur l’absence d’une définition d’une essence de l’homme dans l’Éthique. Voilà un texte qui n’est pas avare de définitions, ni de propositions ayant force de définitions. Si donc jamais Spinoza n’y définit l’essence de l’homme, pas plus qu’il ne consacre une seule proposition de l’Éthique – pas même dans la quatrième partie, là où, comme on l’a vu, on pourrait s’attendre qu’elle y fût – à poser que la raison constitue l’essence de l’homme, c’est sans doute tout simplement qu’il ne concevait ni qu’il y eût une essence de l’homme, ni que la raison la constituât. Sinon, pourquoi ne l’eût-il pas écrit ? L’hypothèse de l’utilisation d’un art d’écrire pour énoncer à mots couverts des thèses trop hétérodoxes pour être affirmées explicitement sans qu’elles soient censurées et leur auteur persécuté , n’est ici d’aucun secours, car on voit mal thèse au fond plus orthodoxe à l’âge classique que celle qui ferait de la raison l’essence de l’homme. Si donc Spinoza ne définit pas l’essence de l’homme, c’est, d’une part, qu’il pensait qu’une telle définition était sans fondement ontologique et physique, et, d’autre part, que, quand bien même on aurait pu s’efforcer d’en donner une approximation, cela eût été inutile, voire nuisible, au projet de libération morale qui est, comme l’indique assez le titre de l’ouvrage, le dessein de l’Éthique. » (BUSSE, Julien. La raison et l’essence de l’homme In : Le problème de l’essence de l’homme chez Spinoza [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2009 (généré le 07 février 2020). Disponible sur Internet :<http://books.openedition.org/psorbonne/285>. ISBN : 9782859448097. DOI : 10.4000/books.psorbonne.285. https://drive.google.com/file/d/187iYXOQ_-fIS-rVlX_AQP5yO_Jbm_gMC/view?usp=drivesdk
A: Les essences sont singulières chez Spinoza. Il n’y a donc pas à proprement parler une essence de l’homme mais une essence de tel homme/mode. L’humanité n’est pas un problème spinoziste bien qu’ils se préoccupe grandement des humains.
B : « l’humanité n’est pas un problème Spinoziste » ?
J’aurais dit exactement l’inverse mais lisons ce que Spinoza en dit :
« Je passe maintenant à l’explication des choses qui ont dû nécessairement suivre de l’essence de Dieu, ou, en d’autres termes, de l’essence de l’Être éternel et infini. Mais non pas de toutes, cependant ; nous avons en effet démontré à la Proposition 16 de la Partie I que de cette essence doivent suivre une infinité de choses sous une infinité de modes ; je ne traiterai que de celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa béatitude suprême »
C’est l’introduction de la partie II qui annonce le projet de toute l’Ethique.
Je dirais donc plutôt qu’il ne intéresse qu’à l’homme.
A: Quand on ajoute -ité à un nom on l’hypostasie. Or Spinoza considère les essences singulières. Donc l’humanité n’est pas un problème théorique pour lui.
B: l’humanité n’est pas constituée par des hommes ?
A: Et ?
B : quand Spinoza écrit :
« C’est pourquoi rien n’est plus utile à l’homme que l’homme ; les hommes, dis-je, ne sauraient souhaiter rien de plus précieux pour la conservation de leur être que le fait de s’accorder tous en toutes choses, de telle sorte que les Esprits et les Corps de tous composent comme un seul Esprit et comme un seul Corps, afin que tous s’efforcent ensemble, autant qu’ils le peuvent, de conserver leur être, et recherchent ensemble l’utilité commune à tous. » (IV 18 scolie)
n’a-t’il pas le souci de « l’humanité »?
C : Le concept d’homme en tant qu’entité universelle est éliminé comme idée inadéquate par Spinoza dans Ethique II, 40, scolie 1. Cela implique que quand il dit ensuite « l’homme », il veut dire « un humain » ou « la plupart des hommes » ou même « la somme des humains » mais nullement une sorte d’entité universelle ayant une existence indépendante des individus qui la compose. Ce qui est utile à un homme, c’est un ou d’autres humains plutôt que d’autres animaux qui ne peuvent raisonner. L’unité qu’ils sont appelés à former s’appelle une société, le corps social ou l’esprit d’un peuple, qui tend au mieux à s’étendre à l’ensemble des humains présents à un moment de l’histoire de l’humanité, non de tout temps.
A: Je ne dis pas que Spinoza ne se soucie pas des humains, j’ai dit qu’il s’en souciait grandement. L’humanité comprise comme individu singulier formé par les parties que sont les hommes, a-t-elle une essence singulière ? Cela est logique. Sa conceptualisation théorique n’a pas besoin d’être problématisée. Il en va de même de toute essence singulière. Mais d’ailleurs ce n’est pas le point sur lequel Misrahi a tort. Il a tort d’arguer que l’homme n’a pas d’essence divine, il est d’ailleurs le seul à défendre un athéisme de Spinoza. Il développe plutôt là sa propre philosophie (peut-être très intéressante) mais certainement pas celle de Spinoza, malgré le fait qu’il lui attribue cette thèse.
B : vous en êtes certain ? Il me semblait plutôt qu’il n’y avait pas de consensus admis sur le sujet de l’athéisme de de Spinoza, que le sujet restait ouvert. Cet article : https://drive.google.com/open?id=1Sl1qFK6cgZrWRHEYTJnLFpIbcAsGa_JR (Pour le tricentenaire de Spinoza. In: Raison présente, n°43, Juillet – Août – Septembre 1977. Spécial Spinoza. pp. 3-9;) nous montre pour le moins que la question est loin d’être tranchée?
C : Qu’il y ait consensus ou pas des spécialistes n’a aucune valeur philosophique en soi. Et si on veut s’appuyer sur Spinoza pour comprendre Spinoza, ce qui est effectivement la seule méthode que lui-même suggère, il faut commencer par tenir compte de ce qu’il écrit effectivement : il ne vide nullement de leur contenu les termes d’origine religieuse qu’il utilise, mais il dit « (j’utilise) des termes *dont le sens usuel* ne s’éloigne pas absolument de celui avec lequel je veux les employer » : il conserve donc quelque chose du sens usuel et il y a toute raison de penser qu’il s’efforce de conserver ce qu’il estime être l’essentiel de ce sens et non un sens anecdotique, car cela reviendrait à une forme de « mauvaise ruse » qu’il dénonce lui-même (IV,72).
Ainsi la racine du terme « Elohim » (qui signifie littéralement « les puissances ») qu’on retrouve plus tard dans « Allah », c’est El, qui signifie « la puissance », c’est-à-dire ce qui est et fait être. Et Dieu chez Spinoza reste bien la puissance fondamentale à partir de laquelle se comprennent toutes les réalités naturelles. Cette puissance est l’être en soi qui est à la fois étendu et pensant et dont tous les individus ne sont que des modifications. S’ils en sont des modifications, ils participent de fait de cette puissance autrement dit de son essence, sans pour autant être à eux-seuls cette puissance.
De sorte que, contrairement à ce que dit Misrahi ailleurs, l’entendement infini de Dieu ne se réduit pas à la somme, nécessairement finie pourtant, des entendements humains mais correspond à la capacité de Dieu, qu’on peut aussi appeler Nature ou Substance, de se représenter ou de se concevoir soi-même aussi bien en tant que substance qu’en tant qu’infinité des modifications contenues dans cette substance unique.
Une telle conception de la nature est évidemment incompatible avec l’athéisme qui à ma connaissance a toujours conçu la nature comme une entité matérielle inerte en elle-même et totalement inconsciente d’elle-même. On donc bien chez Spinoza un panthéisme ou si l’on préfère un panenthéisme, mais nullement un athéisme caché ; d’où sa sincérité et non une prudente mauvaise foi quand il rejette les accusations d’athéisme dans sa correspondance et même le critique ouvertement dans le TTP.
Dans ce cadre, tout humain, comme d’ailleurs toute réalité naturelle, participe de l’essence de Dieu sans être pour autant une substance, et encore moins LA substance : tout humain est de l’étendue pensante ou de la pensée étendue sans être cause de soi. L’enjeu de la proposition II,10 est de démontrer a priori que même au niveau de la volonté, contrairement à ce que disait Descartes, l’homme n’est pas infini et ne saurait donc être une substance séparée du reste de la nature. Mais il ne participe pas moins de l’essence de la substance qui est d’exister sans limite externe à la fois comme étendue vivante et comme pensée concrète. D’où le fait que « plus nous avons de joie, plus nous acquérons de perfection ; en d’autres termes, plus nous participons nécessairement à la nature divine » (IV, 45, sc.)
B : « contrairement à ce que dit Misrahi ailleurs, l’entendement infini de Dieu ne se réduit pas à la somme, nécessairement finie pourtant, des entendements humains mais correspond à la capacité de Dieu, qu’on peut aussi appeler Nature ou Substance, de se représenter ou de se concevoir soi-même aussi bien en tant que substance qu’en tant qu’infinité des modifications contenues dans cette substance unique. »
Il s’agit de Eth V 40 sc :
« Voilà ce que je m’étais proposé de démontrer à propos de l’Esprit, considéré en dehors de sa relation à l’existence du Corps ; par ces Démonstrations, ainsi que par la Proposition 21 de la Partie I et d’autres Propositions, il apparaît que notre Esprit en tant qu’il comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre, et ainsi de suite à l’infini ; de telle sorte que tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu »
Lisons attentivement, « notre esprit en tant qu’il comprends est un mode éternel du penser » et « tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu »
N’est-ce pas bien ce que dit Spinoza lui-même?
C : Spinoza ne dit ici nullement ce que dit Misrahi, à savoir que l’intrication infinie des modes éternels du penser, formant l’entendement infini de Dieu, se réduirait à la somme des entendements humains, alors que ceux-ci sont pourtant nécessairement finis. On reviendrait de plus à une nature anthropocentrée qui peut satisfaire l’humanisme existentialiste de Misrahi mais qui est complètement à l’opposé du naturalisme de Spinoza.
Où voyez vous dans V,40, sc que notre entendement, c’est-à-dire « notre esprit en tant qu’il comprend » serait la seule forme d’entendement individuel possible ? Des modes éternels du penser, il y en a logiquement autant qu’il y a de corps ou d’individus dans l’univers puisque tous sont animés à des degrés divers (II,13,sc) et que l’entendement est l’idée adéquate que Dieu forme d’un individu dans sa relation avec tous les autres. En effet, ce qui est dit de l’âme et du corps humain vaut en fait pour toutes les âmes et tous les corps : « De toutes choses, en effet, il y a nécessairement en Dieu une idée dont Dieu est cause, de la même façon qu’il l’est aussi de l’idée du corps humain, et par conséquent tout ce que nous disons de l’idée du corps humain, il faut le dire nécessairement de l’idée de toute autre chose quelconque. »
Cette idée que Dieu forme et qui constitue notre âme est aussi notre entendement même en tant qu’idée adéquate, idée complète de tous éléments de notre corps et de toutes ses affections. Mais il n’y a aucune raison de n’attribuer qu’à l’homme une âme comme on vient de le voir, ni donc un entendement en tant qu’idée adéquate du corps. L’entendement infini de Dieu, c’est alors l’idée adéquate, éternelle et infinie, que Dieu forme de tous les corps qui, du point de vue de l’imagination, ont existé, existent ou vont exister, et la compréhension de la singularité de tous ces corps autant que de leur unité, c’est donc bien la conscience que Dieu a de lui-même en tant que mode infini de la pensée.
Ainsi, à part le terme créer qu’il faudrait plutôt remplacer par produire au sens d’exprimer une de ses modalités, rien de ce qu’il avait dit dans les Principes de Descartes pour justifier que « Dieu est suprêmement connaissant » (I,9) n’a à être changé dans la philosophie de Spinoza : « Si on le nie, c’est donc que Dieu, on bien ne connaît rien, ou bien ne connaît pas tout, mais seulement certaines choses. Mais connaître seulement certaines choses et ignorer les autres suppose un entendement limité et imparfait qu’il est absurde d’attribuer à Dieu. Quant à ne rien connaître, ou bien cela indique en Dieu un manque de capacité de connaître, comme il arrive pour les hommes, lorsqu’ils ne connaissent rien, et dans ce manque est contenue une imperfection qui ne peut se rencontrer en Dieu ; ou bien cela indique, que cela même, à savoir connaître quelque chose, répugne à la nature de Dieu. Mais si la capacité de connaître est ainsi entièrement refusée à Dieu, il ne pourra créer aucun entendement. Or, comme nous percevons clairement et distinctement l’entendement, Dieu peut en être cause (par le Corollaire de la Proposition 7). Il s’en faut donc de beaucoup qu’il répugne à la nature de Dieu de connaître quelque chose. Donc, il sera suprêmement connaissant. »
B : « Où voyez vous dans V,40, sc que notre entendement, c’est-à-dire « notre esprit en tant qu’il comprend » serait la seule forme d’entendement individuel possible ? »
Je reprends le scolie dans son intégralité:
« Voilà ce que je m’étais proposé de démontrer à propos de l’Esprit, considéré en dehors de sa relation à l’existence du Corps ; par ces Démonstrations, ainsi que par la Proposition 21 de la Partie I et d’autres Propositions, il apparaît que notre Esprit en tant qu’il comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre, et ainsi de suite à l’infini ; de telle sorte que tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu »
« Notre Esprit en tant qu’il comprend est un mode éternel du penser » : Spinoza n’évoque pas ici selon vous les esprits humain en tant qu’ils comprennent ? Qui sont ses Esprit en tant qu’ils comprennent, hormis les philosophes qui font usage de leur Raison et qui forment des idées adéquates ?
« Des modes éternels du penser, il y en a logiquement autant qu’il y a de corps ou d’individus dans l’univers puisque tous sont animés à des degrés divers (II,13,sc) » est-ce qu’il suffît d’être « animé » pour comprendre ?
« l’entendement est l’idée adéquate que Dieu forme d’un individu dans sa relation avec tous les autres. »
où est-ce que « Dieu » « forme des idées » hormis dans les modes ? Quel mode particulier est apte à « comprendre » ?
