Spinoza métaphysicien ? (philosophie interactionnelle)

Eth. II, PROPOSITION 10
À l’essence de l’homme n’appartient pas l’être de la substance, ou, en d’autres termes, la substance ne constitue pas la forme de l’homme.
DÉMONSTRATION
L’être de la substance enveloppe en effet l’existence nécessaire (par la Prop. 7 Part. I). Si donc l’être de la substance appartenait à l’essence de l’homme, la substance étant donnée, l’homme serait nécessairement donné (par la Déf. 2 ) et, par conséquent, l’homme existerait nécessairement, ce qui (par l’Ax. 1 ) est absurde. Donc, etc.

SCOLIE
Cette Proposition se démontre aussi à partir de la Proposition 5 de la Partie I, c’est-à-dire du fait qu’il n’existe pas deux substances de même nature. Mais puisque plusieurs hommes peuvent exister, ce qui constitue la forme de l’homme n’est pas l’être de la substance. Cette Proposition est encore évidente d’après les autres propriétés de la substance, à savoir que celle-ci est, par sa nature, infinie, immuable, indivisible, etc., comme chacun peut aisément l’apercevoir (32).

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(32) Ce Scolie (comme tous les Scolies, d’ailleurs) n’est en rien marginal, comme on le pense parfois : les Scolies sont des commentaires, et ces commentaires sont importants et décisifs puisqu’ils éclairent et explicitent les conséquences doctrinales de la Démonstration qui les précède ; lorsqu’ils proposent, comme ici, d’autres Démonstrations de la Proposition, ils la renforcent, la redoublent, la relient aux vérités déjà acquises, et par conséquent en soulignent l’importance. On ne peut donc dire qu’ils sont en marge de la chaîne démonstrative, puisqu’ils l’éclairent, l’amplifient et en marquent l’orientation et la finalité. En réalité, les Scolies sont aux Propositions et Démonstrations, comme une exégèse est à un texte.
Ici (Scol. → de la Prop. 10), Spinoza, en rappelant les autres Démonstrations, souligne l’importance de la Proposition et de la nouvelle vérité qu’elle exprime à propos de l’homme : celui-ci n’est pas une Substance, c’est-à-dire un Dieu, un Être qui serait sa propre cause (causa sui) ou (comme on dirait aujourd’hui) son propre fondement existentiel.
L’homme est un être fini et contingent à l’essence duquel il n’appartient pas d’exister. Par là, Spinoza se démarque de toute la tradition platonicienne, aristotélicienne et médiévale, pour laquelle l’essence de l’homme était de la même nature que l’essence de Dieu ; par exemple, pour Scot Erigène, Dieu est l’essence de toutes choses, et donc de l’homme, pour Platon l’âme est de la même étoffe que les Idées, pour Aristote comme pour Descartes (Règles pour la Direction de l’esprit, IV) il y a en l’homme, à la lettre, quelque chose de divin, pour le cabaliste Moïse Cordovero, cité et critiqué par Menassehi ben Israël, le Grand Rabbin d’Amsterdam, et aussi pour Albert le Grand (Somme théologique, II, XII, Quest. 72) l’esprit humain est une partie de l’essence divine.
En outre, en montrant que l’homme n’est pas une Substance, Spinoza souligne la spécificité et la rigueur de sa conception de l’Être : seul l’être infini, immuable, indivisible, est Substance, c’est-à-dire Être.
Enfin, comme le prouve le Corollaire qui suit immédiatement ce Scolie, la distinction entre l’homme et la Substance entraîne les exigences méthodologiques déjà connues : si l’essence de l’homme est constituée non par celle de Dieu, mais par certaines modifications des Attributs de Dieu, alors la connaissance de l’homme, en même temps que son existence et son action, seront exclusivement situées dans les seuls domaines (connaissables et compréhensibles, intelligibles) de la Pensée et de l’Étendue.
Cette doctrine est aussi la préparation d’une éthique, d’une doctrine existentielle, c’est-à-dire d’une conception de la signification « métaphysique » de l’homme. Il convient de saisir cette conception dans sa pleine lumière. Pour Spinoza, l’homme n’est pas Dieu, ni un dieu, il est une partie de la Nature et non pas un empire dans un empire (Préface de la Partie III) ; de là, ne découle pas le moins du monde une doctrine de la finitude ou de la nostalgie comme dans le christianisme et le platonisme, mais, bien au contraire, une doctrine de la positivité de la finitude, et même une éthique de la finitude en tant que c’est l’individu humain, comme « chose singulière » qui va construire sa joie et sa félicité, et qui va accéder à l’ « éternité » sans être ni divin ni immortel (cf. Éthique V).
(Spinoza, “Ethique”, traduction et commentaires de Robert MISRAHI)

A: La citation me paraît très importante et le commentaire très erroné.
Ici Spinoza établit la contingence de l’existence de l’homme. Mais certainement pas le caractère non divin de son essence. J’ai du mal à comprendre comment un spécialiste de Spinoza peut se tromper à ce point.

B: pensez-vous que Spinoza développe l’idée d’une essence divine ? 

A:  Bien sûr. Tout mode est une affection de la substance. Toute essence de mode est divine.

B:  Vous en êtes certain ? D’autres disent au contraire que Spinoza ne définit pas la notion d’essence : 

« Enfin, nous voudrions, pour achever cette partie de notre recherche sur le statut qu’il faut accorder à la raison dans la constitution d’une essence de l’homme, exposer un dernier argument. Si lire un auteur, c’est s’efforcer, à partir de ce qu’il a écrit, et de la manière dont il l’a écrit, de comprendre, aussi fidèlement que possible, ce qu’il a conçu, et de la manière dont il l’a conçu, alors il convient peut-être de s’interroger autrement sur l’absence d’une définition d’une essence de l’homme dans l’Éthique. Voilà un texte qui n’est pas avare de définitions, ni de propositions ayant force de définitions. Si donc jamais Spinoza n’y définit l’essence de l’homme, pas plus qu’il ne consacre une seule proposition de l’Éthique – pas même dans la quatrième partie, là où, comme on l’a vu, on pourrait s’attendre qu’elle y fût – à poser que la raison constitue l’essence de l’homme, c’est sans doute tout simplement qu’il ne concevait ni qu’il y eût une essence de l’homme, ni que la raison la constituât. Sinon, pourquoi ne l’eût-il pas écrit ? L’hypothèse de l’utilisation d’un art d’écrire pour énoncer à mots couverts des thèses trop hétérodoxes pour être affirmées explicitement sans qu’elles soient censurées et leur auteur persécuté , n’est ici d’aucun secours, car on voit mal thèse au fond plus orthodoxe à l’âge classique que celle qui ferait de la raison l’essence de l’homme. Si donc Spinoza ne définit pas l’essence de l’homme, c’est, d’une part, qu’il pensait qu’une telle définition était sans fondement ontologique et physique, et, d’autre part, que, quand bien même on aurait pu s’efforcer d’en donner une approximation, cela eût été inutile, voire nuisible, au projet de libération morale qui est, comme l’indique assez le titre de l’ouvrage, le dessein de l’Éthique. » (BUSSE, Julien. La raison et l’essence de l’homme In : Le problème de l’essence de l’homme chez Spinoza [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2009 (généré le 07 février 2020). Disponible sur Internet :<http://books.openedition.org/psorbonne/285&gt;. ISBN : 9782859448097. DOI : 10.4000/books.psorbonne.285. https://drive.google.com/file/d/187iYXOQ_-fIS-rVlX_AQP5yO_Jbm_gMC/view?usp=drivesdk

A:  Les essences sont singulières chez Spinoza. Il n’y a donc pas à proprement parler une essence de l’homme mais une essence de tel homme/mode. L’humanité n’est pas un problème spinoziste bien qu’ils se préoccupe grandement des humains.

B : « l’humanité n’est pas un problème Spinoziste » ? 

J’aurais dit exactement l’inverse mais lisons ce que Spinoza en dit : 

« Je passe maintenant à l’explication des choses qui ont dû nécessairement suivre de l’essence de Dieu, ou, en d’autres termes, de l’essence de l’Être éternel et infini. Mais non pas de toutes, cependant ; nous avons en effet démontré à la Proposition 16 de la Partie I que de cette essence doivent suivre une infinité de choses sous une infinité de modes ; je ne traiterai que de celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa béatitude suprême »

C’est l’introduction de la partie II qui annonce le projet de toute l’Ethique.
Je dirais donc plutôt qu’il ne intéresse qu’à l’homme.

A: Quand on ajoute -ité à un nom on l’hypostasie. Or Spinoza considère les essences singulières. Donc l’humanité n’est pas un problème théorique pour lui.

B:  l’humanité n’est pas constituée par des hommes ? 

A: Et ?

B : quand Spinoza écrit : 

« C’est pourquoi rien n’est plus utile à l’homme que l’homme ; les hommes, dis-je, ne sauraient souhaiter rien de plus précieux pour la conservation de leur être que le fait de s’accorder tous en toutes choses, de telle sorte que les Esprits et les Corps de tous composent comme un seul Esprit et comme un seul Corps, afin que tous s’efforcent ensemble, autant qu’ils le peuvent, de conserver leur être, et recherchent ensemble l’utilité commune à tous. » (IV 18 scolie)

n’a-t’il pas le souci de « l’humanité »? 

C : Le concept d’homme en tant qu’entité universelle est éliminé comme idée inadéquate par Spinoza dans Ethique II, 40, scolie 1. Cela implique que quand il dit ensuite « l’homme », il veut dire « un humain » ou « la plupart des hommes » ou même « la somme des humains » mais nullement une sorte d’entité universelle ayant une existence indépendante des individus qui la compose. Ce qui est utile à un homme, c’est un ou d’autres humains plutôt que d’autres animaux qui ne peuvent raisonner. L’unité qu’ils sont appelés à former s’appelle une société, le corps social ou l’esprit d’un peuple, qui tend au mieux à s’étendre à l’ensemble des humains présents à un moment de l’histoire de l’humanité, non de tout temps.

A: Je ne dis pas que Spinoza ne se soucie pas des humains, j’ai dit qu’il s’en souciait grandement. L’humanité comprise comme individu singulier formé par les parties que sont les hommes, a-t-elle une essence singulière ? Cela est logique. Sa conceptualisation théorique n’a pas besoin d’être problématisée. Il en va de même de toute essence singulière. Mais d’ailleurs ce n’est pas le point sur lequel Misrahi a tort. Il a tort d’arguer que l’homme n’a pas d’essence divine, il est d’ailleurs le seul à défendre un athéisme de Spinoza. Il développe plutôt là sa propre philosophie (peut-être très intéressante) mais certainement pas celle de Spinoza, malgré le fait qu’il lui attribue cette thèse.

B : vous en êtes certain ? Il me semblait plutôt qu’il n’y avait pas de consensus admis sur le sujet de l’athéisme de de Spinoza, que le sujet restait  ouvert. Cet article : https://drive.google.com/open?id=1Sl1qFK6cgZrWRHEYTJnLFpIbcAsGa_JR  (Pour le tricentenaire de Spinoza. In: Raison présente, n°43, Juillet – Août – Septembre 1977. Spécial Spinoza. pp. 3-9;) nous montre pour le moins que la question est loin d’être tranchée? 

C : Qu’il y ait consensus ou pas des spécialistes n’a aucune valeur philosophique en soi. Et si on veut s’appuyer sur Spinoza pour comprendre Spinoza, ce qui est effectivement la seule méthode que lui-même suggère, il faut commencer par tenir compte de ce qu’il écrit effectivement : il ne vide nullement de leur contenu les termes d’origine religieuse qu’il utilise, mais il dit « (j’utilise) des termes *dont le sens usuel* ne s’éloigne pas absolument de celui avec lequel je veux les employer » : il conserve donc quelque chose du sens usuel et il y a toute raison de penser qu’il s’efforce de conserver ce qu’il estime être l’essentiel de ce sens et non un sens anecdotique, car cela reviendrait à une forme de « mauvaise ruse » qu’il dénonce lui-même (IV,72).

Ainsi la racine du terme « Elohim » (qui signifie littéralement « les puissances ») qu’on retrouve plus tard dans « Allah », c’est El, qui signifie « la puissance », c’est-à-dire ce qui est et fait être. Et Dieu chez Spinoza reste bien la puissance fondamentale à partir de laquelle se comprennent toutes les réalités naturelles. Cette puissance est l’être en soi qui est à la fois étendu et pensant et dont tous les individus ne sont que des modifications. S’ils en sont des modifications, ils participent de fait de cette puissance autrement dit de son essence, sans pour autant être à eux-seuls cette puissance.

De sorte que, contrairement à ce que dit Misrahi ailleurs, l’entendement infini de Dieu ne se réduit pas à la somme, nécessairement finie pourtant, des entendements humains mais correspond à la capacité de Dieu, qu’on peut aussi appeler Nature ou Substance, de se représenter ou de se concevoir soi-même aussi bien en tant que substance qu’en tant qu’infinité des modifications contenues dans cette substance unique.

Une telle conception de la nature est évidemment incompatible avec l’athéisme qui à ma connaissance a toujours conçu la nature comme une entité matérielle inerte en elle-même et totalement inconsciente d’elle-même. On donc bien chez Spinoza un panthéisme ou si l’on préfère un panenthéisme, mais nullement un athéisme caché ; d’où sa sincérité et non une prudente mauvaise foi quand il rejette les accusations d’athéisme dans sa correspondance et même le critique ouvertement dans le TTP.

Dans ce cadre, tout humain, comme d’ailleurs toute réalité naturelle, participe de l’essence de Dieu sans être pour autant une substance, et encore moins LA substance : tout humain est de l’étendue pensante ou de la pensée étendue sans être cause de soi. L’enjeu de la proposition II,10 est de démontrer a priori que même au niveau de la volonté, contrairement à ce que disait Descartes, l’homme n’est pas infini et ne saurait donc être une substance séparée du reste de la nature. Mais il ne participe pas moins de l’essence de la substance qui est d’exister sans limite externe à la fois comme étendue vivante et comme pensée concrète. D’où le fait que « plus nous avons de joie, plus nous acquérons de perfection ; en d’autres termes, plus nous participons nécessairement à la nature divine » (IV, 45, sc.)

B : « contrairement à ce que dit Misrahi ailleurs, l’entendement infini de Dieu ne se réduit pas à la somme, nécessairement finie pourtant, des entendements humains mais correspond à la capacité de Dieu, qu’on peut aussi appeler Nature ou Substance, de se représenter ou de se concevoir soi-même aussi bien en tant que substance qu’en tant qu’infinité des modifications contenues dans cette substance unique. »

Il s’agit de Eth V 40 sc :

« Voilà ce que je m’étais proposé de démontrer à propos de l’Esprit, considéré en dehors de sa relation à l’existence du Corps ; par ces Démonstrations, ainsi que par la Proposition 21 de la Partie I et d’autres Propositions, il apparaît que notre Esprit en tant qu’il comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre, et ainsi de suite à l’infini ; de telle sorte que tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu »

Lisons attentivement, « notre esprit en tant qu’il comprends est un mode éternel du penser » et « tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu »

N’est-ce pas bien ce que dit Spinoza lui-même? 

C : Spinoza ne dit ici nullement ce que dit Misrahi, à savoir que l’intrication infinie des modes éternels du penser, formant l’entendement infini de Dieu, se réduirait à la somme des entendements humains, alors que ceux-ci sont pourtant nécessairement finis. On reviendrait de plus à une nature anthropocentrée qui peut satisfaire l’humanisme existentialiste de Misrahi mais qui est complètement à l’opposé du naturalisme de Spinoza.

Où voyez vous dans V,40, sc que notre entendement, c’est-à-dire « notre esprit en tant qu’il comprend » serait la seule forme d’entendement individuel possible ? Des modes éternels du penser, il y en a logiquement autant qu’il y a de corps ou d’individus dans l’univers puisque tous sont animés à des degrés divers (II,13,sc) et que l’entendement est l’idée adéquate que Dieu forme d’un individu dans sa relation avec tous les autres. En effet, ce qui est dit de l’âme et du corps humain vaut en fait pour toutes les âmes et tous les corps : « De toutes choses, en effet, il y a nécessairement en Dieu une idée dont Dieu est cause, de la même façon qu’il l’est aussi de l’idée du corps humain, et par conséquent tout ce que nous disons de l’idée du corps humain, il faut le dire nécessairement de l’idée de toute autre chose quelconque. »

Cette idée que Dieu forme et qui constitue notre âme est aussi notre entendement même en tant qu’idée adéquate, idée complète de tous éléments de notre corps et de toutes ses affections. Mais il n’y a aucune raison de n’attribuer qu’à l’homme une âme comme on vient de le voir, ni donc un entendement en tant qu’idée adéquate du corps. L’entendement infini de Dieu, c’est alors l’idée adéquate, éternelle et infinie, que Dieu forme de tous les corps qui, du point de vue de l’imagination, ont existé, existent ou vont exister, et la compréhension de la singularité de tous ces corps autant que de leur unité, c’est donc bien la conscience que Dieu a de lui-même en tant que mode infini de la pensée.

Ainsi, à part le terme créer qu’il faudrait plutôt remplacer par produire au sens d’exprimer une de ses modalités, rien de ce qu’il avait dit dans les Principes de Descartes pour justifier que « Dieu est suprêmement connaissant » (I,9) n’a à être changé dans la philosophie de Spinoza : « Si on le nie, c’est donc que Dieu, on bien ne connaît rien, ou bien ne connaît pas tout, mais seulement certaines choses. Mais connaître seulement certaines choses et ignorer les autres suppose un entendement limité et imparfait qu’il est absurde d’attribuer à Dieu. Quant à ne rien connaître, ou bien cela indique en Dieu un manque de capacité de connaître, comme il arrive pour les hommes, lorsqu’ils ne connaissent rien, et dans ce manque est contenue une imperfection qui ne peut se rencontrer en Dieu ; ou bien cela indique, que cela même, à savoir connaître quelque chose, répugne à la nature de Dieu. Mais si la capacité de connaître est ainsi entièrement refusée à Dieu, il ne pourra créer aucun entendement. Or, comme nous percevons clairement et distinctement l’entendement, Dieu peut en être cause (par le Corollaire de la Proposition 7). Il s’en faut donc de beaucoup qu’il répugne à la nature de Dieu de connaître quelque chose. Donc, il sera suprêmement connaissant. »

B : « Où voyez vous dans V,40, sc que notre entendement, c’est-à-dire « notre esprit en tant qu’il comprend » serait la seule forme d’entendement individuel possible ? »

Je reprends le scolie dans son intégralité:

« Voilà ce que je m’étais proposé de démontrer à propos de l’Esprit, considéré en dehors de sa relation à l’existence du Corps ; par ces Démonstrations, ainsi que par la Proposition 21 de la Partie I et d’autres Propositions, il apparaît que notre Esprit en tant qu’il comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre, et ainsi de suite à l’infini ; de telle sorte que tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu »

« Notre Esprit en tant qu’il comprend est un mode éternel du penser » : Spinoza n’évoque pas ici selon vous les esprits humain en tant qu’ils comprennent ? Qui sont ses Esprit en tant qu’ils comprennent, hormis les philosophes qui font usage de leur Raison et qui forment des idées adéquates ?

« Des modes éternels du penser, il y en a logiquement autant qu’il y a de corps ou d’individus dans l’univers puisque tous sont animés à des degrés divers (II,13,sc) » est-ce qu’il suffît d’être « animé » pour comprendre ?

« l’entendement est l’idée adéquate que Dieu forme d’un individu dans sa relation avec tous les autres. »

où est-ce que « Dieu » « forme des idées » hormis dans les modes ? Quel mode particulier est apte à « comprendre » ?

C : Dire « l’esprit humain comprend des idées » ne veut nullement dire que seul l’esprit humain en comprend. C’est comme si on disait « notre corps en tant qu’il se nourrit d’autres corps organiques est une façon d’être animal et en tant qu’il se nourrit d’autres corps organiques, qui eux-mêmes se nourrissent d’autres corps organiques ou de corps minéraux (les végétaux), tous ces corps constituent la biomasse terrestre » et que vous tiriez de là que la biomasse ne serait que la somme des corps humains.

D’autre part, les entendements qui comprennent Dieu selon Spinoza sont loin de se réduire aux « philosophes qui font usage de leur Raison et qui forment des idées adéquate » surtout si on ne doit compter que les quelques rares philosophes selon Misrahi qui auraient la bonne interprétation de Spinoza ! Ce serait encore plus contradictoire avec l’idée d’entendement infini que la seule somme des entendements humains. La prop. 47 d’Ethique II, déjà citée, le dément formellement.

Où est-ce que « Dieu » « forme des idées » hormis dans les modes ?

– Nulle part en effet mais je n’ai pas dit le contraire mais il le fait à partir des affections de l’attribut pensant, et il faut compter non seulement les modes finis mais aussi les modes infinis. L’entendement infini de Dieu n’est pas que la somme des idées des modes finis mais aussi ce qui les comprend dans leur unité : « l’idée de Dieu, en raison de laquelle il est appelé omniscient, est unique et parfaitement simple » (Pensées métaphysiques II, 7).

D’autre part, si un artisan doit produire ses oeuvre dans son atelier, Dieu est quant à lui cause immanente et non transitive de toutes choses (I,18), il n’y a donc pas à demander « où » Dieu formerait ses idées comme s’il en était la cause transitive.

Quel mode particulier est apte à « comprendre » ?

– Tout mode est apte à comprendre puisque « un entendement fini ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu, et rien de plus. » (Ethique II, 30), que l’ordre et la connexion des choses est le même que celui des idées, et que comme montré précédemment avec II,13, un entendement n’est lui-même que l’âme, c’est-à-dire l’idée d’un corps en tant que pure affection de l’étendue, sans confusion avec les images de l’imagination, cette idée du corps étant elle-même affection distincte et complète de la pensée.

Et reprenons la prop. 47 encore : elle parle de l’homme parce que c’est l’objet central de l’éthique mais elle peut tout à fait s’appliquer à n’importe quel mode de la substance pour le principal :

« L’âme humaine a des idées

[mais il n’est pas dit qu’elle est seule à en avoir] par lesquelles elle se connaît elle-même ainsi que son corps

[sachant que « nous ne pouvons, connaissant l’origine de l’âme, mettre en doute que les bêtes sentent » (III,47s)],

et les corps extérieurs

[Là, avec II,17c, ça ne vaut plus que pour les animaux complexes, notamment les vertébrés mais ça n’empêche que si un végétal (voire un minéral si on peut le considérer comme individu), n’a probablement pas l’idée de corps extérieurs, il n’en doit pas moins avoir l’idée de son propre corps],

le tout comme existant en acte. Donc elle a une connaissance adéquate de l’infinie et éternelle essence de Dieu. »

Ce qui vaut en général dans l’âme humaine en tant qu’affection de l’attribut pensant, vaut a priori pour toute âme ou idée particulière d’un corps.

A: Je suis pas sûr qu’on parle de la même chose. Quand je dis divin j’emploie le mot au sens où Spinoza emploie le mot Dieu. Bref, l’essence des hommes est divine au sens de Spinoza chez Spinoza, cela ne fait aucun doute. Je pense que Misrahi essaye de tirer Spinoza du côté de l’existentialisme sartrien. Chacun son truc.

B: si par Dieu vous entendez Nature, il n’y a effectivement pas de débat, Misrahi dit la même chose.

A: Sauf que non. Par Dieu il faut d’abord entendre la nature naturante, qui est éternelle. Refuser à l’essence humaine sa divinité dans le contexte spinoziste, c’est un geste philosophique précis : lui refuser son caractère éternel. Or la spécificité du spinozisme pour un public plus ou moins athée, c’est de tenir à l’idée d’éternité. Il y a une métaphysique spinoziste qu’une réduction existentialiste appauvrit grandement.