C : Dire « l’esprit humain comprend des idées » ne veut nullement dire que seul l’esprit humain en comprend. C’est comme si on disait « notre corps en tant qu’il se nourrit d’autres corps organiques est une façon d’être animal et en tant qu’il se nourrit d’autres corps organiques, qui eux-mêmes se nourrissent d’autres corps organiques ou de corps minéraux (les végétaux), tous ces corps constituent la biomasse terrestre » et que vous tiriez de là que la biomasse ne serait que la somme des corps humains.
D’autre part, les entendements qui comprennent Dieu selon Spinoza sont loin de se réduire aux « philosophes qui font usage de leur Raison et qui forment des idées adéquate » surtout si on ne doit compter que les quelques rares philosophes selon Misrahi qui auraient la bonne interprétation de Spinoza ! Ce serait encore plus contradictoire avec l’idée d’entendement infini que la seule somme des entendements humains. La prop. 47 d’Ethique II, déjà citée, le dément formellement.
Où est-ce que « Dieu » « forme des idées » hormis dans les modes ?
– Nulle part en effet mais je n’ai pas dit le contraire mais il le fait à partir des affections de l’attribut pensant, et il faut compter non seulement les modes finis mais aussi les modes infinis. L’entendement infini de Dieu n’est pas que la somme des idées des modes finis mais aussi ce qui les comprend dans leur unité : « l’idée de Dieu, en raison de laquelle il est appelé omniscient, est unique et parfaitement simple » (Pensées métaphysiques II, 7).
D’autre part, si un artisan doit produire ses oeuvre dans son atelier, Dieu est quant à lui cause immanente et non transitive de toutes choses (I,18), il n’y a donc pas à demander « où » Dieu formerait ses idées comme s’il en était la cause transitive.
Quel mode particulier est apte à « comprendre » ?
– Tout mode est apte à comprendre puisque « un entendement fini ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu, et rien de plus. » (Ethique II, 30), que l’ordre et la connexion des choses est le même que celui des idées, et que comme montré précédemment avec II,13, un entendement n’est lui-même que l’âme, c’est-à-dire l’idée d’un corps en tant que pure affection de l’étendue, sans confusion avec les images de l’imagination, cette idée du corps étant elle-même affection distincte et complète de la pensée.
Et reprenons la prop. 47 encore : elle parle de l’homme parce que c’est l’objet central de l’éthique mais elle peut tout à fait s’appliquer à n’importe quel mode de la substance pour le principal :
« L’âme humaine a des idées
[mais il n’est pas dit qu’elle est seule à en avoir] par lesquelles elle se connaît elle-même ainsi que son corps
[sachant que « nous ne pouvons, connaissant l’origine de l’âme, mettre en doute que les bêtes sentent » (III,47s)],
et les corps extérieurs
[Là, avec II,17c, ça ne vaut plus que pour les animaux complexes, notamment les vertébrés mais ça n’empêche que si un végétal (voire un minéral si on peut le considérer comme individu), n’a probablement pas l’idée de corps extérieurs, il n’en doit pas moins avoir l’idée de son propre corps],
le tout comme existant en acte. Donc elle a une connaissance adéquate de l’infinie et éternelle essence de Dieu. »
Ce qui vaut en général dans l’âme humaine en tant qu’affection de l’attribut pensant, vaut a priori pour toute âme ou idée particulière d’un corps.
A: Je suis pas sûr qu’on parle de la même chose. Quand je dis divin j’emploie le mot au sens où Spinoza emploie le mot Dieu. Bref, l’essence des hommes est divine au sens de Spinoza chez Spinoza, cela ne fait aucun doute. Je pense que Misrahi essaye de tirer Spinoza du côté de l’existentialisme sartrien. Chacun son truc.
B: si par Dieu vous entendez Nature, il n’y a effectivement pas de débat, Misrahi dit la même chose.
A: Sauf que non. Par Dieu il faut d’abord entendre la nature naturante, qui est éternelle. Refuser à l’essence humaine sa divinité dans le contexte spinoziste, c’est un geste philosophique précis : lui refuser son caractère éternel. Or la spécificité du spinozisme pour un public plus ou moins athée, c’est de tenir à l’idée d’éternité. Il y a une métaphysique spinoziste qu’une réduction existentialiste appauvrit grandement.
B : pourtant , il ne fait aucun doute que les mots Dieu et Nature désignent, pour Spinoza, la même chose, le même concept. Voici ce que dit Spinoza sur l’origine de la Nature dans le traité de la réforme de l’entendement :
« il ne peut y avoir de l’origine de la Nature de concept abstrait, ni de concept général, et cette origine ne peut être conçue par l’entendement comme plus étendue qu’elle n’est réellement ; elle n’a d’ailleurs aucune ressemblance avec des choses soumises au changement ; aucune confusion n’est donc à craindre au sujet de son idée, pourvu que nous possédions la norme de la vérité (que nous avons déjà indiquée) ; l’être dont il s’agit est unique en effet, infini, c’est-à-dire qu’il est l’être total hors duquel il n’y a pas d’être. » (TRE§76)
Cet être, « l’être total infini en dehors duquel il n’y a pas d’être » est décrit dans toute la partie I de l’Ethique scolie de Eth I 11: « …. l’Être absolument infini, c’est-à-dire Dieu …»
Et si on doutait encore que les mots « Dieu » et « Nature » puissent désigner des concepts différents, Spinoza le précise dans ce fameux « deus sive natura » « Dieu c’est à dire la Nature » de Eth IV 4 dém.
Ce n’est pas une interprétation de Spinoza de comprendre que ces deux mots désignent le même concept , c’est ce que dit Spinoza et malgré la pression il n’y a jamais renoncé
Quand Spinoza hésite à publier l’éthique il Interroge Oldenburg :
« Au moment où j’ai reçu votre lettre du 22 juillet, je suis parti pour Amsterdam avec le dessein de faire imprimer l’ouvrage dont je vous ai parlé [il s’agit de l’Ethique]. Tandis que j’étais occupé de cette pensée, un bruit se répandait de tous côtés que j’avais sous presse un ouvrage sur Dieu où je m’efforçais de montrer qu’il n’y a point de Dieu, et ce bruit était accueilli de plusieurs personnes. De là certains théologiens (auteurs peut-être de cette rumeur) ont pris occasion de se plaindre de moi devant le prince et les magistrats. Ajoutez que d’imbéciles cartésiens, qu’on croit m’être favorables, afin d’écarter ce soupçon de leurs personnes, se sont mis à déclarer partout qu’ils détestaient mes écrits, et ils continuent à parler de cette sorte. Ayant appris toutes ces choses de personnes dignes de foi, qui m’assuraient en outre que les théologiens étaient occupés à me tendre partout des embûches, je résolus de différer la publication que je préparais, jusqu’à ce que je visse comment la chose tournerait. Je me proposais de vous dire alors le parti auquel je me serais arrêté ; mais l’affaire semble se gâter tous les jours davantage, et je suis incertain sur ce que je dois faire. Cependant je n’ai point voulu retarder plus longtemps ma réponse à votre lettre, et je commencerai par vous faire de grands remerciements pour l’avertissement amical que vous me donnez, bien que je désire sur ce point une plus ample explication, afin de savoir quels sont ces principes qui vous paraissent renverser la pratique de la vertu religieuse. »
Et Oldenburg lui répond:
« Autant que j’en puis juger par votre dernière lettre, la publication de l’ouvrage que vous destinez au public est en péril. Je ne puis qu’approuver le dessein dont vous me parlez d’éclaircir et d’adoucir les passages de votre Traité théologico- politique qui ont arrêté les lecteurs. Ceux qui ont surtout paru présenter quelque ambiguïté se rapportent, je crois, à Dieu et à la nature, deux choses qu’au sentiment d’un grand nombre vous confondez l’une avec l’autre. »
(voir en page 15 et 16 ici https://drive.google.com/file/d/1DjXbRStPle8EDh9NXNzxb6dzq0S8-YJc/view?)
Spinoza a renoncé à publier l’Ethique de son vivant après cet épisode.
A: je ne dis pas que Spinoza n’identifie pas Dieu à la nature, c’est le truc le plus connu le concernant et ça n’est pas faux
C’est juste qu’il ne faut pas oublier qu’il a une conception métaphysique de la nature, que la plupart des gens ignore(nt)
Citation idoine viendra quand mon oeil la frôlera de nouveau
B: juste une question au delà de la citation idoine , en quoi le mot « existentialiste » serait il associé à « réduction », pensez-vous à la réduction phénoménologique?
Et si notre échange ne porte plus désormais sur une supposée différence entre Dieu et la Nature, en quoi la « métaphysique » (il faudrait discuter de ce qu’on entend par là) serait exclue par la compréhension athée de Spinoza ?
Il est remarquable que l’existentialisme inauguré par Kierkegaard a un lien je trouve avec ce que dit Spinoza dans le TRE sur les objets réels.
Je me réfère aux 100 thalers de Kant :
« rien, du fait que je pense l’objet comme absolument donné (par l’expression : il est), ne peut s’ajouter. Et ainsi le réel ne contient rien de plus que le simplement possible. Cent thalers réels ne contiennent pas la moindre chose de plus que cent thalers possibles. En effet, comme ceux-ci expriment le concept, mais ceux-là l’objet et sa position en lui-même, au cas où celui-ci contiendrait plus que celui-là, mon concept n’exprimerait plus l’objet tout entier et, par conséquent aussi, il n’en serait plus le concept conforme. Mais, pour mon état de fortune, cela fera plus avec cent thalers réels qu’avec leur simple concept (c’est-à-dire leur simple possibilité).
Car l’objet, dans la réalité, n’est pas seulement contenu analytiquement dans mon concept, mais il s’y ajoute synthétiquement à mon concept (qui est une détermination de mon état), sans que par cet être en dehors de mon concept, ces cent thalers pensés en soient eux-mêmes le moins du monde augmentés. Quand donc je pense une chose, quels et si nombreux que soient les prédicats au moyen desquels je veux la penser (même en la déterminant complètement), par cela seul que j’ajoute que cette chose existe, je n’ajoute rien à cette chose. » (Kant, Critique de la preuve ontologique de l’existence de Dieu
Critique de la Raison pure, 1781, « Dialectique transcendantale », ch III, 4ème section.)
En gros ce que j’en comprends : penser à la chose ne fait en rien exister la chose, il faut avoir 100 thalers existants pour que le réel en soit modifié, que le réel pensé soit aussi opérant.
On sait que Kierkegaard reprend « l’honnête chemin de Kant. » et son exemple des « fameux (honnêtes) cent thalers », qui font « la différence entre la pensée et le réel » pour lutter contre la confusion généralisée de son époque (nous pourrions peut-être nous en inspirer aujourd’hui dans ce monde de FakeNews?).
L’existentialisme est donc fondé sur l’idée de revenir au réel « existant ».
Je fais un lien avec TRE §99:
« il nous est nécessaire de tirer toujours toutes nos idées de choses physiques, c’est-à-dire d’êtres réels, allant, autant qu’il se pourra, suivant la suite des causes, d’un être réel à un autre être réel, et cela sans passer aux choses abstraites »
Je ne pense donc pas que l’hypothèse métaphysique soit fondatrice de la pensée de Spinoza, mais tout dépend de ce qu’on entend par métaphysique. Il y a bien une infinité d’attributs inaccessibles à l’entendement.
Le Spinozisme il me semble est plutôt fondé sur la méthode réflexive de l’idée de l’idée et sur l’idée vraie. Ensuite il est aussi utile de se souvenir que Spinoza ne cherche pas la vérité ou Dieu (ce qui est la même chose) pour elle même , lire ici.
Mais vous me direz ce que vous avez trouvé.
C : Misrahi a lui-même dit dans un de ses livres (ou une interview, je ne sais plus) qu’il cherchait dans sa philosophie propre à faire une synthèse de Spinoza et de Sartre, ce qui le conduisait à n’être pas plus fidèle à l’un qu’à l’autre. Le problème est qu’en tant qu’interprète de Spinoza, il tend à plaquer sa propre philosophie.
L’existentialisme de Sartre, au même titre que l’existentialisme chrétien de Kierkegaard, réduit la nature à une entité matérielle purement mécanique et inconsciente de soi. Dans ces philosophies, comme chez Descartes ou Pascal qui les ont grandement déterminées, l’homme serait un îlot de subjectivité dans un océan de pure objectivité soumise à la temporalité implacable de la mécanique newtonienne. Autrement dit un empire dans un empire. Par cette subjectivité, l’homme pourrait en quelque sorte échapper à la temporalité déterministe de la nature, cette chose inerte et passive, créée comme cadre d’existence pour l’homme par Dieu dans la pensée judéo-chrétienne ou simple produit du hasard dans l’athéisme occidental, bien que son corps, partie inessentielle, en reste partie prenante. Son âme ou subjectivité pourrait ainsi jouir d’une liberté absolue de sa volonté et d’une subsistance après la mort, ou seulement d’une liberté absolue dans la version athée de l’existentialisme.
L’erreur de nombre d’interprètes de Spinoza est de considérer que puisque Dieu est la nature, alors Spinoza considère que ce que Spinoza appellerait Dieu, par une prudence manifestement pas très efficace, ne serait en fait qu’une réalité matérielle inerte et inconsciente de soi. Or Spinoza n’a jamais défini la nature, naturante autant que naturée, de cette façon. Il récuse même explicitement dans sa dernière lettre à Tschirnhauss la conception cartésienne de l’étendue comme entité inerte. Ces interprètes comprennent donc Spinoza à partir de leurs opinions et non en s’en tenant à ce que dit Spinoza.
Si la nature naturante, ou substance, est à la fois étendue vivante et pensée active, alors tout humain participe de son essence éternelle et infinie, puisqu’il en est une modification, comme la vague est modification de l’océan. La vague en effet participe à la grande durée et à l’immensité de l’océan, elle en est une partie, non en ayant elle-même cette durée et cette immensité mais en portant à travers elle toute cette durée passée, présente et future et cette immensité. Ainsi, notre corps aussi bien que notre âme ne sont certes pas infinis et éternels comme Dieu ou la nature le sont mais portent en eux cette infinité et cette éternité ici et maintenant.