B : pourtant , il ne fait aucun doute que les mots Dieu et Nature désignent, pour Spinoza, la même chose, le même concept. Voici ce que dit Spinoza sur l’origine de la Nature dans le traité de la réforme de l’entendement :

« il ne peut y avoir de l’origine de la Nature de concept abstrait, ni de concept général, et cette origine ne peut être conçue par l’entendement comme plus étendue qu’elle n’est réellement ; elle n’a d’ailleurs aucune ressemblance avec des choses soumises au changement ; aucune confusion n’est donc à craindre au sujet de son idée, pourvu que nous possédions la norme de la vérité (que nous avons déjà indiquée) ; l’être dont il s’agit est unique en effet, infini, c’est-à-dire qu’il est l’être total hors duquel il n’y a pas d’être. » (TRE§76)

Cet être, « l’être total infini en dehors duquel il n’y a pas d’être » est décrit dans toute la partie I de l’Ethique scolie de Eth I 11: « …. l’Être absolument infini, c’est-à-dire Dieu …»

Et si on doutait encore que les mots « Dieu » et « Nature » puissent désigner des concepts différents, Spinoza le précise dans ce fameux « deus sive natura » « Dieu c’est à dire la Nature » de Eth IV 4 dém.

Ce n’est pas une interprétation de Spinoza de comprendre que ces deux mots désignent le même concept , c’est ce que dit Spinoza et malgré la pression il n’y a jamais renoncé

Quand Spinoza hésite à publier l’éthique il Interroge Oldenburg :

« Au moment où j’ai reçu votre lettre du 22 juillet, je suis parti pour Amsterdam avec le dessein de faire imprimer l’ouvrage dont je vous ai parlé [il s’agit de l’Ethique]. Tandis que j’étais occupé de cette pensée, un bruit se répandait de tous côtés que j’avais sous presse un ouvrage sur Dieu où je m’efforçais de montrer qu’il n’y a point de Dieu, et ce bruit était accueilli de plusieurs personnes. De là certains théologiens (auteurs peut-être de cette rumeur) ont pris occasion de se plaindre de moi devant le prince et les magistrats. Ajoutez que d’imbéciles cartésiens, qu’on croit m’être favorables, afin d’écarter ce soupçon de leurs personnes, se sont mis à déclarer partout qu’ils détestaient mes écrits, et ils continuent à parler de cette sorte. Ayant appris toutes ces choses de personnes dignes de foi, qui m’assuraient en outre que les théologiens étaient occupés à me tendre partout des embûches, je résolus de différer la publication que je préparais, jusqu’à ce que je visse comment la chose tournerait. Je me proposais de vous dire alors le parti auquel je me serais arrêté ; mais l’affaire semble se gâter tous les jours davantage, et je suis incertain sur ce que je dois faire. Cependant je n’ai point voulu retarder plus longtemps ma réponse à votre lettre, et je commencerai par vous faire de grands remerciements pour l’avertissement amical que vous me donnez, bien que je désire sur ce point une plus ample explication, afin de savoir quels sont ces principes qui vous paraissent renverser la pratique de la vertu religieuse. »

Et Oldenburg lui répond:

« Autant que j’en puis juger par votre dernière lettre, la publication de l’ouvrage que vous destinez au public est en péril. Je ne puis qu’approuver le dessein dont vous me parlez d’éclaircir et d’adoucir les passages de votre Traité théologico- politique qui ont arrêté les lecteurs. Ceux qui ont surtout paru présenter quelque ambiguïté se rapportent, je crois, à Dieu et à la nature, deux choses qu’au sentiment d’un grand nombre vous confondez l’une avec l’autre. »
(voir en page 15 et 16 ici https://drive.google.com/file/d/1DjXbRStPle8EDh9NXNzxb6dzq0S8-YJc/view?)

Spinoza a renoncé à publier l’Ethique de son vivant après cet épisode.

A: je ne dis pas que Spinoza n’identifie pas Dieu à la nature, c’est le truc le plus connu le concernant et ça n’est pas faux

C’est juste qu’il ne faut pas oublier qu’il a une conception métaphysique de la nature, que la plupart des gens ignore(nt)

Citation idoine viendra quand mon oeil la frôlera de nouveau

B: juste une question au delà de la citation idoine , en quoi le mot « existentialiste » serait il associé à « réduction », pensez-vous à la réduction phénoménologique?

Et si notre échange ne porte plus désormais sur une supposée différence entre Dieu et la Nature, en quoi la « métaphysique » (il faudrait discuter de ce qu’on entend par là) serait exclue par la compréhension athée de Spinoza ?

Il est remarquable que l’existentialisme inauguré par Kierkegaard a un lien je trouve avec ce que dit Spinoza dans le TRE sur les objets réels.

Je me réfère aux 100 thalers de Kant :

« rien, du fait que je pense l’objet comme absolument donné (par l’expression : il est), ne peut s’ajouter. Et ainsi le réel ne contient rien de plus que le simplement possible. Cent thalers réels ne contiennent pas la moindre chose de plus que cent thalers possibles. En effet, comme ceux-ci expriment le concept, mais ceux-là l’objet et sa position en lui-même, au cas où celui-ci contiendrait plus que celui-là, mon concept n’exprimerait plus l’objet tout entier et, par conséquent aussi, il n’en serait plus le concept conforme. Mais, pour mon état de fortune, cela fera plus avec cent thalers réels qu’avec leur simple concept (c’est-à-dire leur simple possibilité).

Car l’objet, dans la réalité, n’est pas seulement contenu analytiquement dans mon concept, mais il s’y ajoute synthétiquement à mon concept (qui est une détermination de mon état), sans que par cet être en dehors de mon concept, ces cent thalers pensés en soient eux-mêmes le moins du monde augmentés. Quand donc je pense une chose, quels et si nombreux que soient les prédicats au moyen desquels je veux la penser (même en la déterminant complètement), par cela seul que j’ajoute que cette chose existe, je n’ajoute rien à cette chose. » (Kant, Critique de la preuve ontologique de l’existence de Dieu

Critique de la Raison pure, 1781, « Dialectique transcendantale », ch III, 4ème section.)

En gros ce que j’en comprends : penser à la chose ne fait en rien exister la chose, il faut avoir 100 thalers existants pour que le réel en soit modifié, que le réel pensé soit aussi opérant.

On sait que Kierkegaard reprend « l’honnête chemin de Kant. » et son exemple des « fameux (honnêtes) cent thalers », qui font « la différence entre la pensée et le réel » pour lutter contre la confusion généralisée de son époque (nous pourrions peut-être nous en inspirer aujourd’hui dans ce monde de FakeNews?).

L’existentialisme est donc fondé sur l’idée de revenir au réel « existant ».

Je fais un lien avec TRE §99:

« il nous est nécessaire de tirer toujours toutes nos idées de choses physiques, c’est-à-dire d’êtres réels, allant, autant qu’il se pourra, suivant la suite des causes, d’un être réel à un autre être réel, et cela sans passer aux choses abstraites »

Je ne pense donc pas que l’hypothèse métaphysique soit fondatrice de la pensée de Spinoza, mais tout dépend de ce qu’on entend par métaphysique. Il y a bien une infinité d’attributs inaccessibles à l’entendement.

Le Spinozisme il me semble est plutôt fondé sur la méthode réflexive de l’idée de l’idée et sur l’idée vraie. Ensuite il est aussi utile de se souvenir que Spinoza ne cherche pas la vérité ou Dieu (ce qui est la même chose) pour elle même , lire ici.

Mais vous me direz ce que vous avez trouvé.

C : Misrahi a lui-même dit dans un de ses livres (ou une interview, je ne sais plus) qu’il cherchait dans sa philosophie propre à faire une synthèse de Spinoza et de Sartre, ce qui le conduisait à n’être pas plus fidèle à l’un qu’à l’autre. Le problème est qu’en tant qu’interprète de Spinoza, il tend à plaquer sa propre philosophie.

L’existentialisme de Sartre, au même titre que l’existentialisme chrétien de Kierkegaard, réduit la nature à une entité matérielle purement mécanique et inconsciente de soi. Dans ces philosophies, comme chez Descartes ou Pascal qui les ont grandement déterminées, l’homme serait un îlot de subjectivité dans un océan de pure objectivité soumise à la temporalité implacable de la mécanique newtonienne. Autrement dit un empire dans un empire. Par cette subjectivité, l’homme pourrait en quelque sorte échapper à la temporalité déterministe de la nature, cette chose inerte et passive, créée comme cadre d’existence pour l’homme par Dieu dans la pensée judéo-chrétienne ou simple produit du hasard dans l’athéisme occidental, bien que son corps, partie inessentielle, en reste partie prenante. Son âme ou subjectivité pourrait ainsi jouir d’une liberté absolue de sa volonté et d’une subsistance après la mort, ou seulement d’une liberté absolue dans la version athée de l’existentialisme.

L’erreur de nombre d’interprètes de Spinoza est de considérer que puisque Dieu est la nature, alors Spinoza considère que ce que Spinoza appellerait Dieu, par une prudence manifestement pas très efficace, ne serait en fait qu’une réalité matérielle inerte et inconsciente de soi. Or Spinoza n’a jamais défini la nature, naturante autant que naturée, de cette façon. Il récuse même explicitement dans sa dernière lettre à Tschirnhauss la conception cartésienne de l’étendue comme entité inerte. Ces interprètes comprennent donc Spinoza à partir de leurs opinions et non en s’en tenant à ce que dit Spinoza.

Si la nature naturante, ou substance, est à la fois étendue vivante et pensée active, alors tout humain participe de son essence éternelle et infinie, puisqu’il en est une modification, comme la vague est modification de l’océan. La vague en effet participe à la grande durée et à l’immensité de l’océan, elle en est une partie, non en ayant elle-même cette durée et cette immensité mais en portant à travers elle toute cette durée passée, présente et future et cette immensité. Ainsi, notre corps aussi bien que notre âme ne sont certes pas infinis et éternels comme Dieu ou la nature le sont mais portent en eux cette infinité et cette éternité ici et maintenant.

Cette infinité et cette éternité sont ici et maintenant dans la réalité de notre conatus qui est notre essence vivante et active. Le conatus en effet est affirmation absolue, sans aucune limite interne de notre existence individuelle dans ce qu’elle de plus singulier, ce qui signifie que seule notre existence peut être produite ou détruite, pas notre essence. A la différence de la plupart des autres réalités naturelles, nous pouvons prendre conscience intuitivement et ainsi jouir de cette infinité et de cette éternité qui caractérise tout ce qui est produit de façon immanente par l’étant absolument infini et éternel qui nous constitue.

D : Voyons: si l’homme est divin parce qu’il fait partie de la Nature, et que la Nature est Dieu, dans ce cas là souris et le cancrelas le sont tout autant…mais soyons sérieux. La langue de Spinoza n’est pas à la portée du premier venu. Sa doctrine est complexe et se prête à plusieurs interprétations sur lesquelles, en ignare que je suis, je me garderai bien de me prononcer. En tout cas, conclure que l’homme fait partie de la nature et n’a pas une divine étincelle en lui est une conclusion qui me convient tout à fait.

A: rien de plus étranger à la philosophie de Spinoza que la multiplicité des interprétations

D : Peut-être. Cela étant, et cela n’a rien à voir avec le fond, je ne voudrais pas que le groupe tourne à la discussion de spécialistes, accessible seulement à quelques uns.

C : Il n’y a aucune raison de penser que chez Spinoza seuls les humains participeraient à l’essence éternelle et infinie de Dieu et pas les souris ou les cancrelas. Nous sommes peut-être les seuls à pouvoir prendre conscience clairement et distinctement de cette participation (mais pas tous, loin s’en faut), mais pas les seuls à y participer.

Seule l’ignorance, c’est-à-dire non pas l’absence totale de connaissance, mais des connaissances mutilées et confuses, nous conduit à nous considérer comme les seules réalités dignes de Dieu dans la nature.

L’essence de Dieu est d’exister en tant qu’étendue ou pensée infinie, et une infinité d’autres choses qui nous échappent. Il y a identité de l’essence et de l’existence en Dieu (et non antériorité de l’une par rapport à l’autre comme veut le croire Sartre), cf. Ethique I, 20. En conséquence tout ce qui existe dans la nature, comme partie de celle-ci, est aussi une partie de l’essence de Dieu, tout en ayant sa singularité et son essence propre.

A: à B Non je ne pense pas à la réduction phénoménologique. Cette idée de l’existentialisme que vous présentez n’a rien à voir avec l’existentialisme sartrien, qui est une sorte de longue digression depuis Sein und Zeit.