Cette infinité et cette éternité sont ici et maintenant dans la réalité de notre conatus qui est notre essence vivante et active. Le conatus en effet est affirmation absolue, sans aucune limite interne de notre existence individuelle dans ce qu’elle de plus singulier, ce qui signifie que seule notre existence peut être produite ou détruite, pas notre essence. A la différence de la plupart des autres réalités naturelles, nous pouvons prendre conscience intuitivement et ainsi jouir de cette infinité et de cette éternité qui caractérise tout ce qui est produit de façon immanente par l’étant absolument infini et éternel qui nous constitue.
D : Voyons: si l’homme est divin parce qu’il fait partie de la Nature, et que la Nature est Dieu, dans ce cas là souris et le cancrelas le sont tout autant…mais soyons sérieux. La langue de Spinoza n’est pas à la portée du premier venu. Sa doctrine est complexe et se prête à plusieurs interprétations sur lesquelles, en ignare que je suis, je me garderai bien de me prononcer. En tout cas, conclure que l’homme fait partie de la nature et n’a pas une divine étincelle en lui est une conclusion qui me convient tout à fait.
A: rien de plus étranger à la philosophie de Spinoza que la multiplicité des interprétations
D : Peut-être. Cela étant, et cela n’a rien à voir avec le fond, je ne voudrais pas que le groupe tourne à la discussion de spécialistes, accessible seulement à quelques uns.
C : Il n’y a aucune raison de penser que chez Spinoza seuls les humains participeraient à l’essence éternelle et infinie de Dieu et pas les souris ou les cancrelas. Nous sommes peut-être les seuls à pouvoir prendre conscience clairement et distinctement de cette participation (mais pas tous, loin s’en faut), mais pas les seuls à y participer.
Seule l’ignorance, c’est-à-dire non pas l’absence totale de connaissance, mais des connaissances mutilées et confuses, nous conduit à nous considérer comme les seules réalités dignes de Dieu dans la nature.
L’essence de Dieu est d’exister en tant qu’étendue ou pensée infinie, et une infinité d’autres choses qui nous échappent. Il y a identité de l’essence et de l’existence en Dieu (et non antériorité de l’une par rapport à l’autre comme veut le croire Sartre), cf. Ethique I, 20. En conséquence tout ce qui existe dans la nature, comme partie de celle-ci, est aussi une partie de l’essence de Dieu, tout en ayant sa singularité et son essence propre.
A: à B Non je ne pense pas à la réduction phénoménologique. Cette idée de l’existentialisme que vous présentez n’a rien à voir avec l’existentialisme sartrien, qui est une sorte de longue digression depuis Sein und Zeit.
Je n’ai rien contre une compréhension athéiste de Spinoza, tout dépend de ce qu’on entend par athéisme. Bien entendu il n’y a pas de Dieu anthropomorphique chez lui, il le répète de nombreuses fois, si bien que ses premiers adversaires sont les croyants en une telle divinité, la chose ne fait aucun doute. Mais si par athéisme on entend un physicisme plat, alors on s’éloigne beaucoup de Spinoza, qui lui développe une ontologie métaphysique, où les essences sont éternelles. Si vous voulez la question peut se résumer à : admet-on les essences (spinozistes) ou non ? Par définition, si on fait comme si la nature était juste la nature naturée, on quitte « l’athéisme »/le panthéisme de Spinoza. Le divin chez Spinoza peut aussi être appelé le domaine des vérités éternelles. L’humain y participe, de plusieurs façons. La philosophie de Spinoza est essentiellement essentialiste, celle de Sartre est une critique existentialiste (au sens heideggerien, plutôt appauvri d’ailleurs) de l’essentialisme. Peut-on tirer le spinozisme vers l’existentialisme sartrien ? Peut-être un peu, mais pas au point d’ignorer l’immense importance que Spinoza donne aux essences et à leur nature « divine ».
B : merci pour ces précisons, avez-vous trouvé la citation idoine chez Spinoza au sujet de ces fameuses « essences divines »? Juste une question , est ce que « essence divine » et « vérité éternelle » vous entendez la même chose ?
A: oui, la même chose, toutes les essences sont divines, la citation à laquelle je pensais est une mise en garde quant à la conception réduisant la nature à la seule nature naturée
B : ok je pense que nous parlons donc de la même chose. Vous pensez que Nature Naturante et Nature naturée ne sont pas deux aspects de la même réalité qui est la Nature et que l’on peut appeler Dieu?
Morceaux choisis d’une publication de Par Charles RAMOND « Nature Naturante, Nature Naturée :
sur quelques énigmes posées par une distinction archi-fameuse »
« … les expressions « nature naturée » et « nature naturante » sont usuellement reçues comme des « marqueurs » de la philosophie de Spinoza. Il y aurait là, en ce qui concerne [ces deux … expressions], matière à étonnement. Spinoza en effet n’invente pas les expressions de « nature naturée » et de « nature naturante », et, à bien regarder les textes, y a très peu recours. Notre première tache sera donc tout naturellement de nous demander comment expliquer la célébrité donnée par Spinoza plus que tout autre au doublet « nature naturée, nature naturante » ? Autrement dit, de nous demander ce qui, dans la philosophie de Spinoza, a pu transformer cette rencontre furtive en une alliance indissoluble et éclatante. S’interroger sur les raisons de la rencontre entre cette philosophie et ces expressions demandera ainsi non seulement un retour sur le spinozisme lui-même, mais aussi sur le sens que peut prendre, ou qu’a pu prendre, cette philosophie, dans l’histoire de la philosophie et de la pensée occidentales. Les expressions de « nature naturée » et de « nature naturante », en effet, jouent les premiers rôles bien plus dans l’histoire de la réception du spinozisme que dans le système lui-même. Peut-être enfin pourrons-nous attendre (quoi de plus légitime en cette occasion ?) de telles analyses quelques éclaircissements sur la notion de « nature » et sur la docilité ou la résistance qu’une telle notion a pu offrir et offre encore à la conceptualisation : je me propose en effet de montrer que, considérées en elles-mêmes, les expressions « nature naturée » et « nature naturante » sont bien plus mystérieuses qu’il ne semble, et qu’elles enveloppent une manière d’énigme philosophique autant que philologique qu’il sera tout naturel, me semble-t-il, de mettre en rapport avec le caractère souvent énigmatique du spinozisme lui-même.
…
Et de fait, l’association que l’on fait le plus souvent entre la philosophie de Spinoza et le doublet « nature naturante / nature naturée » est à première vue le résultat d’une rencontre dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est pleine de malentendus
…
Les expressions de « nature naturante » et de « nature naturée », on le voit, ne donc sont pas l’objet d’une « définition », mais d’une simple « observation » : ce sont d’autres expressions, indique expressément Spinoza, pour désigner les « attributs » et les « modes ».
…
Comme on le voit dans ce passage, la distinction entre « nature naturante » et « nature naturée » recouvre exactement, dès le Court Traité, la distinction entre « attributs » et « modes » ; de même que la distinction interne à la « nature naturée », en « nature naturée universelle » et « nature naturée particulière » désigne exactement la doctrine qu’on a coutume d’appeler, à propos de l’Éthique, des « modes infinis », la « nature naturée universelle » et la « nature naturée particulière » du Court Traité devenant dans l’Éthique respectivement le « mode infini immédiat » et le « mode infini médiat ».
…
Le repli parfait de la Nature naturante sur la Nature naturée (autre nom pour le parallélisme, ou pour l’immanence universelle de la Nature à soi-même, ou de la nature conçue comme attributs à la nature conçue comme modes), permet en effet, me semble-t-il, d’expliquer dans une certaine mesure (car il n’y aura sans doute jamais d’explication totale à ce sujet) comment le spinozisme a pu hanter notre modernité,
…De même Alquié, au début de son Rationalisme de Spinoza, insistait sur le fait que Spinoza occupe une place tout à fait à part dans l’histoire de la philosophie en ce qu’il promet par la philosophie non seulement la recherche rationnelle de la vérité, mais en outre la béatitude et le salut. Personne ne songerait à contester de tels jugements : mais la question serait peut-être de savoir si la recherche du salut et de la béatitude par la rationalité (ou avec la rationalité, ou « accompagnée de rationalité », pour reprendre un des termes favoris de Spinoza) est vraiment celle que se pose l’homme moderne, et si c’est vraiment cette alliance qui lui rend Spinoza fascinant, ou plus simplement présent dans la modernité. “ (
https://drive.google.com/file/d/1h2hNgCzcma3ckZmWKXkPVSYMTW1AvoLl/view?
Les choses sont elles si tranchées sur la signification de ces termes ?
A : Pour Spinoza la natura naturans c’est l’essentiel… au sens propre. Mais oui il ne tient pas plus que ça à cette expression qui est juste pour lui une manière d’appeler l’attention vers ce qu’on appeler l’aspect métaphysique de la nature.
B: vous pensez que l’aspect métaphysique de la Nature est nié par la compréhension rigoureusement athée de Spinoza ?
A: j’ai trouvé la citation :
« Toutefois, ceux qui pensent que le Traité théologico-politique veut établir que Dieu et la nature sont une seule et même chose (ils entendent par nature une certaine masse ou la matière corporelle), ceux-là sont dans une erreur complète. »
B: vous pensez qu’une compréhension athée est forcément matérialiste ?
A: Spinoza est matérialiste. Mais son matérialisme repose sur une métaphysique essentialiste. Certains matérialistes (beaucoup ?) opposeraient les deux ou feraient sans la seconde. Bref, cette citation me semble fort importante pour ne pas oublier que Spinoza est primordialement métaphysicien.
C: A ma connaissance le matérialisme considère que la pensée émerge à partir de la matière, qui elle-même pourrait émerger de l’étendue vide, de sorte qu’il n’y bien qu’une seule substance, la matière ou l’étendue, et que la pensée n’en est qu’une modalité possible. Or il est bien connu que Spinoza accorde à la pensée le statut d’attribut de la substance à égalité avec l’étendue. Si on peut dire chez lui que tout est matière d’un certain point de vue (y compris l’intelligence, l’imagination, la volonté etc.), on peut tout aussi bien dire que tout est esprit, ce qu’à mon avis aucun matérialiste n’admet.
A: Oui je suis tout à fait d’accord.
Il est matérialiste par rapport à Descartes et Malebranche par exemple. Son matérialisme a ceci de particulier et d’extraordinaire qu’il ne s’oppose en rien à un idéalisme. Il dénoue un paradigme qui n’a pas lieu d’être. Sa pensée est une avancée majeure du matérialisme par rapport à Descartes.
B: puisqu’il n’est pas matérialiste en quoi êtes vous fondé à le « classer » comme tel ?
C: Mais en quoi ça reste du matérialisme si contrairement à Epicure ou à La Mettrie, il ne fait pas de la pensée une sécrétion plus ou moins subtile du corps ? Si on dit qu’il est matérialiste puisqu’il explique tout ce qui est corporel exclusivement par ce qui est corporel, alors on pourrait dire qu’en matière physique comme biologique Descartes serait un matérialiste. Certes Spinoza n’admet pas de deuxième substance comme Descartes, qui commanderait aux origines la substance étendue, mais il conçoit la pensée comme un attribut à part entière, c’est-à-dire ce que l’entendement peut concevoir adéquatement comme essence de la substance.
B: et toutes les idées étant exclusivement expliquées par les idées ont pourrait alors aussi le dire « idéaliste » ?
C: oui mais puisque le matérialisme est un monisme faisant de la pensée une modalité de la matière, puisque d’autre part l’idéalisme est soit un dualisme affirmant la prééminence de la pensée sur la matière, soit, comme chez Berkeley, un monisme affirmant la seule existence de la pensée et niant celle de l’étendue, et puisque la doctrine de l’Ethique affirme non seulement une seule substance mais l’égale dignité ontologique de l’étendue et de la pensée, alors ce n’est à mon avis ni un matérialisme, ni un idéalisme, mais ce qu’il faudrait appeler un « identitarisme » de l’étendue et de la pensée.
B : Dire « l’esprit humain comprend des idées » ne veut nullement dire que seul l’esprit humain en comprend.>
Reprenons précisément ce que dit Spinoza:
« Notre Esprit en tant qu’il comprend est un mode éternel du penser »
Il s’agit de l’activité de comprendre, et pas du fait de « contenir » ou d’être « composé » des idées.
Or comprendre est la vertu par excellence : « On ne peut dire, en toute rigueur, que l’homme qui est déterminé à agir par des idées inadéquates, agisse par vertu ; mais il agit par vertu en tant seulement qu’il est déterminé par le fait qu’il comprend » (IV 23)
Peu d’humains déjà pratiquent la philosophie, peu d’humains « comprennent » , où voyez vous ces autres modes qui « comprennent » et qui ne sont pas des esprits humains?
parfaitement d’accord avec vous, Spinoza n’est pas classable
C : Mais vous voyez bien que lorsque Spinoza dit que l’âme humaine comprend càd possède une idée adéquate de Dieu en II,47, cela ne s’applique pas qu’à l’âme des philosophes mais bien en général à l’âme humaine. Et comme le principal de ce dont il est question ici s’applique aussi aux autres âmes ou idées des corps pour eux-mêmes (à part le fait de connaître d’autres corps, ce qui suppose un corps complexe comme celui des animaux), alors tous les modes comprennent Dieu en se comprenant eux-mêmes comme étendue singulière à partir de l’essence universelle de l’étendue, sachant que l’ordre et la connexion des idées est le même que celui des choses, ce qui implique qu’il existe en Dieu une idée pour chaque chose et que cette idée est l’âme de cette chose.
La grande erreur des commentateurs de Spinoza depuis Victor Delbos au moins jusqu’à Misrahi à mon avis, en passant par Deleuze, c’est d’avoir supposé que le « troisième » genre de connaissance apparaîtrait objectivement, du fait de son appellation même, forcément après le premier et le second genre de connaissance.