Je n’ai rien contre une compréhension athéiste de Spinoza, tout dépend de ce qu’on entend par athéisme. Bien entendu il n’y a pas de Dieu anthropomorphique chez lui, il le répète de nombreuses fois, si bien que ses premiers adversaires sont les croyants en une telle divinité, la chose ne fait aucun doute. Mais si par athéisme on entend un physicisme plat, alors on s’éloigne beaucoup de Spinoza, qui lui développe une ontologie métaphysique, où les essences sont éternelles. Si vous voulez la question peut se résumer à : admet-on les essences (spinozistes) ou non ? Par définition, si on fait comme si la nature était juste la nature naturée, on quitte « l’athéisme »/le panthéisme de Spinoza. Le divin chez Spinoza peut aussi être appelé le domaine des vérités éternelles. L’humain y participe, de plusieurs façons. La philosophie de Spinoza est essentiellement essentialiste, celle de Sartre est une critique existentialiste (au sens heideggerien, plutôt appauvri d’ailleurs) de l’essentialisme. Peut-on tirer le spinozisme vers l’existentialisme sartrien ? Peut-être un peu, mais pas au point d’ignorer l’immense importance que Spinoza donne aux essences et à leur nature « divine ».

B : merci pour ces précisons, avez-vous trouvé la citation idoine chez Spinoza au sujet de ces fameuses « essences divines »? Juste une question , est ce que « essence divine » et « vérité éternelle » vous entendez la même chose ?

A: oui, la même chose, toutes les essences sont divines, la citation à laquelle je pensais est une mise en garde quant à la conception réduisant la nature à la seule nature naturée

B : ok je pense que nous parlons donc de la même chose. Vous pensez que Nature Naturante et Nature naturée ne sont pas deux aspects de la même réalité qui est la Nature et que l’on peut appeler Dieu?

Morceaux choisis d’une publication de Par Charles RAMOND « Nature Naturante, Nature Naturée :

sur quelques énigmes posées par une distinction archi-fameuse »

« … les expressions « nature naturée » et « nature naturante » sont usuellement reçues comme des « marqueurs » de la philosophie de Spinoza. Il y aurait là, en ce qui concerne [ces deux … expressions], matière à étonnement. Spinoza en effet n’invente pas les expressions de « nature naturée » et de « nature naturante », et, à bien regarder les textes, y a très peu recours. Notre première tache sera donc tout naturellement de nous demander comment expliquer la célébrité donnée par Spinoza plus que tout autre au doublet « nature naturée, nature naturante » ? Autrement dit, de nous demander ce qui, dans la philosophie de Spinoza, a pu transformer cette rencontre furtive en une alliance indissoluble et éclatante. S’interroger sur les raisons de la rencontre entre cette philosophie et ces expressions demandera ainsi non seulement un retour sur le spinozisme lui-même, mais aussi sur le sens que peut prendre, ou qu’a pu prendre, cette philosophie, dans l’histoire de la philosophie et de la pensée occidentales. Les expressions de « nature naturée » et de « nature naturante », en effet, jouent les premiers rôles bien plus dans l’histoire de la réception du spinozisme que dans le système lui-même. Peut-être enfin pourrons-nous attendre (quoi de plus légitime en cette occasion ?) de telles analyses quelques éclaircissements sur la notion de « nature » et sur la docilité ou la résistance qu’une telle notion a pu offrir et offre encore à la conceptualisation : je me propose en effet de montrer que, considérées en elles-mêmes, les expressions « nature naturée » et « nature naturante » sont bien plus mystérieuses qu’il ne semble, et qu’elles enveloppent une manière d’énigme philosophique autant que philologique qu’il sera tout naturel, me semble-t-il, de mettre en rapport avec le caractère souvent énigmatique du spinozisme lui-même.

Et de fait, l’association que l’on fait le plus souvent entre la philosophie de Spinoza et le doublet « nature naturante / nature naturée » est à première vue le résultat d’une rencontre dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est pleine de malentendus

Les expressions de « nature naturante » et de « nature naturée », on le voit, ne donc sont pas l’objet d’une « définition », mais d’une simple « observation » : ce sont d’autres expressions, indique expressément Spinoza, pour désigner les « attributs » et les « modes ».

Comme on le voit dans ce passage, la distinction entre « nature naturante » et « nature naturée » recouvre exactement, dès le Court Traité, la distinction entre « attributs » et « modes » ; de même que la distinction interne à la « nature naturée », en « nature naturée universelle » et « nature naturée particulière » désigne exactement la doctrine qu’on a coutume d’appeler, à propos de l’Éthique, des « modes infinis », la « nature naturée universelle » et la « nature naturée particulière » du Court Traité devenant dans l’Éthique respectivement le « mode infini immédiat » et le « mode infini médiat ».

Le repli parfait de la Nature naturante sur la Nature naturée (autre nom pour le parallélisme, ou pour l’immanence universelle de la Nature à soi-même, ou de la nature conçue comme attributs à la nature conçue comme modes), permet en effet, me semble-t-il, d’expliquer dans une certaine mesure (car il n’y aura sans doute jamais d’explication totale à ce sujet) comment le spinozisme a pu hanter notre modernité,

…De même Alquié, au début de son Rationalisme de Spinoza, insistait sur le fait que Spinoza occupe une place tout à fait à part dans l’histoire de la philosophie en ce qu’il promet par la philosophie non seulement la recherche rationnelle de la vérité, mais en outre la béatitude et le salut. Personne ne songerait à contester de tels jugements : mais la question serait peut-être de savoir si la recherche du salut et de la béatitude par la rationalité (ou avec la rationalité, ou « accompagnée de rationalité », pour reprendre un des termes favoris de Spinoza) est vraiment celle que se pose l’homme moderne, et si c’est vraiment cette alliance qui lui rend Spinoza fascinant, ou plus simplement présent dans la modernité. “ (

https://drive.google.com/file/d/1h2hNgCzcma3ckZmWKXkPVSYMTW1AvoLl/view?

Les choses sont elles si tranchées sur la signification de ces termes ?

A : Pour Spinoza la natura naturans c’est l’essentiel… au sens propre. Mais oui il ne tient pas plus que ça à cette expression qui est juste pour lui une manière d’appeler l’attention vers ce qu’on appeler l’aspect métaphysique de la nature.

B: vous pensez que l’aspect métaphysique de la Nature est nié par la compréhension rigoureusement athée de Spinoza ?

A: j’ai trouvé la citation :

« Toutefois, ceux qui pensent que le Traité théologico-politique veut établir que Dieu et la nature sont une seule et même chose (ils entendent par nature une certaine masse ou la matière corporelle), ceux-là sont dans une erreur complète. »

https://fr.wikisource.org/…/VIII._Spinoza_%C3%A0_Oldenburg

B: vous pensez qu’une compréhension athée est forcément matérialiste ?

A: Spinoza est matérialiste. Mais son matérialisme repose sur une métaphysique essentialiste. Certains matérialistes (beaucoup ?) opposeraient les deux ou feraient sans la seconde. Bref, cette citation me semble fort importante pour ne pas oublier que Spinoza est primordialement métaphysicien.

C: A ma connaissance le matérialisme considère que la pensée émerge à partir de la matière, qui elle-même pourrait émerger de l’étendue vide, de sorte qu’il n’y bien qu’une seule substance, la matière ou l’étendue, et que la pensée n’en est qu’une modalité possible. Or il est bien connu que Spinoza accorde à la pensée le statut d’attribut de la substance à égalité avec l’étendue. Si on peut dire chez lui que tout est matière d’un certain point de vue (y compris l’intelligence, l’imagination, la volonté etc.), on peut tout aussi bien dire que tout est esprit, ce qu’à mon avis aucun matérialiste n’admet.

A: Oui je suis tout à fait d’accord.

Il est matérialiste par rapport à Descartes et Malebranche par exemple. Son matérialisme a ceci de particulier et d’extraordinaire qu’il ne s’oppose en rien à un idéalisme. Il dénoue un paradigme qui n’a pas lieu d’être. Sa pensée est une avancée majeure du matérialisme par rapport à Descartes.

B: puisqu’il n’est pas matérialiste en quoi êtes vous fondé à le « classer » comme tel ?

C: Mais en quoi ça reste du matérialisme si contrairement à Epicure ou à La Mettrie, il ne fait pas de la pensée une sécrétion plus ou moins subtile du corps ? Si on dit qu’il est matérialiste puisqu’il explique tout ce qui est corporel exclusivement par ce qui est corporel, alors on pourrait dire qu’en matière physique comme biologique Descartes serait un matérialiste. Certes Spinoza n’admet pas de deuxième substance comme Descartes, qui commanderait aux origines la substance étendue, mais il conçoit la pensée comme un attribut à part entière, c’est-à-dire ce que l’entendement peut concevoir adéquatement comme essence de la substance.

B: et toutes les idées étant exclusivement expliquées par les idées ont pourrait alors aussi le dire « idéaliste » ?

C: oui mais puisque le matérialisme est un monisme faisant de la pensée une modalité de la matière, puisque d’autre part l’idéalisme est soit un dualisme affirmant la prééminence de la pensée sur la matière, soit, comme chez Berkeley, un monisme affirmant la seule existence de la pensée et niant celle de l’étendue, et puisque la doctrine de l’Ethique affirme non seulement une seule substance mais l’égale dignité ontologique de l’étendue et de la pensée, alors ce n’est à mon avis ni un matérialisme, ni un idéalisme, mais ce qu’il faudrait appeler un « identitarisme » de l’étendue et de la pensée.

B : Dire « l’esprit humain comprend des idées » ne veut nullement dire que seul l’esprit humain en comprend.>

Reprenons précisément ce que dit Spinoza:

« Notre Esprit en tant qu’il comprend est un mode éternel du penser »

Il s’agit de l’activité de comprendre, et pas du fait de « contenir » ou d’être « composé » des idées.

Or comprendre est la vertu par excellence : « On ne peut dire, en toute rigueur, que l’homme qui est déterminé à agir par des idées inadéquates, agisse par vertu ; mais il agit par vertu en tant seulement qu’il est déterminé par le fait qu’il comprend » (IV 23)

Peu d’humains déjà pratiquent la philosophie, peu d’humains « comprennent » , où voyez vous ces autres modes qui « comprennent » et qui ne sont pas des esprits humains?

parfaitement d’accord avec vous, Spinoza n’est pas classable

C : Mais vous voyez bien que lorsque Spinoza dit que l’âme humaine comprend càd possède une idée adéquate de Dieu en II,47, cela ne s’applique pas qu’à l’âme des philosophes mais bien en général à l’âme humaine. Et comme le principal de ce dont il est question ici s’applique aussi aux autres âmes ou idées des corps pour eux-mêmes (à part le fait de connaître d’autres corps, ce qui suppose un corps complexe comme celui des animaux), alors tous les modes comprennent Dieu en se comprenant eux-mêmes comme étendue singulière à partir de l’essence universelle de l’étendue, sachant que l’ordre et la connexion des idées est le même que celui des choses, ce qui implique qu’il existe en Dieu une idée pour chaque chose et que cette idée est l’âme de cette chose.

La grande erreur des commentateurs de Spinoza depuis Victor Delbos au moins jusqu’à Misrahi à mon avis, en passant par Deleuze, c’est d’avoir supposé que le « troisième » genre de connaissance apparaîtrait objectivement, du fait de son appellation même, forcément après le premier et le second genre de connaissance.

En fait c’est le genre le plus fondamental puisque c’est le seul qui soit en phase avec la singularité des êtres et qui soit éternel. Le second genre aide à retrouver le troisième, obscurci par le premier, mais n’en est pas la cause prochaine et ne le peut du fait de sa généralité. Le premier genre porte sur des objets singuliers, n’est pas éternel mais conduit à perdre de vue notre unité avec la substance infinie. Il suppose déjà un grand niveau de complexité psychique, complexité introduisant la possibilité de l’erreur et des idées inadéquates, mais cette complexité n’est possible qu’à partir de la simplicité que représente le troisième genre de connaissance comme perception de l’unité essentielle de l’attribut et d’une de ses affections.

Le spinozisme est un panthéisme car les choses singulières ne sont pas séparées de Dieu mais des expressions immanentes de Dieu même.

Mais c’est aussi un panpsychisme.

A: en un sens différent des autres… mais je n’y tiens pas plus que ça

Ce qui m’intéresse le plus chez Spinoza c’est bien son essentialisme, sur lequel nous ne sommes pas d’accord mais peu importe

B: pas de souci vous commenciez cette échange en dénonçant en quelque sorte un parti pris ou une posture, mais je découvre plutôt par vos propos que l’Ethique fonctionne comme toujours comme un miroir avec la dureté du diamant : on y voit surtout soi-même et l’Ethique ne se déforme pas pour autant. Et oui peu importe l’essentiel c’est la Joie, quel que soit le chemin qui conduit à « la plus haute satisfaction de l’esprit qui puisse être donnée » (Eth V 27)

Merci d’insister sur la proposition 47 elle contient précisément de que j’essaie de montrer ; il sera peut-être utile ensuite de revenir sur le scolie de la proposition V 40.

Je recopie ici la prop 47 et sa démonstration:

« II , 47

L’Esprit humain a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.

DÉMONSTRATION

L’esprit humain a des idées (par la Prop. 22 ), par lesquelles (par la Prop. 23 ) il se perçoit lui-même et perçoit son propre Corps (par la Prop. 19) et (par le Corol. 1 de la Prop. 16 et par la Prop. 17 ) des corps extérieurs existant en acte ; par suite (par les Prop. 45 et 46 ) il a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu. »

La démonstration est édifiante : on part comme toujours avec Spinoza des choses singulières, cad de la réalité : « l’esprit humain a des idées »

Voilà qui ne fait pas l’ombre d’un doute, Spinoza renvoie pour cela aux propositions 22 et 23 :

« L’Esprit humain perçoit non seulement les affections du Corps, mais encore les idées de ces affections. » et « L’Esprit ne se connaît lui-même qu’en tant qu’il perçoit les idées des affections du Corps. »

et insiste que le fait qu’il perçoive son propre corps en renvoyant à la proposition 19 :

« L’Esprit humain ne connaît le Corps humain lui-même et ne sait qu’il existe que par les idées des affections dont le Corps est affecté. »

Il n’y a donc aucun doute sur l’existence de soi en tant que mode singulier.

Spinoza renoie ensuite aux propositions 45 et 46 :

« Toute idée d’un corps quelconque, ou d’une chose singulière existant en acte, enveloppe nécessairement l’essence éternelle et infinie de Dieu. »

et

« La connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu qu’enveloppe chaque idée est adéquate et parfaite. »

Il est indispensable de se souvenir ici de la prop 20 de Eth I

« L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose. ».

Donc tout idée d’un corps quelconque implique l’existence de Dieu , la connaissance de l’existence de Dieu est adéquate et parfaite: cela signifie que il s’agit d’un idée vraie et réelle. La perfection et la réalité sont une seule et même chose, et la connaissance de l’existence de Dieu est une idée vraie en elle-même.

Spinoza appliquée la méthode décrite dans le TRE: d’une part l’homme peut concevoir la Nature (qu’il appelle aussi Dieu) de manière adéquate et parfaite:

« il ne peut y avoir de l’origine de la Nature de concept abstrait, ni de concept général, et cette origine ne peut être conçue par l’entendement comme plus étendue qu’elle n’est réellement ; elle n’a d’ailleurs aucune ressemblance avec des choses soumises au changement ; aucune confusion n’est donc à craindre au sujet de son idée, pourvu que nous possédions la norme de la vérité (que nous avons déjà indiquée) ; l’être dont il s’agit est unique en effet, infini, c’est-à-dire qu’il est l’être total hors duquel il n’y a pas d’être. »(TRE §76).

D’autre part pour que l’homme puisse se faire une idée adéquate de la Nature il sera nécessaire de partir d’êtres réels et de passer à d’autre êtres réel :

« …avant tout il nous est nécessaire de tirer toujours toutes nos idées de choses physiques, c’est-à-dire d’êtres réels, allant, autant qu’il se pourra, suivant la suite des causes, d’un être réel à un autre être réel, et cela sans passer aux choses abstraites et générales, évitant également de conclure de ces choses quelque chose de réel, on de conclure ces choses d’un être réel, car l’un et l’autre interrompent la véritable marche en avant de l’entendement. » (TRE §99)

Nous avons ici affaire à un anti-scepticisme : on part de l’idée vraie l’existence singulière (relire la démonstration) et on parvient l’idée vraie de l’existence de la l’homme n’est pas un empire dans l’empire il ne peut pas exister sans que l’être total existe aussi. Et cet anti-scepticisme n’est pas inutile, certains ne savent pas qu’ils existent eux-mêmes , étonnant mais cela se croise régulièrement, à parie de là aucune possibilité de réfléchir à partir d’un être réel.

Mais on est très loin ici de l’activité de comprendre , on est qu’au commencement de la réflexion même si savoir qu’on existe est déjà un début de compréhension.

Ensuite vous dites :

« Le second genre aide à retrouver le troisième, obscurci par le premier, mais n’en est pas la cause prochaine et ne le peut du fait de sa généralité. »

Spinoza écrit en V 26 :

« L’Effort, c’est-à-dire le Désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance, ne peut pas naître du premier mais seulement du second genre de connaissance. » 

Certes ce n’est pas connaissance du 3e genre qui naît de la connaissance du second genre , mais l’Effort et le Désir de connaître par le 3e genre, pour autant le 3e genre est aussi certain que le 2e :

« C’est la connaissance du second et du troisième genre, et non celle du premier genre qui nous apprend à distinguer le vrai du faux. » (Eth II 42 )

Ce troisième genre de connaissance est l’activité philosophique même, l’acte de comprendre quand il est affecté de la plus haute satisfaction qui puisse être donnée , et c’est l’activité réflexive de philosopher, c’est bien encore Spinoza qui le dit:

« La Satisfaction de soi est une Joie née du fait qu’un homme se considère lui-même et considère sa puissance d’agir …. tandis que l’homme se considère luimême clairement et distinctement, c’est-à-dire adéquatement, il ne perçoit rien d’autre que ce qui suit de sa propre puissance ce qui suit de sa puissance de comprendre ; c’est pourquoi la plus haute Satisfaction qui puisse être donnée naît de cette seule considération. » (Eth IV 52 dem. )

Et dans la dém. :

« Mais la vraie puissance d’agir de l’homme, ou sa vertu, est la Raison elle-même (…) que l’homme considère clairement et distinctement (…). Aussi, la Satisfaction de soi naît-elle de la Raison. »

Ainsi je vous repose la question, quand Spinoza écrit « …il apparaît que notre Esprit en tant qu’il comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre, et ainsi de suite à l’infini ; de telle sorte que tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu » (V 40 sc) il ne parlent pas des philosophes ? L’esprit de Spinoza n’est il pas en train de nous déterminer à comprendre nous aussi ce qu’il a compris ? Lui même qui fut déterminé par sa réflexion et ses illustres prédécesseurs ?

C : Concernant II,47, « on est très loin ici de l’activité de comprendre » : comprendre, c’est saisir l’unité, faire tenir ensemble comme l’indique l’étymologie et « intelligerere » signifie « relier avec ». II,47 montre qu’intuitivement, notre premier acte de compréhension est coextensif à notre essence même d’être pensant et étendu : nous saisissons immédiatement l’unité de l’étendue et de notre corps autant que celle de la pensée et de notre esprit. C’est bel et bien un acte de compréhension intuitive, sans laquelle aucune compréhension discursive, comme celle qui sera possible avec le développement des notions communes, ne serait possible.

Ensuite, ce n’est en effet pas pas parce que le *désir* de connaître plus de choses, en dehors de l’étendue active de notre corps, au moyen de la science intuitive, ne peut naître que de la raison que cette connaissance même naît de la raison ! De même, ce n’est pas parce que le désir de mieux respirer peut naître d’une connaissance médicale de notre fonctionnement que seule la médecine peut faire naître en nous la capacité même de respirer !

De la même façon, l’effort de développer nos connaissances rationnelles peut découler de l’imagination que nous formons de la puissance de celui qui semble maîtriser le raisonnement, ce n’est pas pour autant que les notions communes de la raison procèdent des images confuses et mutilées de l’imagination. L’imagination, la raison et la science intuitive coexistent en nous dès que nous commençons d’exister puisqu’en raison de leurs spécificités essentielles, ces trois genres de connaissance ne peuvent procéder les uns des autres et en même temps ne peuvent se développer sans partir d’une réalité positive primitive.

Pour ce qui est de la satisfaction de soi, on peut être encore dans le seul exercice de la raison, c’est d’ailleurs ce que dit explicitement IV,52 : on contemple la puissance que nous donne l’exercice de la raison. Mais cela peut s’appliquer en effet aussi à l’intuition même si Ethique IV n’en parle guère, contrairement à Ethique V. Dans ce cas, ce qui va être compris de notre puissance est certes plus riche que l’intuition première que nous avons d’être étendu et pensant mais ne va pas être une accumulation d’idées différentes qu’on « comprendrait » sous la même étiquette, mais comme une seule idée rassemblant la puissance de penser singulière qui nous définit et ses conséquences à une seule réalité.

La compréhension rationnelle est discursive, celle de l’entendement est intuitive, c’est-à-dire d’un seul tenant et immédiate. Mais j’ai supposé jusque là que vous connaissiez assez II,40, sc 2 qui relie les notions communes générales, qui se combinent sous forme de concaténations, à la raison ou deuxième genre de connaissance tandis que l’idée adéquate singulière de l’unité d’un attribut et d’une de ses affections se rattache à la science intuitive et en général dans les textes plutôt à l’entendement.

Aussi que ce soient les philosophes pour l’essentiel qui raisonnent, cela va de soi, bien qu’on puisse supposer des humains relativement ordinaires capables de la satisfaction de soi dont parle Spinoza à certains moments de leur vie. Mais pour ce qui est de l’intuition, on l’a dès la naissance et on peut la développer grâce à la philosophie ou encore par hasard grâce à certaines rencontres heureuses. Cette intuition qui est à la base l’idée adéquate d’un corps en tant qu’expression de l’étendue est l’idée que Dieu forme de toutes choses, c’est-à-dire son âme éternelle.

Et ainsi, si l’esprit de Spinoza a pu être déterminé par ses prédécesseurs, ce n’est valable qu’au niveau de la raison, qui certes comprend les choses sous l’angle de l’éternité mais uniquement à travers des notions communes qui se combinent petit à petit, là où l’entendement infini ne comprend pas les choses de façon rationnelle mais intuitive : le processus historique que vous évoquez n’a rien à voir avec l’immédiateté en acte et éternelle de l’entendement infini de Dieu dont parle V,40 et pour cause : « Dieu n’a jamais eu l’entendement en puissance ni n’a conclu quelque chose par raisonnement. » (PM II,7)

B : vous dites

<< Concernant II,47, « on est très loin ici de l’activité de comprendre » : comprendre, c’est saisir l’unité, faire tenir ensemble comme l’indique l’étymologie et « intelligerere » signifie « relier avec ». II,47 montre qu’intuitivement, notre premier acte de compréhension est coextensif à notre essence même d’être pensant et étendu : nous saisissons immédiatement l’unité de l’étendue et de notre corps autant que celle de la pensée et de notre esprit. C’est bel et bien un acte de compréhension intuitive, sans laquelle aucune compréhension discursive, comme celle qui sera possible avec le développement des notions communes, ne serait possible. >>

Je suis d’accord et ma formule « on est loin de l’activité de comprendre » est maladroite et critiquable. On est bien dans l’activité de comprendre mais bien loin des parties III et IV et encore plus loin de la partie V, c’est ce que je voulais dire. Car avoir saisi intuitivement l’idée vraie de sa propre existence et la non-separation avec l’existence de Dieu cad la Nature, cela ne garantit en rien d’éviter l’échec du désir et l’Ethique ne s’arrête pas à la partie II. Il ne suffit pas d’avoir des idées pour qu’elles soient un « mode du penser », même si c’est déjà un gros progrès de savoir qu’on existe tous ne sont pas capables de commencer à connaître, il y a des sceptiques.