En fait c’est le genre le plus fondamental puisque c’est le seul qui soit en phase avec la singularité des êtres et qui soit éternel. Le second genre aide à retrouver le troisième, obscurci par le premier, mais n’en est pas la cause prochaine et ne le peut du fait de sa généralité. Le premier genre porte sur des objets singuliers, n’est pas éternel mais conduit à perdre de vue notre unité avec la substance infinie. Il suppose déjà un grand niveau de complexité psychique, complexité introduisant la possibilité de l’erreur et des idées inadéquates, mais cette complexité n’est possible qu’à partir de la simplicité que représente le troisième genre de connaissance comme perception de l’unité essentielle de l’attribut et d’une de ses affections.
Le spinozisme est un panthéisme car les choses singulières ne sont pas séparées de Dieu mais des expressions immanentes de Dieu même.
Mais c’est aussi un panpsychisme.
A: en un sens différent des autres… mais je n’y tiens pas plus que ça
Ce qui m’intéresse le plus chez Spinoza c’est bien son essentialisme, sur lequel nous ne sommes pas d’accord mais peu importe
B: pas de souci vous commenciez cette échange en dénonçant en quelque sorte un parti pris ou une posture, mais je découvre plutôt par vos propos que l’Ethique fonctionne comme toujours comme un miroir avec la dureté du diamant : on y voit surtout soi-même et l’Ethique ne se déforme pas pour autant. Et oui peu importe l’essentiel c’est la Joie, quel que soit le chemin qui conduit à « la plus haute satisfaction de l’esprit qui puisse être donnée » (Eth V 27)
Merci d’insister sur la proposition 47 elle contient précisément de que j’essaie de montrer ; il sera peut-être utile ensuite de revenir sur le scolie de la proposition V 40.
Je recopie ici la prop 47 et sa démonstration:
« II , 47
L’Esprit humain a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.
DÉMONSTRATION
L’esprit humain a des idées (par la Prop. 22 ), par lesquelles (par la Prop. 23 ) il se perçoit lui-même et perçoit son propre Corps (par la Prop. 19) et (par le Corol. 1 de la Prop. 16 et par la Prop. 17 ) des corps extérieurs existant en acte ; par suite (par les Prop. 45 et 46 ) il a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu. »
La démonstration est édifiante : on part comme toujours avec Spinoza des choses singulières, cad de la réalité : « l’esprit humain a des idées »
Voilà qui ne fait pas l’ombre d’un doute, Spinoza renvoie pour cela aux propositions 22 et 23 :
« L’Esprit humain perçoit non seulement les affections du Corps, mais encore les idées de ces affections. » et « L’Esprit ne se connaît lui-même qu’en tant qu’il perçoit les idées des affections du Corps. »
et insiste que le fait qu’il perçoive son propre corps en renvoyant à la proposition 19 :
« L’Esprit humain ne connaît le Corps humain lui-même et ne sait qu’il existe que par les idées des affections dont le Corps est affecté. »
Il n’y a donc aucun doute sur l’existence de soi en tant que mode singulier.
Spinoza renoie ensuite aux propositions 45 et 46 :
« Toute idée d’un corps quelconque, ou d’une chose singulière existant en acte, enveloppe nécessairement l’essence éternelle et infinie de Dieu. »
et
« La connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu qu’enveloppe chaque idée est adéquate et parfaite. »
Il est indispensable de se souvenir ici de la prop 20 de Eth I
« L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose. ».
Donc tout idée d’un corps quelconque implique l’existence de Dieu , la connaissance de l’existence de Dieu est adéquate et parfaite: cela signifie que il s’agit d’un idée vraie et réelle. La perfection et la réalité sont une seule et même chose, et la connaissance de l’existence de Dieu est une idée vraie en elle-même.
Spinoza appliquée la méthode décrite dans le TRE: d’une part l’homme peut concevoir la Nature (qu’il appelle aussi Dieu) de manière adéquate et parfaite:
« il ne peut y avoir de l’origine de la Nature de concept abstrait, ni de concept général, et cette origine ne peut être conçue par l’entendement comme plus étendue qu’elle n’est réellement ; elle n’a d’ailleurs aucune ressemblance avec des choses soumises au changement ; aucune confusion n’est donc à craindre au sujet de son idée, pourvu que nous possédions la norme de la vérité (que nous avons déjà indiquée) ; l’être dont il s’agit est unique en effet, infini, c’est-à-dire qu’il est l’être total hors duquel il n’y a pas d’être. »(TRE §76).
D’autre part pour que l’homme puisse se faire une idée adéquate de la Nature il sera nécessaire de partir d’êtres réels et de passer à d’autre êtres réel :
« …avant tout il nous est nécessaire de tirer toujours toutes nos idées de choses physiques, c’est-à-dire d’êtres réels, allant, autant qu’il se pourra, suivant la suite des causes, d’un être réel à un autre être réel, et cela sans passer aux choses abstraites et générales, évitant également de conclure de ces choses quelque chose de réel, on de conclure ces choses d’un être réel, car l’un et l’autre interrompent la véritable marche en avant de l’entendement. » (TRE §99)
Nous avons ici affaire à un anti-scepticisme : on part de l’idée vraie l’existence singulière (relire la démonstration) et on parvient l’idée vraie de l’existence de la l’homme n’est pas un empire dans l’empire il ne peut pas exister sans que l’être total existe aussi. Et cet anti-scepticisme n’est pas inutile, certains ne savent pas qu’ils existent eux-mêmes , étonnant mais cela se croise régulièrement, à parie de là aucune possibilité de réfléchir à partir d’un être réel.
Mais on est très loin ici de l’activité de comprendre , on est qu’au commencement de la réflexion même si savoir qu’on existe est déjà un début de compréhension.
Ensuite vous dites :
« Le second genre aide à retrouver le troisième, obscurci par le premier, mais n’en est pas la cause prochaine et ne le peut du fait de sa généralité. »
Spinoza écrit en V 26 :
« L’Effort, c’est-à-dire le Désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance, ne peut pas naître du premier mais seulement du second genre de connaissance. »
Certes ce n’est pas connaissance du 3e genre qui naît de la connaissance du second genre , mais l’Effort et le Désir de connaître par le 3e genre, pour autant le 3e genre est aussi certain que le 2e :
« C’est la connaissance du second et du troisième genre, et non celle du premier genre qui nous apprend à distinguer le vrai du faux. » (Eth II 42 )
Ce troisième genre de connaissance est l’activité philosophique même, l’acte de comprendre quand il est affecté de la plus haute satisfaction qui puisse être donnée , et c’est l’activité réflexive de philosopher, c’est bien encore Spinoza qui le dit:
« La Satisfaction de soi est une Joie née du fait qu’un homme se considère lui-même et considère sa puissance d’agir …. tandis que l’homme se considère luimême clairement et distinctement, c’est-à-dire adéquatement, il ne perçoit rien d’autre que ce qui suit de sa propre puissance ce qui suit de sa puissance de comprendre ; c’est pourquoi la plus haute Satisfaction qui puisse être donnée naît de cette seule considération. » (Eth IV 52 dem. )
Et dans la dém. :
« Mais la vraie puissance d’agir de l’homme, ou sa vertu, est la Raison elle-même (…) que l’homme considère clairement et distinctement (…). Aussi, la Satisfaction de soi naît-elle de la Raison. »
Ainsi je vous repose la question, quand Spinoza écrit « …il apparaît que notre Esprit en tant qu’il comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre, et ainsi de suite à l’infini ; de telle sorte que tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu » (V 40 sc) il ne parlent pas des philosophes ? L’esprit de Spinoza n’est il pas en train de nous déterminer à comprendre nous aussi ce qu’il a compris ? Lui même qui fut déterminé par sa réflexion et ses illustres prédécesseurs ?
C : Concernant II,47, « on est très loin ici de l’activité de comprendre » : comprendre, c’est saisir l’unité, faire tenir ensemble comme l’indique l’étymologie et « intelligerere » signifie « relier avec ». II,47 montre qu’intuitivement, notre premier acte de compréhension est coextensif à notre essence même d’être pensant et étendu : nous saisissons immédiatement l’unité de l’étendue et de notre corps autant que celle de la pensée et de notre esprit. C’est bel et bien un acte de compréhension intuitive, sans laquelle aucune compréhension discursive, comme celle qui sera possible avec le développement des notions communes, ne serait possible.
Ensuite, ce n’est en effet pas pas parce que le *désir* de connaître plus de choses, en dehors de l’étendue active de notre corps, au moyen de la science intuitive, ne peut naître que de la raison que cette connaissance même naît de la raison ! De même, ce n’est pas parce que le désir de mieux respirer peut naître d’une connaissance médicale de notre fonctionnement que seule la médecine peut faire naître en nous la capacité même de respirer !
De la même façon, l’effort de développer nos connaissances rationnelles peut découler de l’imagination que nous formons de la puissance de celui qui semble maîtriser le raisonnement, ce n’est pas pour autant que les notions communes de la raison procèdent des images confuses et mutilées de l’imagination. L’imagination, la raison et la science intuitive coexistent en nous dès que nous commençons d’exister puisqu’en raison de leurs spécificités essentielles, ces trois genres de connaissance ne peuvent procéder les uns des autres et en même temps ne peuvent se développer sans partir d’une réalité positive primitive.
Pour ce qui est de la satisfaction de soi, on peut être encore dans le seul exercice de la raison, c’est d’ailleurs ce que dit explicitement IV,52 : on contemple la puissance que nous donne l’exercice de la raison. Mais cela peut s’appliquer en effet aussi à l’intuition même si Ethique IV n’en parle guère, contrairement à Ethique V. Dans ce cas, ce qui va être compris de notre puissance est certes plus riche que l’intuition première que nous avons d’être étendu et pensant mais ne va pas être une accumulation d’idées différentes qu’on « comprendrait » sous la même étiquette, mais comme une seule idée rassemblant la puissance de penser singulière qui nous définit et ses conséquences à une seule réalité.
La compréhension rationnelle est discursive, celle de l’entendement est intuitive, c’est-à-dire d’un seul tenant et immédiate. Mais j’ai supposé jusque là que vous connaissiez assez II,40, sc 2 qui relie les notions communes générales, qui se combinent sous forme de concaténations, à la raison ou deuxième genre de connaissance tandis que l’idée adéquate singulière de l’unité d’un attribut et d’une de ses affections se rattache à la science intuitive et en général dans les textes plutôt à l’entendement.
Aussi que ce soient les philosophes pour l’essentiel qui raisonnent, cela va de soi, bien qu’on puisse supposer des humains relativement ordinaires capables de la satisfaction de soi dont parle Spinoza à certains moments de leur vie. Mais pour ce qui est de l’intuition, on l’a dès la naissance et on peut la développer grâce à la philosophie ou encore par hasard grâce à certaines rencontres heureuses. Cette intuition qui est à la base l’idée adéquate d’un corps en tant qu’expression de l’étendue est l’idée que Dieu forme de toutes choses, c’est-à-dire son âme éternelle.
Et ainsi, si l’esprit de Spinoza a pu être déterminé par ses prédécesseurs, ce n’est valable qu’au niveau de la raison, qui certes comprend les choses sous l’angle de l’éternité mais uniquement à travers des notions communes qui se combinent petit à petit, là où l’entendement infini ne comprend pas les choses de façon rationnelle mais intuitive : le processus historique que vous évoquez n’a rien à voir avec l’immédiateté en acte et éternelle de l’entendement infini de Dieu dont parle V,40 et pour cause : « Dieu n’a jamais eu l’entendement en puissance ni n’a conclu quelque chose par raisonnement. » (PM II,7)
B : vous dites
<< Concernant II,47, « on est très loin ici de l’activité de comprendre » : comprendre, c’est saisir l’unité, faire tenir ensemble comme l’indique l’étymologie et « intelligerere » signifie « relier avec ». II,47 montre qu’intuitivement, notre premier acte de compréhension est coextensif à notre essence même d’être pensant et étendu : nous saisissons immédiatement l’unité de l’étendue et de notre corps autant que celle de la pensée et de notre esprit. C’est bel et bien un acte de compréhension intuitive, sans laquelle aucune compréhension discursive, comme celle qui sera possible avec le développement des notions communes, ne serait possible. >>
Je suis d’accord et ma formule « on est loin de l’activité de comprendre » est maladroite et critiquable. On est bien dans l’activité de comprendre mais bien loin des parties III et IV et encore plus loin de la partie V, c’est ce que je voulais dire. Car avoir saisi intuitivement l’idée vraie de sa propre existence et la non-separation avec l’existence de Dieu cad la Nature, cela ne garantit en rien d’éviter l’échec du désir et l’Ethique ne s’arrête pas à la partie II. Il ne suffit pas d’avoir des idées pour qu’elles soient un « mode du penser », même si c’est déjà un gros progrès de savoir qu’on existe tous ne sont pas capables de commencer à connaître, il y a des sceptiques.
<< Ensuite, ce n’est en effet pas pas parce que le *désir* de connaître plus de choses, en dehors de l’étendue active de notre corps, au moyen de la science intuitive >>
De quelles choses parlez vous ? « L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’Étendue existant en acte, et rien d’autre. » (Eth II 13) vous avez bien lu « … et rien d’autre » Il ne doit donc pas s’agir de choses dont parle Spinoza?
<< ne peut naître que de la raison que cette connaissance même naît de la raison ! De même, ce n’est pas parce que le désir de mieux respirer peut naître d’une connaissance médicale de notre fonctionnement que seule la médecine peut faire naître en nous la capacité même de respirer !
De la même façon, l’effort de développer nos connaissances rationnelles peut découler de l’imagination que nous formons de la puissance de celui qui semble maîtriser le raisonnement, ce n’est pas pour autant que les notions communes de la raison procèdent des images confuses et mutilées de l’imagination. L’imagination, la raison et la science intuitive coexistent en nous dès que nous commençons d’exister puisqu’en raison de leurs spécificités essentielles, ces trois genres de connaissance ne peuvent procéder les uns des autres et en même temps ne peuvent se développer sans partir d’une réalité positive primitive. >>
Dsl j’en ne vois suis plus et je ne vois plus ni de quoi vous parlez ni de lien avec ce que dit Spinoza.
<< Pour ce qui est de la satisfaction de soi, on peut être encore dans le seul exercice de la raison, c’est d’ailleurs ce que dit explicitement IV,52 : on contemple la puissance que nous donne l’exercice de la raison. Mais cela peut s’appliquer en effet aussi à l’intuition même si Ethique IV n’en parle guère, contrairement à Ethique V. Dans ce cas, ce qui va être compris de notre puissance est certes plus riche que l’intuition première que nous avons d’être étendu et pensant mais ne va pas être une accumulation d’idées différentes qu’on « comprendrait » sous la même étiquette, mais comme une seule idée rassemblant la puissance de penser singulière qui nous définit et ses conséquences à une seule réalité. >>
Pour ce que j’en ai compris la science intuitive est la saisie immédiate du lien entre A et Z, quand, après avoir réfléchi sur chaque étape qui conduit de À à B puis de B à C etc. on vit soudainement cette compréhension fulgurante doublée d’un affect de joie : bon sang mais c’est bien sûr !
Ce troisième genre de connaissance se déploie en fait, c’est à dire concrètement, tout au long de l’Ethique, la V partie n’est pas la réflexion ultime qui viendrait fonder la connaissance, elle est l’explicitation d’une connaissance que le philosophe a acquis tout au long du parcours et qui peut conduire à l’expérience de l’éternité.
<< La compréhension rationnelle est discursive, celle de l’entendement est intuitive c’est-à-dire d’un seul tenant et immédiate. >>
Vous différencier compréhension rationnelle et entendement ? Il suffit de lire le début de la préface d’Eth V pour voir que Spinoza ne procède pas à cette séparation: « Je passe enfin à cette partie de l’Éthique qui concerne la modalité d’accès, c’est-à-dire la voie qui conduit à la Liberté. Je traiterai donc de la puissance de la Raison en montrant quel est le pouvoir de la Raison elle-même sur les affects, et en disant ce qu’est la Liberté de l’Esprit, c’est-à-dire la Béatitude ». La science intuitive, la compréhension rationnelle : tout cela procède de la même puissance de l’entendement: il s’agit de l’activité de philosopher.
<< Mais j’ai supposé jusque là que vous connaissiez assez II,40, sc 2 qui relie les notions communes générales, qui se combinent sous forme de concaténations, à la raison ou deuxième genre de connaissance tandis que l’idée adéquate singulière de l’unité d’un attribut et d’une de ses affections se rattache à la science intuitive et en général dans les textes plutôt à l’entendement.>>
dsl je ne vois pas clairement de quoi vous parlez idem pour la suite de votre dernière intervention.
<< Et si on veut s’appuyer sur Spinoza pour comprendre Spinoza, ce qui est effectivement la seule méthode que lui-même suggère, il faut commencer par tenir compte de ce qu’il écrit effectivement : il ne vide nullement de leur contenu les termes d’origine religieuse qu’il utilise, mais il dit « (j’utilise) des termes *dont le sens usuel* ne s’éloigne pas absolument de celui avec lequel je veux les employer »: il conserve donc quelque chose du sens usuel et il y a toute raison de penser qu’il s’efforce de conserver ce qu’il estime être l’essentiel de ce sens et non un sens anecdotique, car cela reviendrait à une forme de « mauvaise ruse » qu’il dénonce lui-même (IV,72).>>
Vous avez raison et je pense que cela rejoint parfaitement ce que j’essaie d’exprimer : « L’homme libre n’agit jamais par ruse, mais toujours avec loyauté. » (IV 72) et c’est bien ce que fait Spinoza à deux reprises
1/ il prévient son lecteur dans le TRE qu’on va se donner pour règle de: « Mettre nos paroles à la portée du vulgaire et faire d’après sa manière de voir tout ce qui ne nous empêchera pas d’atteindre notre but : nous avons beaucoup à gagner avec lui pourvu, qu’autant qu’il se pourra, nous déférions à sa manière de voir et nous trouverons ainsi des oreilles bien disposées à entendre la vérité. » (TRE §17) Il ne suffit donc pas de s’arrêter à la rencontre des mots “Dieu” ou “essence éternelle” pour en tirer des conclusions.
2/ au cœur de l’Ethique Spinoza donne la clé, très loyalement « Je sais bien que ces noms ont une autre signification dans l’usage courant. Mais mon dessein est d’expliquer non pas le sens des mots, mais la nature des choses , et de désigner celles-ci par des termes dont la signification d’usage ne s’oppose pas entièrement au sens où je veux les employer » et Spinoza ajoute « qu’il suffise d’en être averti une seule fois. » difficile d’être plus clair et plus loyal. Il sera donc nécessaire pour comprendre Spinoza et l’Ethique de lire rigoureusement les mots avec ses définitions, et cela à l’invitation de Spinoza lui-même, et je ne reviens pas sur les nombreuses mises en garde au sujet des mots qui font avant tout partie de l’imagination.
Je vous rejoins aussi sur le fait qu’il utilise « des termes dont le sens usuel ne s’éloigne pas absolument etc. … » , par exemple l’être total infini en dehors duquel il n’y a pas d’être (TRE 76) méritait bien le mot Dieu, rien par définition ne peut être plus grand que cet être.
Vous appuyez la suite de votre argumentation précisément sur des mots << Ainsi la racine du terme « Elohim » (qui signifie littéralement « les puissances ») qu’on retrouve plus tard dans « Allah », c’est El, qui signifie « la puissance », c’est-à-dire ce qui est et fait être. Et Dieu chez Spinoza reste bien la puissance fondamentale à partir de laquelle se comprennent toutes les réalités naturelles. >> je vous dirais comme dit Spinoza « Ensuite, comme les mots sont une partie de l’imagination, c’est-à-dire comme nous forgeons beaucoup de concepts suivant que, par une disposition quelconque du corps, les mots s’assemblent sans ordre déterminé dans la mémoire, il ne faut pas douter qu’ils ne puissent, autant que l’imagination, être cause de nombreuses et grandes erreurs, si nous ne nous mettons pas fortement en garde contre eux. » (TRE §88)
<< Cette puissance est l’être en soi qui est à la fois étendu et pensant et dont tous les individus ne sont que des modifications. S’ils en sont des modifications, ils participent de fait de cette puissance autrement dit de son essence, sans pour autant être à eux-seuls cette puissance.>>
Je rappelle ce je dit Spinoza et V 40 scolie « notre Esprit en tant qu’il comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre, et ainsi de suite à l’infini ; de telle sorte que tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu »
Il convient de lire avec rigueur: on ne parle pas ici de « puissance » on parle de « notre Esprit en tant qu’il comprend » et on ne dit pas qu’il « participe » mais qu’il « constitue ». Il est essentiel à mon avis de bien comprendre les conséquences du concept de Dieu-Nature: la puissance ne se réalise nulle part ailleurs que par l’existence des modes ( « … en dehors des substances et des modes, rien n’existe » Eth I 15 dem.) , et l’entendement éternel et infini de Dieu ne se réalise nulle part ailleurs que dans « notre Esprit en tant qu’il comprend » car « tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu », c’est bien Spinoza qui le dit.
<< De sorte que, contrairement à ce que dit Misrahi ailleurs, l’entendement infini de Dieu ne se réduit pas à la somme, nécessairement finie pourtant, des entendements humains mais correspond à la capacité de Dieu, qu’on peut aussi appeler Nature ou Substance, de se représenter ou de se concevoir soi-même aussi bien en tant que substance qu’en tant qu’infinité des modifications contenues dans cette substance unique. >>
comme vu plus haut ce n’est pas ce que dit Spinoza et par ailleurs il n’y a pas de « somme finie » il convient bien sûr de considérer les choses passées présentes et à venir , l’Esprit de Spinoza est encore avec nous n’est ce pas. Je reste donc curieux de votre vision des modes éternels du penser , où se réalisent-ils selon vous pour Spinoza, en dehors de « notre Esprit en tant qu’il comprend » ?
<< Une telle conception de la nature est évidemment incompatible avec l’athéisme qui à ma connaissance a toujours conçu la nature comme une entité matérielle inerte en elle-même et totalement inconsciente d’elle-même.>>
cela c’est votre vision, pour moi l’athéisme signifie simplement l’identification des concepts de Dieu et de Nature.
<< On donc bien chez Spinoza un panthéisme ou si l’on préfère un panenthéisme, mais nullement un athéisme caché ; d’où sa sincérité et non une prudente mauvaise foi quand il rejette les accusations d’athéisme dans sa correspondance et même le critique ouvertement dans le TTP.>>
rappelons à cet égard que le terme « athée » est à l’époque avant tout à charge et associé au libertinage et à la débauche, et Spinoza se défend avant tout d’être un débauché, qui est l’attitude associée à l’athéisme à l’époque. La lettre 43 à Jacob Ostens est édifiante à l’accusation d’athéisme Spinoza répond:
« Il est clair que s’il l’avait su, il ne se serait pas si aisément persuadé que j’enseigne l’athéisme. Les athées en effet ont l’habitude de rechercher plus que tout les honneurs et les richesses. Pour ma part, je les ai toujours méprisés, comme le savent tous ceux qui me connaissent. »
Il est donc évident que Spinoza ne répond pas sur le fond : à la question de l’athéisme il répond il n’est pas libertin. Il est remarquable qu’il réponde à côté de la question, précisément sur l’athéisme. Bayle ne s’est pas trompé en qualifiant Spinoza d’athée vertueux.
J’aurais une deuxième question : on sait que l’itinéraire de l’Ethique est une libération : « chacun, par nature, désire que les autres vivent selon sa propre constitution ; mais comme tous désirent la même chose, tous se font également obstacle, et parce que tous veulent être loués ou aimés par tous, ils se tiennent tous réciproquement en haine » (Eth III 31 sc) et que « C’est dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent toujours nécessairement par nature. »(Eth IV 35) . En quoi selon vous l’hypothèse que vous évoquez en filigrane interviendrait dans la catharsis du Désir ? Car l’homme de Eth III 31 sc n’est pas moins divin que l’homme libre. Car enfin l’essentiel n’est il pas dans cette question ? Comment vivre ? Comment acquérir ce « bien véritable » ? En quoi dans l’Ethique la catharsis du Désir aurait besoin d’ autre chose que le concept de conatus et la puissance de l’entendement?
B : à A vous dites “Spinoza est matérialiste”
Il apparaît bien pourtant que sa doctrine des attributs place sur le même plan l’étendue et la pensée, deux facettes d’une seule réalité. “L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses” (Eth II 7) et bien sûr “Dieu est une chose pensante” (Eth II 1) puis “Dieu est une chose étendue” (Eth II 2). Il est donc certain que Dieu n’est pas pour Spinoza “une certaine masse ou la matière corporelle”, ce qu’il écrit dans sa lettre à Oldenburg.
Spinoza n’est ni spiritualiste ni matérialiste et je ne vois vraiment pas en quoi pourrait-on affirmer qu’il est “primordialement métaphysicien”. J’aurais plutôt dit qu’il est primordialement philosophe.
Mais peu importe chacune et chacun peut en avoir une lecture singulière bien sûr.
J’aurais néanmoins une question, ce qu’on peut appeler indifféremment “essence divine” ou “vérité éternelle”, je comprends que vous y introduisez aussi une chose que vous nommez “métaphysique essentialiste”. Ma question est : en quoi cette hypothèse aurait à voir avec l’itinéraire de libération que propose Spinoza? Précisément, en quoi le conatus et la doctrine des affects trouverait à se comprendre différemment selon que l’on intègre – ou non cette hypothèse?
A : à B Pas plus matérialiste en ce sens que spiritualiste, certes. Euh je ne sais pas, bonne question. Moi m’intéresse au plus au point l’essentialisme. J’y vois une énorme source de joie en effet. Je dirais : pas d’essences, une joie bien moindre. Une satisfaction des effets et une félicité des rapports.
B : à A merci, je comprends que, pour vous, sans ce concept d’essentialisme qui vous intéresse au plus haut point, alors une joie bien moindre.
Mais je ne vois pas du tout que ce soit le cas chez Spinoza.
C’est précisément peut-être ce qui est radicalement subversif et révolutionnaire chez Spinoza : une philosophie de la réflexivité (déployant la méthode de l’idée de l’idée – lire TRE§38) , fondée sur l’idée vraie, et qui ne nécessite aucune hypothèse ou conjecture pour cheminer par la réflexion vers la plus haute satisfaction qui puisse être donnée.
Ensuite je ne pense pas non plus que Spinoza évacue l’idée de métaphysique, dans le sens “ce qui est au delà de la physique”. Les mystères de l’univers restent entiers, il n’ampute en rien “l’Etre total” (ex avec l’infinité des attributs inaccessibles à nos sens), et pour cause , la Nature est “l’Etre infini en dehors duquel il n’y a pas d’être”. Et il est légitime de l’appeler Dieu : quel autre être pourrait porter le nom de celui pour qui rien de plus grand n’existe ? Seulement connaître Dieu en totalité est impossible, la démarche de Spinoza n’est pas de tout connaître, il ne s’attache qu’aux choses « qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa béatitude suprême » (II intro)
Pour en revenir au début de cet échange, le commentaire de Misrahi qui a suscité votre réaction signifie seulement tout ce que nous avons échangé : les concepts de Dieu et de Nature sont les mêmes concepts, et aucune hypothèse “d’essence divine” ne sera nécessaire à la philosophie pour fonder et construire sa joie.
Ensuite on peut dire que l’homme est divin, en tant qu’il est une partie de la Nature et pas un empire dans l’empire. Spinoza dit d’ailleurs que l’homme est un Dieu pour l’homme s’opposant par là au dualisme anthropomorphique de Hobbes (IV 35 sc.)