<< Ensuite, ce n’est en effet pas pas parce que le *désir* de connaître plus de choses, en dehors de l’étendue active de notre corps, au moyen de la science intuitive >>

De quelles choses parlez vous ? « L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’Étendue existant en acte, et rien d’autre. » (Eth II 13) vous avez bien lu « … et rien d’autre » Il ne doit donc pas s’agir de choses dont parle Spinoza?

<< ne peut naître que de la raison que cette connaissance même naît de la raison ! De même, ce n’est pas parce que le désir de mieux respirer peut naître d’une connaissance médicale de notre fonctionnement que seule la médecine peut faire naître en nous la capacité même de respirer !

De la même façon, l’effort de développer nos connaissances rationnelles peut découler de l’imagination que nous formons de la puissance de celui qui semble maîtriser le raisonnement, ce n’est pas pour autant que les notions communes de la raison procèdent des images confuses et mutilées de l’imagination. L’imagination, la raison et la science intuitive coexistent en nous dès que nous commençons d’exister puisqu’en raison de leurs spécificités essentielles, ces trois genres de connaissance ne peuvent procéder les uns des autres et en même temps ne peuvent se développer sans partir d’une réalité positive primitive. >>

Dsl j’en ne vois suis plus et je ne vois plus ni de quoi vous parlez ni de lien avec ce que dit Spinoza.

<< Pour ce qui est de la satisfaction de soi, on peut être encore dans le seul exercice de la raison, c’est d’ailleurs ce que dit explicitement IV,52 : on contemple la puissance que nous donne l’exercice de la raison. Mais cela peut s’appliquer en effet aussi à l’intuition même si Ethique IV n’en parle guère, contrairement à Ethique V. Dans ce cas, ce qui va être compris de notre puissance est certes plus riche que l’intuition première que nous avons d’être étendu et pensant mais ne va pas être une accumulation d’idées différentes qu’on « comprendrait » sous la même étiquette, mais comme une seule idée rassemblant la puissance de penser singulière qui nous définit et ses conséquences à une seule réalité. >>

Pour ce que j’en ai compris la science intuitive est la saisie immédiate du lien entre A et Z, quand, après avoir réfléchi sur chaque étape qui conduit de À à B puis de B à C etc. on vit soudainement cette compréhension fulgurante doublée d’un affect de joie : bon sang mais c’est bien sûr !

Ce troisième genre de connaissance se déploie en fait, c’est à dire concrètement, tout au long de l’Ethique, la V partie n’est pas la réflexion ultime qui viendrait fonder la connaissance, elle est l’explicitation d’une connaissance que le philosophe a acquis tout au long du parcours et qui peut conduire à l’expérience de l’éternité.

<< La compréhension rationnelle est discursive, celle de l’entendement est intuitive c’est-à-dire d’un seul tenant et immédiate. >>

Vous différencier compréhension rationnelle et entendement ? Il suffit de lire le début de la préface d’Eth V pour voir que Spinoza ne procède pas à cette séparation: « Je passe enfin à cette partie de l’Éthique qui concerne la modalité d’accès, c’est-à-dire la voie qui conduit à la Liberté. Je traiterai donc de la puissance de la Raison en montrant quel est le pouvoir de la Raison elle-même sur les affects, et en disant ce qu’est la Liberté de l’Esprit, c’est-à-dire la Béatitude ». La science intuitive, la compréhension rationnelle : tout cela procède de la même puissance de l’entendement: il s’agit de l’activité de philosopher.

<< Mais j’ai supposé jusque là que vous connaissiez assez II,40, sc 2 qui relie les notions communes générales, qui se combinent sous forme de concaténations, à la raison ou deuxième genre de connaissance tandis que l’idée adéquate singulière de l’unité d’un attribut et d’une de ses affections se rattache à la science intuitive et en général dans les textes plutôt à l’entendement.>>

dsl je ne vois pas clairement de quoi vous parlez idem pour la suite de votre dernière intervention.

<< Et si on veut s’appuyer sur Spinoza pour comprendre Spinoza, ce qui est effectivement la seule méthode que lui-même suggère, il faut commencer par tenir compte de ce qu’il écrit effectivement : il ne vide nullement de leur contenu les termes d’origine religieuse qu’il utilise, mais il dit « (j’utilise) des termes *dont le sens usuel* ne s’éloigne pas absolument de celui avec lequel je veux les employer »: il conserve donc quelque chose du sens usuel et il y a toute raison de penser qu’il s’efforce de conserver ce qu’il estime être l’essentiel de ce sens et non un sens anecdotique, car cela reviendrait à une forme de « mauvaise ruse » qu’il dénonce lui-même (IV,72).>>

Vous avez raison et je pense que cela rejoint parfaitement ce que j’essaie d’exprimer : « L’homme libre n’agit jamais par ruse, mais toujours avec loyauté. » (IV 72) et c’est bien ce que fait Spinoza à deux reprises

1/ il prévient son lecteur dans le TRE qu’on va se donner pour règle de: « Mettre nos paroles à la portée du vulgaire et faire d’après sa manière de voir tout ce qui ne nous empêchera pas d’atteindre notre but : nous avons beaucoup à gagner avec lui pourvu, qu’autant qu’il se pourra, nous déférions à sa manière de voir et nous trouverons ainsi des oreilles bien disposées à entendre la vérité. » (TRE §17) Il ne suffit donc pas de s’arrêter à la rencontre des mots “Dieu” ou “essence éternelle” pour en tirer des conclusions.

2/ au cœur de l’Ethique Spinoza donne la clé, très loyalement « Je sais bien que ces noms ont une autre signification dans l’usage courant. Mais mon dessein est d’expliquer non pas le sens des mots, mais la nature des choses , et de désigner celles-ci par des termes dont la signification d’usage ne s’oppose pas entièrement au sens où je veux les employer » et Spinoza ajoute « qu’il suffise d’en être averti une seule fois. » difficile d’être plus clair et plus loyal. Il sera donc nécessaire pour comprendre Spinoza et l’Ethique de lire rigoureusement les mots avec ses définitions, et cela à l’invitation de Spinoza lui-même, et je ne reviens pas sur les nombreuses mises en garde au sujet des mots qui font avant tout partie de l’imagination.

Je vous rejoins aussi sur le fait qu’il utilise « des termes dont le sens usuel ne s’éloigne pas absolument etc. … » , par exemple l’être total infini en dehors duquel il n’y a pas d’être (TRE 76) méritait bien le mot Dieu, rien par définition ne peut être plus grand que cet être.

Vous appuyez la suite de votre argumentation précisément sur des mots << Ainsi la racine du terme « Elohim » (qui signifie littéralement « les puissances ») qu’on retrouve plus tard dans « Allah », c’est El, qui signifie « la puissance », c’est-à-dire ce qui est et fait être. Et Dieu chez Spinoza reste bien la puissance fondamentale à partir de laquelle se comprennent toutes les réalités naturelles. >> je vous dirais comme dit Spinoza « Ensuite, comme les mots sont une partie de l’imagination, c’est-à-dire comme nous forgeons beaucoup de concepts suivant que, par une disposition quelconque du corps, les mots s’assemblent sans ordre déterminé dans la mémoire, il ne faut pas douter qu’ils ne puissent, autant que l’imagination, être cause de nombreuses et grandes erreurs, si nous ne nous mettons pas fortement en garde contre eux. » (TRE §88)

<< Cette puissance est l’être en soi qui est à la fois étendu et pensant et dont tous les individus ne sont que des modifications. S’ils en sont des modifications, ils participent de fait de cette puissance autrement dit de son essence, sans pour autant être à eux-seuls cette puissance.>>

Je rappelle ce je dit Spinoza et V 40 scolie « notre Esprit en tant qu’il comprend, est un mode éternel du penser, qui est déterminé par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre, et ainsi de suite à l’infini ; de telle sorte que tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu »

Il convient de lire avec rigueur: on ne parle pas ici de « puissance » on parle de « notre Esprit en tant qu’il comprend » et on ne dit pas qu’il « participe » mais qu’il « constitue ». Il est essentiel à mon avis de bien comprendre les conséquences du concept de Dieu-Nature: la puissance ne se réalise nulle part ailleurs que par l’existence des modes ( « … en dehors des substances et des modes, rien n’existe » Eth I 15 dem.) , et l’entendement éternel et infini de Dieu ne se réalise nulle part ailleurs que dans « notre Esprit en tant qu’il comprend » car « tous ces modes constituent ensemble l’entendement éternel et infini de Dieu », c’est bien Spinoza qui le dit.

<< De sorte que, contrairement à ce que dit Misrahi ailleurs, l’entendement infini de Dieu ne se réduit pas à la somme, nécessairement finie pourtant, des entendements humains mais correspond à la capacité de Dieu, qu’on peut aussi appeler Nature ou Substance, de se représenter ou de se concevoir soi-même aussi bien en tant que substance qu’en tant qu’infinité des modifications contenues dans cette substance unique. >>

comme vu plus haut ce n’est pas ce que dit Spinoza et par ailleurs il n’y a pas de « somme finie » il convient bien sûr de considérer les choses passées présentes et à venir , l’Esprit de Spinoza est encore avec nous n’est ce pas. Je reste donc curieux de votre vision des modes éternels du penser , où se réalisent-ils selon vous pour Spinoza, en dehors de « notre Esprit en tant qu’il comprend » ?

<< Une telle conception de la nature est évidemment incompatible avec l’athéisme qui à ma connaissance a toujours conçu la nature comme une entité matérielle inerte en elle-même et totalement inconsciente d’elle-même.>>

cela c’est votre vision, pour moi l’athéisme signifie simplement l’identification des concepts de Dieu et de Nature.

<< On donc bien chez Spinoza un panthéisme ou si l’on préfère un panenthéisme, mais nullement un athéisme caché ; d’où sa sincérité et non une prudente mauvaise foi quand il rejette les accusations d’athéisme dans sa correspondance et même le critique ouvertement dans le TTP.>>

rappelons à cet égard que le terme « athée » est à l’époque avant tout à charge et associé au libertinage et à la débauche, et Spinoza se défend avant tout d’être un débauché, qui est l’attitude associée à l’athéisme à l’époque. La lettre 43 à Jacob Ostens est édifiante à l’accusation d’athéisme Spinoza répond:

« Il est clair que s’il l’avait su, il ne se serait pas si aisément persuadé que j’enseigne l’athéisme. Les athées en effet ont l’habitude de rechercher plus que tout les honneurs et les richesses. Pour ma part, je les ai toujours méprisés, comme le savent tous ceux qui me connaissent. »

Il est donc évident que Spinoza ne répond pas sur le fond : à la question de l’athéisme il répond il n’est pas libertin. Il est remarquable qu’il réponde à côté de la question, précisément sur l’athéisme. Bayle ne s’est pas trompé en qualifiant Spinoza d’athée vertueux.

J’aurais une deuxième question : on sait que l’itinéraire de l’Ethique est une libération : « chacun, par nature, désire que les autres vivent selon sa propre constitution ; mais comme tous désirent la même chose, tous se font également obstacle, et parce que tous veulent être loués ou aimés par tous, ils se tiennent tous réciproquement en haine » (Eth III 31 sc) et que « C’est dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent toujours nécessairement par nature. »(Eth IV 35) . En quoi selon vous l’hypothèse que vous évoquez en filigrane interviendrait dans la catharsis du Désir ? Car l’homme de Eth III 31 sc n’est pas moins divin que l’homme libre. Car enfin l’essentiel n’est il pas dans cette question ? Comment vivre ? Comment acquérir ce « bien véritable » ? En quoi dans l’Ethique la catharsis du Désir aurait besoin d’ autre chose que le concept de conatus et la puissance de l’entendement?

B : à A vous dites “Spinoza est matérialiste”

Il apparaît bien pourtant que sa doctrine des attributs place sur le même plan l’étendue et la pensée, deux facettes d’une seule réalité. “L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses” (Eth II 7) et bien sûr “Dieu est une chose pensante” (Eth II 1) puis “Dieu est une chose étendue” (Eth II 2). Il est donc certain que Dieu n’est pas pour Spinoza “une certaine masse ou la matière corporelle”, ce qu’il écrit dans sa lettre à Oldenburg.