A : à B Vous ne voyez pas que le concept d’essence est essentiel à la philosophie de Spinoza et le fondement ontologique de la béatitude et des autres formes de joie moindres ?
B : à A je ne vous pas où chez Spinoza le passage des affects passifs aux affects actifs serait fondé sur autre chose que le conatus et la réflexion
A : à B Les affects actifs reposent sur la compréhension des rapports, qui eux-mêmes reposent sur les essences.
B : à A en fait Spinoza part toujours d’une chose singulière et réelle pour passer de cette chose singulière aux essences, et pas l’inverse.
Par exemple la démonstration de II 1 (Dieu est une chose pensante) : « Les pensées singulières, c’est-à-dire telle ou telle pensée, sont des modes exprimant la nature de Dieu d’une manière particulière et déterminée (par le Corol. de la Prop. 25, Part. I). Appartient donc à Dieu (par la Déf. 5, Part. I ) un attribut dont le concept est enveloppé par toutes les pensées singulières et par lequel également elles sont conçues. »
C’est le fait qu’il y ait des pensées singulière qui fonde le fait que Dieu soit une chose pensante et pas l’inverse. Par ailleurs le conatus ne repose sur aucune autre hypothèse que lui même pour fonder la théorie des affects. Il est utile de lire Spinoza avec rigueur : « On ne peut concevoir aucune vertu qui soit antérieure à cellelà (c’est-à-dire à l’effort pour se conserver). » (Eth V 22 )
Ensuite vous pouvez parfaitement considérer qu’il existe des essences divines qui pour vous sont le fondement de la joie , mais nul besoin de ces notions chez Spinoza. C’est la connaissance qui fonde la joie, Spinoza est avant tout un philosophe ( qu’on appelait le Philosophe quand il était interdit de la lire).
A : à B Je ne comprends pas trop votre position pour être honnête. Vous essayez de défendre à tout prix le parti pris de Misrahi ? Ignorez-vous vraiment que la pensée est pensée des effets, puis des rapports, puis des essences par ordre de connaissance et par ordre inverse en termes ontologiques ? Le projet d’harmoniser spinozisme et existentialisme sartrien n’a aucun sens puisque au coeur de la philosophie sartrienne repose le principe que l’existence précède l’essence pour les humains, ce qui est contraire à toute la logique de l’Éthique.
B : à A je ne parle pas ici de la philosophie de Misrahi, j’affirme tout simplement que l’hypothèse métaphysique que vous évoquez n’est pas le fondement de la Joie spinoziste et je dis que c’est bien par la lecture rigoureuse de Spinoza qu’on peut le vérifier, et je suis tout à fait prêt à vous le montrer, il est utile de lire avec rigueur et de se tenir aux définitions que Spinoza donne pour comprendre les choses qu’il nous donne à comprendre et ne pas réfléchir seulement sur l’imaginaire suscité par les mots. Vous parlez depuis le début de cet échange de “parti pris” de “commentaire erroné” de “se tromper” et pour autant peu de référence à Spinoza lui-même, allant jusqu’à l’affirmation d’un matérialisme pour le coup parfaitement erroné. ensuite je ne suis pas du tout en opposition avec votre hypothèse métaphysique, ni même je la nie et ni même je dis que Spinoza la nie, je dis seulement qu’elle n’est pas chez Spinoza le fondement de la Joie.
A : à B Comme vous voulez, mais il me semble que la petite citation que j’ai utilisée était plus pertinente pour la discussion que de nombreuses autres, qui n’avaient pas besoin d’être utilisées.
Je ne formule aucune hypothèse métaphysique. Le statut des essences chez Spinoza ne fait aucun doute. La particularité du matérialisme de Spinoza est qu’il n’est en rien opposé à son idéalisme, c’est bien entendu le sens du parallélisme des attributs. La force de Spinoza est dans l’élimination de cette opposition. Alors pourquoi parler de matérialisme ? Au sens où il le dit dans la citation que j’ai mentionnée, il n’est pas matérialiste. Parce que Dieu ne se résume pas à la « matière corporelle ». Au sens où il insiste sur une production immanente, il est matérialiste, puisque seuls les modes de l’attribut étendue agissent dans l’étendue : pas de cause extérieure non matérielle. Il faut maintenir en même temps que Dieu n’est pas que la matérialité corporelle, et que seule la matérialité corporelle permet d’expliquer causalement celle-là.
B : à A je ne pense pas que le passage que vous citez :
« Toutefois, ceux qui pensent que le Traité théologico-politique veut établir que Dieu et la nature sont une seule et même chose (ils entendent par nature une certaine masse ou la matière corporelle), ceux-là sont dans une erreur complète. » (Lettre à Oldenburg)
ajoute quoi que ce soit à l’Ethique.
Spinoza n’est pas matérialiste la Nature n’est pas seulement une certaine masse corporelle, cela il le dit dans l’Ethique. Par ailleurs je ne vois pas en quoi le fait que les modes de l’étendue n’agissent que sur les modes de l’étendue viendrait alimenter l’idée d’un matérialisme, il en va de même des modes de la pensées : seules les idées agissent que les idées. Pas plus les idées n’agissent sur les modes que l’étendue que les modes de l’étendue n’agissent sur les idées. Spinoza est ni matérialiste ni spiritualiste, et pour cause pensée et étendue sont des facettes d’une seule et même chose.
« Le statut des essences chez Spinoza ne fait aucun doute »
Je ne pense pas que les choses soient telles que vous le dite, il suffit de lire Spinoza pour s’en convaincre: il précise par exemple que
« L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose. » (Eth I 20 )
Difficile d’être plus clair sur l’essence Divine et il précise en I 33
« La puissance de Dieu est son essence même »
la puissance de Dieu, son existence et son essence sont donc une seule et même chose.
Quand à l’essence de l’homme, à part le fameux conatus
« le désir est l’essence même de l’homme » (déf des Aff. 1)
on ne peut pas dire que les choses soient aussi affirmées que vous semblez le croire.
Je rappelle cette édifiante étude du regretté Julien Busse :
« Enfin, nous voudrions, pour achever cette partie de notre recherche sur le statut qu’il faut accorder à la raison dans la constitution d’une essence de l’homme, exposer un dernier argument. Si lire un auteur, c’est s’efforcer, à partir de ce qu’il a écrit, et de la manière dont il l’a écrit, de comprendre, aussi fidèlement que possible, ce qu’il a conçu, et de la manière dont il l’a conçu, alors il convient peut-être de s’interroger autrement sur l’absence d’une définition d’une essence de l’homme dans l’Éthique. Voilà un texte qui n’est pas avare de définitions, ni de propositions ayant force de définitions. Si donc jamais Spinoza n’y définit l’essence de l’homme, pas plus qu’il ne consacre une seule proposition de l’Éthique – pas même dans la quatrième partie, là où, comme on l’a vu, on pourrait s’attendre qu’elle y fût – à poser que la raison constitue l’essence de l’homme, c’est sans doute tout simplement qu’il ne concevait ni qu’il y eût une essence de l’homme, ni que la raison la constituât. Sinon, pourquoi ne l’eût-il pas écrit ? L’hypothèse de l’utilisation d’un art d’écrire pour énoncer à mots couverts des thèses trop hétérodoxes pour être affirmées explicitement sans qu’elles soient censurées et leur auteur persécuté 82, n’est ici d’aucun secours, car on voit mal thèse au fond plus orthodoxe à l’âge classique que celle qui ferait de la raison l’essence de l’homme. Si donc Spinoza ne définit pas l’essence de l’homme, c’est, d’une part, qu’il pensait qu’une telle définition était sans fondement ontologique et physique, et, d’autre part, que, quand bien même on aurait pu s’efforcer d’en donner une approximation, cela eût été inutile, voire nuisible, au projet de libération morale qui est, comme l’indique assez le titre de l’ouvrage, le dessein de l’Éthique. » https://drive.google.com/file/d/187iYXOQ_-fIS-rVlX_AQP5yO_Jbm_gMC/view?
Par contre étant donné que vous fondez votre Joie sur cette hypothèse selon vos propres mots, Spinoza nous donne peut-être une piste qui expliquerait la longueur de cet échange :
“Quand l’Esprit imagine des objets qui réduisent ou répriment la puissance d’agir du Corps, il s’efforce de se rappeler, autant qu’il le peut, ce qui exclut l’existence de ces objets.” (ETh. III, 13)
Mais ce n’est qu’un hypothèse et je ne peux ni ne veux m’exprimer à la place de quiconque.
A : 1. Vous me rétorquez ce que je vous dis comme si vous me l’appreniez.
2. Vous me prêtez une hypothèse métaphysique qui n’a aucune raison d’être appelée une hypothèse puisque je ne fais que dire ce que Spinoza dit, à savoir qu’il y a des essences singulières, qu’elles font partie de la substance, qu’elles sont par définition l’essence des vérités par lesquels nous sommes heureux. Je ne vois vraiment pas là où il y a lieu d’être en désaccord si ce n’est sur l’usage du mot matérialiste, qui prend en effet un nouveau sens chez Spinoza, que j’ai précisé. Si vous replacez la philosophie de Spinoza dans son contexte post-cartesien son matérialisme est évident. Mais après tout cela n’est qu’une querelle de mots alors que la question des essences n’en est pas une.
B : vous dites
« je ne fais que dire ce que Spinoza dit, à savoir qu’il y a des essences singulières, qu’elles font partie de la substance, qu’elles sont par définition l’essence des vérités par lesquels nous sommes heureux. »
Vous pouvez m’indiquer où précisément ?
A : à B Soit j’ai un trouble de la perception et je lis depuis 20 ans l’Ethique très défectueusement (et les profs de philo que j’ai eus en fac et mes collègues aussi), soit je le lis à peu près partout dans l’Ethique, y compris simplement ici :
« Je passe maintenant à l’explication des choses qui ont dû suivre nécessairement de l’essence de Dieu, ou de l’Être éternel et infini. Je ne traiterai pas de toutes cependant ; car nous avons démontré Proposition 16 de la Partie 1 qu’une infinité de choses devaient suivre de cette essence en une infinité de modes ; j’expliquerai seulement ce qui peut nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Âme humaine et de sa béatitude suprême. »
On peut sans doute trouver des passages plus précis en effet, je le ferai peut-être ; et suis prêt à relire l’ouvrage différemment si quelque chose m’y porte.
B : à A oui et … ? Remplacez le mot essence par le mot existence c’est Spinoza qui le dit. La Nature existe, cela a d’infinies conséquences.
A : Donc : si vous lisez logiquement la phrase : l’Âme humaine = une « des choses qui ont dû suivre nécessairement de l’essence de Dieu ». On ne peut être plus clair, et on ne peut plus clairement rendre hors sujet la thèse plus haut défendue par Misrahi. Je vous laisse en juger autrement si cela vous fait plaisir. On pourrait continuer ad libitum à citer des passages de l’Ethique qui montrent que le vrai bonheur dépend de la connaissance de la vérité, qui est faite des essences.
« Quand nous disons qu’une idée adéquate et parfaite est donnée en nous, nous ne disons rien d’autre (Coroll. de la Prop. 11), sinon qu’une idée adéquate et parfaite est donnée en Dieu en tant qu’il constitue l’essence de notre Âme, et conséquemment (Prop. 32) nous ne disons rien d’autre, sinon qu’une telle idée est vraie. C. Q. F. D. »
essence de notre Âme = idée adéquate et parfaite donnée en Dieu = idée vraie
PROPOSITION XLVII
L’âme humaine a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.
DÉMONSTRATION
L’âme humaine a des idées (Prop. 22) par lesquelles elle se perçoit elle-même (Prop. 23), perçoit son propre Corps (Prop. 19) et (Coroll. 1 de la Prop. 16 et Prop. 17) des corps extérieurs existant en acte ; par suite, elle a (Prop. 45 et 46) une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.
SCOLIE
Nous voyons par là que l’essence infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous. Puisque, d’autre part, tout est en Dieu et se conçoit par Dieu, il s’ensuit que nous pouvons déduire de cette connaissance un très grand nombre de conséquences que nous connaîtrons adéquatement, et former ainsi ce troisième genre de connaissance dont nous avons parlé dans le Scolie 2 de la Proposition 40 et de l’excellence et de l’utilité duquel il y aura lieu de parler dans la cinquième Partie. […]
PROPOSITION XLVIII
Il n’y a dans l’Âme aucune volonté absolue ou libre ; mais l’Âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une autre, et ainsi à l’infini.
B : à A
« PROPOSITION XLVII
L’âme humaine a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu. »
Premièrement la traduction de mens par âme ne correspond pas au choix de Spinoza. La traduction appropriée est « esprit ».
L’essence de Dieu et son existence étant la même chose , cette proposition signifie que l’esprit humain a une connaissance de l’existence de la Nature.
Mais regardons de près :
« DÉMONSTRATION
L’âme humaine a des idées (Prop. 22) par lesquelles elle se perçoit elle-même (Prop. 23), perçoit son propre Corps (Prop. 19) et (Coroll. 1 de la Prop. 16 et Prop. 17) des corps extérieurs existant en acte ; par suite, elle a (Prop. 45 et 46) une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu. »
Et la démonstration est édifiante : on part comme toujours avec Spinoza des choses singulières : « l’esprit humain a des idées »
Voilà qui ne fait pas l’ombre d’un doute.
Ces idées sont aussi les idées de ses idées et de son propose corps : il s’agit ici de la réflexivité de l’esprit qui se perçoit lui même aussi que l’objet de l’idée constitue l’espoir à saisir le corps.
Toujours aucune hypothèse qui ne soit pas certaine et aucune hypothèse « métaphysique »
Il n’y a donc aucun doute sur l’existence de soi en tant que mode singulier.
Spinoza renoie ensuite aux propositions 45 et 46 :
« Toute idée d’un corps quelconque, ou d’une chose singulière existant en acte, enveloppe nécessairement l’essence éternelle et infinie de Dieu. » et « La connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu qu’enveloppe chaque idée est adéquate et parfaite. »
Il est indispensable de se souvenir ici de la prop 20 de Eth I
« L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose. ».