Spinoza n’est ni spiritualiste ni matérialiste et je ne vois vraiment pas en quoi pourrait-on affirmer qu’il est “primordialement métaphysicien”. J’aurais plutôt dit qu’il est primordialement philosophe.

Mais peu importe chacune et chacun peut en avoir une lecture singulière bien sûr.

J’aurais néanmoins une question, ce qu’on peut appeler indifféremment “essence divine” ou “vérité éternelle”, je comprends que vous y introduisez aussi une chose que vous nommez “métaphysique essentialiste”. Ma question est : en quoi cette hypothèse aurait à voir avec l’itinéraire de libération que propose Spinoza? Précisément, en quoi le conatus et la doctrine des affects trouverait à se comprendre différemment selon que l’on intègre – ou non cette hypothèse?

A : à B Pas plus matérialiste en ce sens que spiritualiste, certes. Euh je ne sais pas, bonne question. Moi m’intéresse au plus au point l’essentialisme. J’y vois une énorme source de joie en effet. Je dirais : pas d’essences, une joie bien moindre. Une satisfaction des effets et une félicité des rapports.

B : à A merci, je comprends que, pour vous, sans ce concept d’essentialisme qui vous intéresse au plus haut point, alors une joie bien moindre.

Mais je ne vois pas du tout que ce soit le cas chez Spinoza.

C’est précisément peut-être ce qui est radicalement subversif et révolutionnaire chez Spinoza : une philosophie de la réflexivité (déployant la méthode de l’idée de l’idée – lire TRE§38) , fondée sur l’idée vraie, et qui ne nécessite aucune hypothèse ou conjecture pour cheminer par la réflexion vers la plus haute satisfaction qui puisse être donnée.

Ensuite je ne pense pas non plus que Spinoza évacue l’idée de métaphysique, dans le sens “ce qui est au delà de la physique”. Les mystères de l’univers restent entiers, il n’ampute en rien “l’Etre total” (ex avec l’infinité des attributs inaccessibles à nos sens), et pour cause , la Nature est “l’Etre infini en dehors duquel il n’y a pas d’être”. Et il est légitime de l’appeler Dieu : quel autre être pourrait porter le nom de celui pour qui rien de plus grand n’existe ? Seulement connaître Dieu en totalité est impossible, la démarche de Spinoza n’est pas de tout connaître, il ne s’attache qu’aux choses « qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa béatitude suprême » (II intro)

Pour en revenir au début de cet échange, le commentaire de Misrahi qui a suscité votre réaction signifie seulement tout ce que nous avons échangé : les concepts de Dieu et de Nature sont les mêmes concepts, et aucune hypothèse “d’essence divine” ne sera nécessaire à la philosophie pour fonder et construire sa joie.

Ensuite on peut dire que l’homme est divin, en tant qu’il est une partie de la Nature et pas un empire dans l’empire. Spinoza dit d’ailleurs que l’homme est un Dieu pour l’homme s’opposant par là au dualisme anthropomorphique de Hobbes (IV 35 sc.)

A : à B Vous ne voyez pas que le concept d’essence est essentiel à la philosophie de Spinoza et le fondement ontologique de la béatitude et des autres formes de joie moindres ?

B : à A je ne vous pas où chez Spinoza le passage des affects passifs aux affects actifs serait fondé sur autre chose que le conatus et la réflexion

A : à B  Les affects actifs reposent sur la compréhension des rapports, qui eux-mêmes reposent sur les essences.

B : à A en fait Spinoza part toujours d’une chose singulière et réelle pour passer de cette chose singulière aux essences, et pas l’inverse.

Par exemple la démonstration de II 1 (Dieu est une chose pensante) : « Les pensées singulières, c’est-à-dire telle ou telle pensée, sont des modes exprimant la nature de Dieu d’une manière particulière et déterminée (par le Corol. de la Prop. 25, Part. I). Appartient donc à Dieu (par la Déf. 5, Part. I ) un attribut dont le concept est enveloppé par toutes les pensées singulières et par lequel également elles sont conçues. »

C’est le fait qu’il y ait des pensées singulière qui fonde le fait que Dieu soit une chose pensante et pas l’inverse. Par ailleurs le conatus ne repose sur aucune autre hypothèse que lui même pour fonder la théorie des affects. Il est utile de lire Spinoza avec rigueur : « On ne peut concevoir aucune vertu qui soit antérieure à cellelà (c’est-à-dire à l’effort pour se conserver). » (Eth V 22 )

Ensuite vous pouvez parfaitement considérer qu’il existe des essences divines qui pour vous sont le fondement de la joie , mais nul besoin de ces notions chez Spinoza. C’est la connaissance qui fonde la joie, Spinoza est avant tout un philosophe ( qu’on appelait le Philosophe quand il était interdit de la lire).

A : à B Je ne comprends pas trop votre position pour être honnête. Vous essayez de défendre à tout prix le parti pris de Misrahi ? Ignorez-vous vraiment que la pensée est pensée des effets, puis des rapports, puis des essences par ordre de connaissance et par ordre inverse en termes ontologiques ? Le projet d’harmoniser spinozisme et existentialisme sartrien n’a aucun sens puisque au coeur de la philosophie sartrienne repose le principe que l’existence précède l’essence pour les humains, ce qui est contraire à toute la logique de l’Éthique.

B : à A je ne parle pas ici de la philosophie de Misrahi, j’affirme tout simplement que l’hypothèse métaphysique que vous évoquez n’est pas le fondement de la Joie spinoziste et je dis que c’est bien par la lecture rigoureuse de Spinoza qu’on peut le vérifier, et je suis tout à fait prêt à vous le montrer, il est utile de lire avec rigueur et de se tenir aux définitions que Spinoza donne pour comprendre les choses qu’il nous donne à comprendre et ne pas réfléchir seulement sur l’imaginaire suscité par les mots. Vous parlez depuis le début de cet échange de “parti pris” de “commentaire erroné” de “se tromper” et pour autant peu de référence à Spinoza lui-même, allant jusqu’à l’affirmation d’un matérialisme pour le coup parfaitement erroné. ensuite je ne suis pas du tout en opposition avec votre hypothèse métaphysique, ni même je la nie et ni même je dis que Spinoza la nie, je dis seulement qu’elle n’est pas chez Spinoza le fondement de la Joie.

A : à B Comme vous voulez, mais il me semble que la petite citation que j’ai utilisée était plus pertinente pour la discussion que de nombreuses autres, qui n’avaient pas besoin d’être utilisées.

Je ne formule aucune hypothèse métaphysique. Le statut des essences chez Spinoza ne fait aucun doute. La particularité du matérialisme de Spinoza est qu’il n’est en rien opposé à son idéalisme, c’est bien entendu le sens du parallélisme des attributs. La force de Spinoza est dans l’élimination de cette opposition. Alors pourquoi parler de matérialisme ? Au sens où il le dit dans la citation que j’ai mentionnée, il n’est pas matérialiste. Parce que Dieu ne se résume pas à la « matière corporelle ». Au sens où il insiste sur une production immanente, il est matérialiste, puisque seuls les modes de l’attribut étendue agissent dans l’étendue : pas de cause extérieure non matérielle. Il faut maintenir en même temps que Dieu n’est pas que la matérialité corporelle, et que seule la matérialité corporelle permet d’expliquer causalement celle-là.

B : à A je ne pense pas que le passage que vous citez :

« Toutefois, ceux qui pensent que le Traité théologico-politique veut établir que Dieu et la nature sont une seule et même chose (ils entendent par nature une certaine masse ou la matière corporelle), ceux-là sont dans une erreur complète. » (Lettre à Oldenburg)

ajoute quoi que ce soit à l’Ethique.

Spinoza n’est pas matérialiste la Nature n’est pas seulement une certaine masse corporelle, cela il le dit dans l’Ethique. Par ailleurs je ne vois pas en quoi le fait que les modes de l’étendue n’agissent que sur les modes de l’étendue viendrait alimenter l’idée d’un matérialisme, il en va de même des modes de la pensées : seules les idées agissent que les idées. Pas plus les idées n’agissent sur les modes que l’étendue que les modes de l’étendue n’agissent sur les idées. Spinoza est ni matérialiste ni spiritualiste, et pour cause pensée et étendue sont des facettes d’une seule et même chose.

« Le statut des essences chez Spinoza ne fait aucun doute »

Je ne pense pas que les choses soient telles que vous le dite, il suffit de lire Spinoza pour s’en convaincre: il précise par exemple que

« L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose. » (Eth I 20 )

Difficile d’être plus clair sur l’essence Divine et il précise en I 33

« La puissance de Dieu est son essence même »

la puissance de Dieu, son existence et son essence sont donc une seule et même chose.

Quand à l’essence de l’homme, à part le fameux conatus

« le désir est l’essence même de l’homme » (déf des Aff. 1)

on ne peut pas dire que les choses soient aussi affirmées que vous semblez le croire.

Je rappelle cette édifiante étude du regretté Julien Busse :

« Enfin, nous voudrions, pour achever cette partie de notre recherche sur le statut qu’il faut accorder à la raison dans la constitution d’une essence de l’homme, exposer un dernier argument. Si lire un auteur, c’est s’efforcer, à partir de ce qu’il a écrit, et de la manière dont il l’a écrit, de comprendre, aussi fidèlement que possible, ce qu’il a conçu, et de la manière dont il l’a conçu, alors il convient peut-être de s’interroger autrement sur l’absence d’une définition d’une essence de l’homme dans l’Éthique. Voilà un texte qui n’est pas avare de définitions, ni de propositions ayant force de définitions. Si donc jamais Spinoza n’y définit l’essence de l’homme, pas plus qu’il ne consacre une seule proposition de l’Éthique – pas même dans la quatrième partie, là où, comme on l’a vu, on pourrait s’attendre qu’elle y fût – à poser que la raison constitue l’essence de l’homme, c’est sans doute tout simplement qu’il ne concevait ni qu’il y eût une essence de l’homme, ni que la raison la constituât. Sinon, pourquoi ne l’eût-il pas écrit ? L’hypothèse de l’utilisation d’un art d’écrire pour énoncer à mots couverts des thèses trop hétérodoxes pour être affirmées explicitement sans qu’elles soient censurées et leur auteur persécuté 82, n’est ici d’aucun secours, car on voit mal thèse au fond plus orthodoxe à l’âge classique que celle qui ferait de la raison l’essence de l’homme. Si donc Spinoza ne définit pas l’essence de l’homme, c’est, d’une part, qu’il pensait qu’une telle définition était sans fondement ontologique et physique, et, d’autre part, que, quand bien même on aurait pu s’efforcer d’en donner une approximation, cela eût été inutile, voire nuisible, au projet de libération morale qui est, comme l’indique assez le titre de l’ouvrage, le dessein de l’Éthique. » https://drive.google.com/file/d/187iYXOQ_-fIS-rVlX_AQP5yO_Jbm_gMC/view?

Par contre étant donné que vous fondez votre Joie sur cette hypothèse selon vos propres mots, Spinoza nous donne peut-être une piste qui expliquerait la longueur de cet échange :

“Quand l’Esprit imagine des objets qui réduisent ou répriment la puissance d’agir du Corps, il s’efforce de se rappeler, autant qu’il le peut, ce qui exclut l’existence de ces objets.” (ETh. III, 13)

Mais ce n’est qu’un hypothèse et je ne peux ni ne veux m’exprimer à la place de quiconque.

A : 1. Vous me rétorquez ce que je vous dis comme si vous me l’appreniez.
2. Vous me prêtez une hypothèse métaphysique qui n’a aucune raison d’être appelée une hypothèse puisque je ne fais que dire ce que Spinoza dit, à savoir qu’il y a des essences singulières, qu’elles font partie de la substance, qu’elles sont par définition l’essence des vérités par lesquels nous sommes heureux. Je ne vois vraiment pas là où il y a lieu d’être en désaccord si ce n’est sur l’usage du mot matérialiste, qui prend en effet un nouveau sens chez Spinoza, que j’ai précisé. Si vous replacez la philosophie de Spinoza dans son contexte post-cartesien son matérialisme est évident. Mais après tout cela n’est qu’une querelle de mots alors que la question des essences n’en est pas une.