Donc tout idée d’un corps quelconque implique l’existence de Dieu , la connaissance de l’existence de Dieu est adéquate et parfaite: cela signifie que il s’agit d’un idée vraie et réelle. La perfection et la réalité sont une seule et même chose, et la connaissance de l’existence de Dieu est une idée vraie en elle-même.
Spinoza applique la méthode décrite dans le TRE: d’une part l’homme peut concevoir la Nature (qu’il appelle aussi Dieu) de manière adéquate et parfaite:
«il ne peut y avoir de l’origine de la Nature de concept abstrait, ni de concept général, et cette origine ne peut être conçue par l’entendement comme plus étendue qu’elle n’est réellement ; elle n’a d’ailleurs aucune ressemblance avec des choses soumises au changement ; aucune confusion n’est donc à craindre au sujet de son idée, pourvu que nous possédions la norme de la vérité (que nous avons déjà indiquée) ; l’être dont il s’agit est unique en effet, infini, c’est-à-dire qu’il est l’être total hors duquel il n’y a pas d’être. »(TRE §76).
D’autre part pour que l’homme puisse se faire une idée adéquate de la Nature il sera nécessaire de partir d’êtres réels et de passer à d’autre êtres réel :
« …avant tout il nous est nécessaire de tirer toujours toutes nos idées de choses physiques, c’est-à-dire d’êtres réels, allant, autant qu’il se pourra, suivant la suite des causes, d’un être réel à un autre être réel, et cela sans passer aux choses abstraites et générales, évitant également de conclure de ces choses quelque chose de réel, on de conclure ces choses d’un être réel, car l’un et l’autre interrompent la véritable marche en avant de l’entendement. » (TRE §99)
Nous avons ici affaire à un anti-scepticisme : on part de l’idée vraie l’existence singulière (relire la démonstration) et on parvient l’idée vraie de l’existence de la l’homme n’est pas un empire dans l’empire il ne peut pas exister sans que l’être total existe aussi. C’est exactement l’opposé d’une connaissance fondée sur une hypothèse métaphysique.
Et cet anti-scepticisme n’est pas inutile, certains ne savent pas qu’ils existent eux-mêmes , étonnant mais cela se croise régulièrement.
A : Ayant lu la bio de Misrahi sur Wikipédia je comprends mieux la tangente sartrienne prise par lui. Je reste convaincu que peu de philosophies sont aussi contraire au Spinozisme. Je n’ai rien contre Sartre mais je crois que son affirmation maitresse, que l’existence précède l’essence pour l’humain, est entièrement contraires à la métaphysique spinoziste. Et je crois que nous n’entendons pas la même chose vous et moi ni par ontologie ni par métaphysique. Je crois aussi que vous méconnaissez la différence entre l’ordre ontologique et l’ordre gnoséologique. Spinoza part de Dieu, de l’être absolument infini, il en déduit le reste. Il expose par là la réalité dans un ordre ontologique. Dans les livres suivant il passe progressivement à l’ordre de la connaissance. Je ne crois pas du tout que l’Éthique soit un miroir. Je crois au contraire qu’elle nous force autant qu’elle peut à voir les choses comme Spinoza. Je pense que l’hybridation avec d’autres philosophies gêne malheureusement cette vertu du texte. Je respecte cependant le désir d’hybridation que j’opère moi-même sur d’autres philosophies.
B : cela rejoint ce que pouvait dire Bergson, tout philosophe a deux philosophies, n’en ayant moi-même créé aucune je ne suis pas dérangé par les chemins de traverse, et ce qui m’intéresse avant tout c’est la liberté d’esprit et la joie. Quelles sont ces autres philosophies avec lesquelles vous hybridez ?
A : Deleuze-Foucault-Derrida…
B : merci je comprends mieux votre attachement aux essences on a pas fait plus déformé que la version Deleuzienne de Spinoza.
Pour ceux que cela intéresse Deleuze semble considérer que pour comprendre Spinoza, il faudrait faire une différence entre le Dieu de la 5ème partie qui serait mystique et le Dieu des précédentes qui serait rationnel, il y aurait deux idées de Dieu chez Spinoza?
Cette vision Deleuzienne serait étayée par la définition du 3ème genre de connaissance qui révèlerait un Dieu mystique (a l’inverse d’un Dieu épicurien – c’est à dire inutile) et ceci grâce à la saisie intuitive de l’essence.
Celui qui n’intègrerait pas cette interprétation ‘mutilerait‘ Spinoza.
Mais on sait que Deleuze cherchait plutôt à ” légitime[r] sa [propre]conception bi-univoque de la différence à l’aide du parallélisme entre la Nature naturante et la Nature naturée de Spinoza.” (Lire ici https://drive.google.com/file/d/1IERRsQKvjg4OGdyRz15v4ppZ424lJHqx/view )
Cette publicité par Deleuze de notions évoquées au passage par Spinoza apportant deux angles de vue de la même réalité, explique les commentaires prolifiques sur les thèmes “naturante” et “naturée” qui ré-invitent dans la pensée de Spinoza un Dieu créateur (fut-il immanent). C’est pourquoi “Les expressions de « nature naturée » et de « nature naturante », en effet, jouent les premiers rôles bien plus dans l’histoire de la réception contemporaine du spinozisme, bien plus que dans le système lui-même.” (Lire ici : https://drive.google.com/file/d/1h2hNgCzcma3ckZmWKXkPVSYMTW1AvoLl/view?)
On sait que Deleuze dans sa vision immanente “réclame une croyance et une foi” (lire ici https://drive.google.com/file/d/1Wo63iH_ihOWq6dkD_lFZuFKo8CKtX0yG/view? et ici https://drive.google.com/file/d/1FA0sDgUwVJFYKkHuGsC2H-muy58wm5za/view?)
On comprend alors mieux pourquoi Deleuze utilise l’essence saisie par le 3ème genre de connaissance comme révélateurs d’une mystique.
Ajoutons à ces considérations que Deleuze s’abrite derrière l’idée qu’en tant qu’historien de la philosophie, le contenu de son interprétation serait indiscutable et porterait directement la légitimité de l’auteur lui-même, avec une certaine autorité laissant peu de place à l’échange puisque Deleuze s’en prend “avec violence aux « critiques » ou à tous ceux qui cherchent seulement à « discuter » (lire ici https://drive.google.com/file/d/15Tyi3cM3g37SLWC3AwpYCzKVeB7U9LEx/view? )
« Deleuze découvre un puissant vitalisme qui parcourt le naturalisme de Spinoza. Derriere l’apparente froideur des démonstrations géométriques de l’Éthique se cache une expression adequate a la réalité intensive présente partout dans la Nature. C’est pourquoi Deleuze n’a jamais l’impression de trahir la pensee de Spinoza lorsqu’il pense le pluri- cosmisme ou chaque monde est ordonne suivant les lois obeissant a une rationalite particuliere, lorsqu’il fonde la serie des devenirs entre les regnes sur le parallelisme des attributs, lorsqu’il developpe une ethologie comprise comme etude des niveaux d’intensite derivant des affects corporels, lorsqu’il concoit le pouvoir comme le plus banal etat de la puissance depourvu de toute force exterieure de deterritorialisation, et enfin lorsqu’il voit proliferer dans la cinquieme partie de YEthique les plus pures des lignes de fuite. La realite du pluricosmisme, la serie des devenirs non humains de l’homme, l’ethologie descriptive, la puissance de deterritorialisation et la fuite hors du regime de la signification sont ainsi les signes particuliers de cet «enfant monstrueux» produit par la rencontre de Deleuze avec Spinoza. » https://drive.google.com/file/d/1uZmQ4QG50I-cuWjuPPdISCRJZjQefRgg/view?
Lire aussi ceci :
« On comprend alors ce qui suscitait l’adhésion enthousiaste de Deleuze à la leçon qu’il dégageait du commentaire de Gueroult, alors même que la figure de Spinoza que celui-ci installe diffère considérablement dans son esprit et dans sa forme de celle qu’il avait lui-même entrepris de dessiner. Si la thèse de la subordination en Dieu de la puissance à l’essence, d’où se déduit celle de l’identité de l’entendement et de la volonté, et celle de l’appartenance de ceux-ci, en tant que productions de la substance, au monde réel dont ils sont des « choses » et rien de plus, lui paraissait décisive, c’était en raison de son esprit résolument anticartésien. Or l’anti-cartésianisme était la clé de sa propre lecture de Spinoza. C’est donc l’opposition à Descartes qui constitue le point où se rencontraient l’intellectualisme théoriciste de Gueroult et le vitalisme expressionniste de Deleuze, en dépit de tout ce qui par ailleurs les séparait. C’est la raison pour laquelle leurs deux démarches pouvaient se rejoindre, sinon se conjoindre, dans le contexte offert à l’époque par le rejet quasi général des philosophies de la conscience et du sujet, dont le cogito cartésien constituait le paradigme. On peut estimer aujourd’hui, avec le recul, qu’une telle orientation, en dépit de la stimulation qu’elle a apportée aux études spinozistes, était aussi génératrice de simplifications abusives, voire même de graves distorsions : le rapport de Spinoza à Descartes est beaucoup plus complexe que ne le donnaient à penser des lectures qu’on pouvait proposer de ceux-ci à l’époque du structuralisme, qui l’avaient fait passer du statut d’icône de la subjectivité triomphante à celui de bouc émissaire de toutes les dérives provoquées par le privilège indu accordé à la conscience. C’est pourquoi les lectures de Spinoza proposées par Deleuze et Gueroult et les effets considérables qu’elles ont produits apparaissent à présent comme situés et irrémédiablement datés de par la position singulière qu’ils occupent dans l’histoire de la pensée, ce qui n’empêche qu’ils aient largement contribué à changer la donne sur la plan à la fois de la spéculation philosophique et de la recherche en histoire de la philosophie, et interdit de les considérer comme purement et simplement périmés, mais leur confère, à distance, une indiscutable actualité. https://drive.google.com/file/d/1ZG_kJ1c0NEYfAO35HBYFQXPEPEwLLrFb/view?
A : Haa je ne connaissais pas la haine anti-deleuzienne.
Je pensais que vous me posiez une vraie question mais vous me tendiez un piège pour pouvoir dire ça. J’ai écouté des cours de Misrahi et franchement je trouve ça très faible comparé aux cours de Deleuze. Mais c’est sûrement mon manque de connaissance de Spinoza qui me le fait voir avec plus d’amour
B : non c’était juste pour partager des ressources très intéressantes et j’ai aussi aimé écouter Deleuze
il est juste utile de savoir qu’il fait surtout du Deleuze
A : certes mais vous savez les critiques de Deleuze commentateur de Spinoza sont très connues dans le milieu académique, ça fait bien 16 ans que je les entends
Et chaque fois que je reviens aux cours et aux textes de Deleuze je les trouve d’une justesse et d’une puissance supérieures
B : que les commentaires de Deleuze vous plaisent et que vous les trouviez d’une puissance supérieure je le comprends très bien, mais cela ne change rien ni à l’intérêt ni à la pertinence d’éclairer Spinoza par Spinoza et pas par Deleuze, pour pouvoir posséder, avec Spinoza le bien véritable qu’il avait le projet de faire connaître au plus grand nombre possible :
« Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l’acquièrent avec moi ; car c’est encore une partie de ma félicité de travailler à ce que beaucoup connaissent clairement ce qui est clair pour moi, de façon que leur entendement et leur désir s’accordent pleinement avec mon propre entendement et mon propre désir. Pour parvenir à cette fin il est nécessaire d’avoir de la Nature une connaissance telle qu’elle suffise à l’acquisition de cette nature supérieure ; en second lieu, de former une société telle qu’il est à désirer pour que le plus d’hommes possible arrivent au but aussi facilement et sûrement qu’il se pourra » (TRE §14)
Vous ecriviez :
« Donc : si vous lisez logiquement la phrase : l’Âme humaine = une « des choses qui ont dû suivre nécessairement de l’essence de Dieu ». »
Oui lisons logiquement et ne nous laissons pas tromper par les mots.
« Ensuite, comme les mots sont une partie de l’imagination, c’est-à-dire comme nous forgeons beaucoup de concepts suivant que, par une disposition quelconque du corps, les mots s’assemblent sans ordre déterminé dans la mémoire, il ne faut pas douter qu’ils ne puissent, autant que l’imagination, être cause de nombreuses et grandes erreurs, si nous ne nous mettons pas fortement en garde contre eux. »
Traité de la réforme de l’entendent (§88)
Et Eth. II, 49 , sc :
«… Je commence donc par le premier point et j’appelle le lecteur à faire une rigoureuse distinction entre une Idée, c’est-à-dire un concept de l’Esprit, et les Images des choses que nous imaginons. Il est indispensable ensuite de distinguer les idées, et les mots par lesquels nous signifions les choses. Car on a si souvent confondu les images, les mots et les idées, ou on les a distingués avec si peu de rigueur ou si peu de précaution, que de nombreux auteurs ont totalement ignoré cette doctrine de la volonté, aussi indispensable pourtant à la spéculation qu’à l’instauration philosophique de la vie…»
Spinoza n’utilise pas le mot anima qui aurait pu être traduit par âme mais mens qui est mieux traduit par esprit.
En bref essence de Dieu étant son existence ce qui suit nécessairement de l’essence de Dieu est ce qui suit nécessairement de l’existence de la Nature, et pour cause il s’agit de l’Etre total infini en dehors duquel il n’y a pas d’être. (TRE §76)
Toujours pas d’hypothèse métaphysique, mais des mots qui permettent des oreilles attentives :
« il est nécessaire … [de]
1-Mettre nos paroles à la portée du vulgaire et faire d’après sa manière de voir tout ce qui ne nous empêchera pas d’atteindre notre but : nous avons beaucoup à gagner avec lui pourvu, qu’autant qu’il se pourra, nous déférions à sa manière de voir et nous trouverons ainsi des oreilles bien disposées à entendre la vérité. »
(Traité de la réforme de l’entendement §17-1)
Il est important de toujours garder à l’esprit que Spinoza définit son propre langage :
« Je sais bien que ces noms ont une autre signification dans l’usage courant. Mais mon dessein est d’expliquer non pas le sens des mots, mais la nature des choses , et de désigner celles-ci par des termes dont la signification d’usage ne s’oppose pas entièrement au sens où je veux les employer. Qu’il suffise d’en être averti une seule fois » Eth. III , def. des affects XX, explication
Mais ici il est manifestement utile de le répéter régulièrement si on ne veut par prendre des vessies pour des lanternes.
A : Vous ne me convainquez pas du tout, et moi non plus. Je reste dans la lecture que semble partager C, et bien d’autres profs de philo que je côtoie. Je vous laisse du côté de la lecture proposée par Misrahi, qui me semble mutiler Spinoza de sa métaphysique (en arguant qu’il s’agirait d’une « hypothèse métaphysique » des mauvais lecteurs de Spinoza, qui se laissent tromper par ses propres mots). L’idée de développer un existentialisme « positiviste » à partir de Spinoza en le combinant avec Sartre me semble toujours aussi saugrenue. Mais après tout, cela ne me dérange pas du tout que certaines personnes y trouvent satisfaction.
B : je ne cherche pas a vous convaincre, je dis seulement que si on lit sérieusement Spinoza sans oublier de mettre en œuvre et les recommandations explicites sur la méthode et sans oublier le sens qu’il donne aux mots, on y trouve pas du tout ce que vous y trouvez. Mais personne n’est obligé de lire Spinoza dans le texte. Après tout les hypothèses métaphysiques n’ont pas besoin de Spinoza tout comme sa philosophie n’en a pas besoin non plus, mais ce n’est pas interdit.
E : merci à vous pour cette dispute des plus nourrissantes.
A : cher B, l’auto-attribution de la rigueur n’est ni polie ni scientifique. Publiez des articles (sur Spinoza) dans des revues à comité de lecture (en double aveugle), et on en reparlera. Pour ma part, mon grand intérêt et amour pour Deleuze ne m’empêche en rien de lire Spinoza directement et à ma connaissance, et à celles des collègues qui m’ont lu et critiqué, je n’ai pas commis d’erreurs de lecture dans les interprétations des textes que j’ai commenté
Merci pour votre travail dans ce groupe avec un seul bémol néanmoins : votre affiliation à Misrahi, qui apparaît de plus en plus clairement, a tendance à ajouter une médiation et un biais, sur lesquels vous mettez vous-mêmes les autres en garde (à raison)
B : je vous invite à m’indiquer précisément les références des « biais » que vous évoquez cela sera toujours instructif. Peut-être bien que les récupérations et déformations de Spinoza ont été si généralisées et si nombreuses qu’il est au contraire salvateur de lire enfin Spinoza dans le texte, avec les définitions de Spinoza. Cela n’empêche pas qu’on puisse préférer une interprétation singulière comme on dit, mais si vous oubliez par exemple que l’essence et l’existence sont une seule et même chose pour ce qui concerne Dieu, vous êtes dans une interprétation qui certes vous convient, mais qui n’est pas celle de Spinoza : Eth I 20 : « l’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose »
A : Je ne l’oublie pas. Je pense en effet que c’est l’un des passages où nos lectures divergent. Vous semblez interpréter cet énoncé comme signifiant : l’essence se réduit à l’existence, donc il n’y a pas de métaphysique chez Spinoza. Son interprétation me paraît être tout autre : Dieu est un être tout particulier, ou plus exactement il est l’Etre, c’est un être infini à ne pas comprendre et concevoir à la façon des autres êtres/étants, finis, pour lesquels on ne peut pas déduire l’existence de leur essence, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas d’essence, et ce qui veut dire que pour eux l’essence n’est pas égale à l’existence, puisqu’ils peuvent ne pas exister (être actualisés), ou ne plus exister, sans que cela ne change rien à « l’existence » de leur essence. Dieu étant l’Etre, et l’Etre par définition étant (existant), son existence peut être déduite simplement de son idée, ce qui encore une fois n’est pas le cas des autres « êtres » (étants ou modes), et ce sur quoi Spinoza ne cesse d’insister parce qu’il lui importe (et je rejoins ici Deleuze) le fini depuis ou sur la base (la substance) de l’infini. C’est cela que l’on entend par métaphysique concernant Spinoza : l’ »existence » (ou subsistance, mais je crois que le terme ne se justifie concernant Spinoza, mais plus pour Leibniz) d’essences en la Substance, qui elle, en effet a aussi une essence (qui a ceci de singulier… dont on peut en s’y tenant déduire l’existence). Je pense qu’il y a une ambiguïté du mot « exister » chez Spinoza, que le prisme de l’existentialisme sartrien rend confuse, à savoir qu’existe en un sens les essences en tant qu’elles sont actualisées par des rapports, et en un autre sens existent ces essences en tant qu’essences. Deleuze a pointé cette double significations du mot existence dans l’Ethique, et insisté sur l’importance à donner au « en tant que » dans la lecture des textes philosophiques et en particulier chez Spinoza, où en effet cette modalité du concevoir est essentielle en plusieurs passages. De cela, je conçois que le monde selon Spinoza est un monde tout composé d’essences, ne se réduisant pas au monde existant (actualisé). Il faut concevoir ce qui est actualisé (l’étance) à partir d’entités pensables (E = mC² par exemple) dont la vérité (l’être) n’a pas besoin d’actualisation pour être, et cependant conditionne/structure les possibilités d’actualisation. C’est un magnifique paysage métaphysique qui se dessine, un paysage de la « mathématique » des essences, de la géométrie des rapports, de la pensée des forces au-delà et en-deçà de leurs effectuations. Si vous ne voyez pas ça, je me demande bien ce que vous voyez dans le spinozisme. Cela ne fait aucun doute, depuis les faibles ressources intellectuelles et textuelles que je sollicite, que cela est la base de l’éthique au sens restreint du terme, la question de savoir comment agir en tant qu’humains dans nos vies afin d’augmenter notre puissance d’agir et de ressentir une liberté, qui en un autre sens n’existe pas puisqu’il y a un « enchaînement » des causes.
B : personne n’a dit « se réduit » ni Spinoza ni moi, au contraire elle purement extraordinaire cette existence, quelle profusion de complexité et de variété admirable !
Oui je vous lis et je lis Deleuze , on sait que Deleuze fait surtout de Deleuze, je ne suis pas certain que ses concepts soient des objets réels, personnellement autant comprendre Spinoza est une grande joie sans cesse renouvelée autant je ne comprends rien à Deleuze et ses structures.
A : La différence ontologique est au cœur du spinozisme, et des grandes philosophies, puisque philosopher c’est penser avec des concepts et cela revient à dégager son regard de la seule étance. Mobiliser des penseurs tels que Spinoza et Leibniz par delà Heidegger c’est montrer à la fois qu’il a raison de pointer l’importance essentielle de cette différence, et montrer qu’il est bien loin d’être le seul à l’avoir profondément pensée. Il est même probable qu’il l’ait en partie obscurcie par egomanie et délire germanique. Quoi qu’il en soit valoriser la vie et la joie, c’est très bien, mais c’est fortement réduire Spinoza et la philosophie de les comprendre comme une glorification de ce qui est (l’étance) au dépend de ce qui est plus profondément et moins perceptiblement de prime abord (l’Être). C’est en ce sens que le mot Dieu garde du sens, comme l’indiquait C.
B : intéressante publication de l’ENS , morceaux choisis :
« En effet, loin de restituer pas à pas l’ordre démonstratif du système ou d’en expliciter les concepts clés, Deleuze opère des glissements, se décentre des concepts fondamentaux et se focalise sur des notions apparemment mineures, voire étrangères au système. Ainsi, non seulement le concept d’« expression » n’occupe pas chez Spinoza une place aussi centrale que ceux de substance, d’attributs et de modes, non seulement il ne fait pas l’objet d’une définition en bonne et due forme, mais pris à la lettre, il ne figure pas. Comme on l’a souvent remarqué14, Spinoza n’emploie pas le substantif « expression », mais uniquement le verbe exprimere. En substantifiant une action, Deleuze, toutefois, révèle sa puissance et son importance. Par cette torsion, il met l’accent sur des points nodaux restés inaperçus, à savoir la dynamique inhérente à l’essence des choses, leur productivité en acte, et il élabore une interprétation qui prend toute la mesure du système en en déployant les plis. Il ne se fonde pas sur un examen de l’architectonique du système et de ses premiers principes, mais, selon sa propre formule, il essaie « de percevoir et de comprendre Spinoza par le milieu »
…
Ces manquements à la rigueur et à l’exhaustivité d’un index peuvent être interprétés comme la marque du philosophe qui transparaît à travers l’historien de la philosophie, tant il est vrai que la disparition du concept de Dieu et la critique de l’éminence trahissent le souci de valoriser l’immanence. À cet égard, l’écart entre la première édition du Spinoza et la deuxième, rebaptisée Spinoza. Philosophie pratique est intéressant. L’un des trois nouveaux articles introduits lors de la réédition du volume en 1981, « Spinoza et nous »17, porte davantage la patte du philosophe que celle de l’historien de la philosophie, car il s’agit de penser notre rapport à Spinoza, de le comprendre par le milieu, de s’installer sur son plan d’immanence. L’éthique y est décrite comme une éthologie, c’est-à-dire comme une composition des rapports de vitesse et de lenteur et Deleuze insiste sur le style et le rythme du livre qui épouse ce mouvement cinétique et il retrouve des thèmes qui lui sont chers et qu’il a développés par ailleurs dans sa philosophie. Il est clair que la distinction entre commentateur et philosophe est délicate à établir et qu’elle tend à s’estomper au fur et à mesure du développement de la réflexion de Deleuze. Ainsi dans les textes plus tardifs, comme l’article de 1993, « Spinoza et les trois éthiques »18, le philosophe hollandais devient une sorte de personnage conceptuel qui incarne avec ses trois éthiques, celles des propositions, des scolies, et du livre V, la trinité deleuzienne des affects, concepts et percepts19.
Peut-on alors crier à la trahison et considérer que Deleuze a fait selon sa propre expression, « un enfant dans le dos à Spinoza »?
…
Deleuze lui-même émet des réserves quant à la conformité de son travail sur Spinoza
…
Deleuze, de son propre aveu, se fait balayer et retourner parce que la lecture de Spinoza agit sur lui comme un puissant courant d’air, l’ensorcelle et lui fait perdre le contrôle. Cette idée d’une pensée rafale qui vous fait enfourcher un balai de sorcière est empruntée à un personnage de Bernard Malamud, dans L’homme de Kiev, que Deleuze cite en épigraphe de son Spinoza. Philosophie pratique. L’homme de Kiev est ce pauvre juif, qui a acheté pour 1 kopek un volume de Spinoza chez un brocanteur tout en regrettant de gaspiller un argent durement gagné et qui confesse :
Plus tard j’en ai lu quelques pages, et puis j’ai continué comme si une rafale de vent me poussait dans le dos. Je n’ai pas tout compris, comme je vous l’ai dit, mais dès que l’on touche à des idées pareilles, c’est comme si on enfourchait un balai de sorcière. Je n’étais plus le même homme.24
18La formule est belle et renvoie à l’idée d’un enchantement ou d’une magie opératoire propre à la philosophie de Spinoza. Mais que signifie-t-elle au juste ? La comparaison de Spinoza à un grand vent et à un balai de sorcière s’inscrit plus largement dans l’idée que la philosophie bouscule, transporte, balaie à la manière d’un flux qui vous emporte. Une rencontre philosophique vous souffle, vous secoue, elle produit des tempêtes sous un crâne, vous emmène au loin, vous empêchant de rester amarré à un rivage. Cette expérience n’est pas un simple effet subjectif. Elle implique que la logique d’un système elle-même n’ait rien d’un équilibre ou d’un ordre rationnel stable, mais qu’elle soit en proie à la vitesse, au flux, à des accélérations brutales, des ruptures de rythme. « La logique d’une pensée est comme un vent qui nous pousse dans le dos, une série de rafales et de secousses. On se croyait au port, et l’on se trouve rejeté en pleine mer, suivant une formule de Leibniz »25. Deleuze applique non seulement cette logique de pensée à Spinoza, mais la prête éminemment à Michel Foucault26 : elle lui paraît la marque d’un grand penseur. C’est ainsi d’ailleurs que Deleuze, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, en vient à dire que « Penser c’est toujours suivre une ligne de sorcière » (p. 44). De ce point de vue, il n’est guère étonnant qu’il lise l’Éthique, en suivant cette ligne.
malgré une systématicité en partie étrangère à la pensée de Spinoza, la lecture deleuzienne est révélatrice d’une vérité profonde : Spinoza ne laisse pas indifférent et indemne. Deleuze a bien perçu le phénomène affectif qui fait que l’engouement pour Spinoza excède le cadre des spécialistes. Par son style propre, l’auteur de l’Éthique touche philosophes et non-philosophes, orchestre leur rencontre et les unit dans une communauté de vie. En le lisant, nous sentons et nous expérimentons que nous sommes spinozistes. À part Nietzsche peut-être, quel philosophe peut en dire autant aujourd’hui ? On se revendique spinoziste, rarement, humien, kantien ou bergsonien. Avec Spinoza, on ne fait pas simplement de l’histoire de la philosophie, on vit la philosophie comme une pratique. En ce sens, la lecture deleuzienne de Spinoza est salutaire ; elle nous fait sortir des faux débats qui opposent philosophie et histoire de la philosophie et elle nous invite à dire oui au balai de sorcière. »
Peut-être peut-on aussi pratiquer Spinoza sans le balais de sorcière de Deleuze ?
Et si on oublie aussi la raison d’être de l’Ethique on ne peut pas comprendre, le but de Spinoza n’est pas l’ontologie ni la vérité, tout connaître est impossible mais connaître la joie pour l’esprit humain c’est possible, c’est même cela le salut . lire ici https://www.facebook.com/groups/493834441530533/permalink/624536685126974/