B : vous dites

« je ne fais que dire ce que Spinoza dit, à savoir qu’il y a des essences singulières, qu’elles font partie de la substance, qu’elles sont par définition l’essence des vérités par lesquels nous sommes heureux. »

Vous pouvez m’indiquer où précisément ?

A : à B Soit j’ai un trouble de la perception et je lis depuis 20 ans l’Ethique très défectueusement (et les profs de philo que j’ai eus en fac et mes collègues aussi), soit je le lis à peu près partout dans l’Ethique, y compris simplement ici :

« Je passe maintenant à l’explication des choses qui ont dû suivre nécessairement de l’essence de Dieu, ou de l’Être éternel et infini. Je ne traiterai pas de toutes cependant ; car nous avons démontré Proposition 16 de la Partie 1 qu’une infinité de choses devaient suivre de cette essence en une infinité de modes ; j’expliquerai seulement ce qui peut nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Âme humaine et de sa béatitude suprême. »

On peut sans doute trouver des passages plus précis en effet, je le ferai peut-être ; et suis prêt à relire l’ouvrage différemment si quelque chose m’y porte.

B : à A oui et … ? Remplacez le mot essence par le mot existence c’est Spinoza qui le dit. La Nature existe, cela a d’infinies conséquences.

A : Donc : si vous lisez logiquement la phrase : l’Âme humaine = une « des choses qui ont dû suivre nécessairement de l’essence de Dieu ». On ne peut être plus clair, et on ne peut plus clairement rendre hors sujet la thèse plus haut défendue par Misrahi. Je vous laisse en juger autrement si cela vous fait plaisir. On pourrait continuer ad libitum à citer des passages de l’Ethique qui montrent que le vrai bonheur dépend de la connaissance de la vérité, qui est faite des essences.

« Quand nous disons qu’une idée adéquate et parfaite est donnée en nous, nous ne disons rien d’autre (Coroll. de la Prop. 11), sinon qu’une idée adéquate et parfaite est donnée en Dieu en tant qu’il constitue l’essence de notre Âme, et conséquemment (Prop. 32) nous ne disons rien d’autre, sinon qu’une telle idée est vraie. C. Q. F. D. »

essence de notre Âme = idée adéquate et parfaite donnée en Dieu = idée vraie

PROPOSITION XLVII

L’âme humaine a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.

DÉMONSTRATION

L’âme humaine a des idées (Prop. 22) par lesquelles elle se perçoit elle-même (Prop. 23), perçoit son propre Corps (Prop. 19) et (Coroll. 1 de la Prop. 16 et Prop. 17) des corps extérieurs existant en acte ; par suite, elle a (Prop. 45 et 46) une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.

SCOLIE

Nous voyons par là que l’essence infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous. Puisque, d’autre part, tout est en Dieu et se conçoit par Dieu, il s’ensuit que nous pouvons déduire de cette connaissance un très grand nombre de conséquences que nous connaîtrons adéquatement, et former ainsi ce troisième genre de connaissance dont nous avons parlé dans le Scolie 2 de la Proposition 40 et de l’excellence et de l’utilité duquel il y aura lieu de parler dans la cinquième Partie. […]

PROPOSITION XLVIII

Il n’y a dans l’Âme aucune volonté absolue ou libre ; mais l’Âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une autre, et ainsi à l’infini.

B : à A  

« PROPOSITION XLVII

L’âme humaine a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu. »

Premièrement la traduction de mens par âme ne correspond pas au choix de Spinoza. La traduction appropriée est « esprit ».

L’essence de Dieu et son existence étant la même chose , cette proposition signifie que l’esprit humain a une connaissance de l’existence de la Nature.

Mais regardons de près :

« DÉMONSTRATION

L’âme humaine a des idées (Prop. 22) par lesquelles elle se perçoit elle-même (Prop. 23), perçoit son propre Corps (Prop. 19) et (Coroll. 1 de la Prop. 16 et Prop. 17) des corps extérieurs existant en acte ; par suite, elle a (Prop. 45 et 46) une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu. »

Et la démonstration est édifiante : on part comme toujours avec Spinoza des choses singulières : « l’esprit humain a des idées »

Voilà qui ne fait pas l’ombre d’un doute.

Ces idées sont aussi les idées de ses idées et de son propose corps : il s’agit ici de la réflexivité de l’esprit qui se perçoit lui même aussi que l’objet de l’idée constitue l’espoir à saisir le corps.

Toujours aucune hypothèse qui ne soit pas certaine et aucune hypothèse « métaphysique »

Il n’y a donc aucun doute sur l’existence de soi en tant que mode singulier.

Spinoza renoie ensuite aux propositions 45 et 46 :

« Toute idée d’un corps quelconque, ou d’une chose singulière existant en acte, enveloppe nécessairement l’essence éternelle et infinie de Dieu. » et « La connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu qu’enveloppe chaque idée est adéquate et parfaite. »

Il est indispensable de se souvenir ici de la prop 20 de Eth I

« L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose. ».

Donc tout idée d’un corps quelconque implique l’existence de Dieu , la connaissance de l’existence de Dieu est adéquate et parfaite: cela signifie que il s’agit d’un idée vraie et réelle. La perfection et la réalité sont une seule et même chose, et la connaissance de l’existence de Dieu est une idée vraie en elle-même.

Spinoza applique la méthode décrite dans le TRE: d’une part l’homme peut concevoir la Nature (qu’il appelle aussi Dieu) de manière adéquate et parfaite:

«il ne peut y avoir de l’origine de la Nature de concept abstrait, ni de concept général, et cette origine ne peut être conçue par l’entendement comme plus étendue qu’elle n’est réellement ; elle n’a d’ailleurs aucune ressemblance avec des choses soumises au changement ; aucune confusion n’est donc à craindre au sujet de son idée, pourvu que nous possédions la norme de la vérité (que nous avons déjà indiquée) ; l’être dont il s’agit est unique en effet, infini, c’est-à-dire qu’il est l’être total hors duquel il n’y a pas d’être. »(TRE §76).

D’autre part pour que l’homme puisse se faire une idée adéquate de la Nature il sera nécessaire de partir d’êtres réels et de passer à d’autre êtres réel :

« …avant tout il nous est nécessaire de tirer toujours toutes nos idées de choses physiques, c’est-à-dire d’êtres réels, allant, autant qu’il se pourra, suivant la suite des causes, d’un être réel à un autre être réel, et cela sans passer aux choses abstraites et générales, évitant également de conclure de ces choses quelque chose de réel, on de conclure ces choses d’un être réel, car l’un et l’autre interrompent la véritable marche en avant de l’entendement. » (TRE §99)

Nous avons ici affaire à un anti-scepticisme : on part de l’idée vraie l’existence singulière (relire la démonstration) et on parvient l’idée vraie de l’existence de la l’homme n’est pas un empire dans l’empire il ne peut pas exister sans que l’être total existe aussi. C’est exactement l’opposé d’une connaissance fondée sur une hypothèse métaphysique.

Et cet anti-scepticisme n’est pas inutile, certains ne savent pas qu’ils existent eux-mêmes , étonnant mais cela se croise régulièrement.

A : Ayant lu la bio de Misrahi sur Wikipédia je comprends mieux la tangente sartrienne prise par lui. Je reste convaincu que peu de philosophies sont aussi contraire au Spinozisme. Je n’ai rien contre Sartre mais je crois que son affirmation maitresse, que l’existence précède l’essence pour l’humain, est entièrement contraires à la métaphysique spinoziste. Et je crois que nous n’entendons pas la même chose vous et moi ni par ontologie ni par métaphysique. Je crois aussi que vous méconnaissez la différence entre l’ordre ontologique et l’ordre gnoséologique. Spinoza part de Dieu, de l’être absolument infini, il en déduit le reste. Il expose par là la réalité dans un ordre ontologique. Dans les livres suivant il passe progressivement à l’ordre de la connaissance. Je ne crois pas du tout que l’Éthique soit un miroir. Je crois au contraire qu’elle nous force autant qu’elle peut à voir les choses comme Spinoza. Je pense que l’hybridation avec d’autres philosophies gêne malheureusement cette vertu du texte. Je respecte cependant le désir d’hybridation que j’opère moi-même sur d’autres philosophies.

B : cela rejoint ce que pouvait dire Bergson, tout philosophe a deux philosophies, n’en ayant moi-même créé aucune je ne suis pas dérangé par les chemins de traverse, et ce qui m’intéresse avant tout c’est la liberté d’esprit et la joie. Quelles sont ces autres philosophies avec lesquelles vous hybridez ?

A : Deleuze-Foucault-Derrida…

B : merci je comprends mieux votre attachement aux essences on a pas fait plus déformé que la version Deleuzienne de Spinoza.

Pour ceux que cela intéresse Deleuze semble considérer que pour comprendre Spinoza, il faudrait faire une différence entre le Dieu de la 5ème partie qui serait mystique et le Dieu des précédentes qui serait rationnel, il y aurait deux idées de Dieu chez Spinoza?

Cette vision Deleuzienne serait étayée par la définition du 3ème genre de connaissance qui révèlerait un Dieu mystique (a l’inverse d’un Dieu épicurien – c’est à dire inutile) et ceci grâce à la saisie intuitive de l’essence.

Celui qui n’intègrerait pas cette interprétation ‘mutilerait‘ Spinoza.

Mais on sait que Deleuze cherchait plutôt à ” légitime[r] sa [propre]conception bi-univoque de la différence à l’aide du parallélisme entre la Nature naturante et la Nature naturée de Spinoza.” (Lire ici https://drive.google.com/file/d/1IERRsQKvjg4OGdyRz15v4ppZ424lJHqx/view )

Cette publicité par Deleuze de notions évoquées au passage par Spinoza apportant deux angles de vue de la même réalité, explique les commentaires prolifiques sur les thèmes “naturante” et “naturée” qui ré-invitent dans la pensée de Spinoza un Dieu créateur (fut-il immanent). C’est pourquoi “Les expressions de « nature naturée » et de « nature naturante », en effet, jouent les premiers rôles bien plus dans l’histoire de la réception contemporaine du spinozisme, bien plus que dans le système lui-même.” (Lire ici : https://drive.google.com/file/d/1h2hNgCzcma3ckZmWKXkPVSYMTW1AvoLl/view?)

On sait que Deleuze dans sa vision immanente “réclame une croyance et une foi” (lire ici https://drive.google.com/file/d/1Wo63iH_ihOWq6dkD_lFZuFKo8CKtX0yG/view? et ici https://drive.google.com/file/d/1FA0sDgUwVJFYKkHuGsC2H-muy58wm5za/view?)

On comprend alors mieux pourquoi Deleuze utilise l’essence saisie par le 3ème genre de connaissance comme révélateurs d’une mystique.

Ajoutons à ces considérations que Deleuze s’abrite derrière l’idée qu’en tant qu’historien de la philosophie, le contenu de son interprétation serait indiscutable et porterait directement la légitimité de l’auteur lui-même, avec une certaine autorité laissant peu de place à l’échange puisque Deleuze s’en prend “avec violence aux « critiques » ou à tous ceux qui cherchent seulement à « discuter » (lire ici https://drive.google.com/file/d/15Tyi3cM3g37SLWC3AwpYCzKVeB7U9LEx/view? )

« Deleuze découvre un puissant vitalisme qui parcourt le naturalisme de Spinoza. Derriere l’apparente froideur des démonstrations géométriques de l’Éthique se cache une expression adequate a la réalité intensive présente partout dans la Nature. C’est pourquoi Deleuze n’a jamais l’impression de trahir la pensee de Spinoza lorsqu’il pense le pluri- cosmisme ou chaque monde est ordonne suivant les lois obeissant a une rationalite particuliere, lorsqu’il fonde la serie des devenirs entre les regnes sur le parallelisme des attributs, lorsqu’il developpe une ethologie comprise comme etude des niveaux d’intensite derivant des affects corporels, lorsqu’il concoit le pouvoir comme le plus banal etat de la puissance depourvu de toute force exterieure de deterritorialisation, et enfin lorsqu’il voit proliferer dans la cinquieme partie de YEthique les plus pures des lignes de fuite. La realite du pluricosmisme, la serie des devenirs non humains de l’homme, l’ethologie descriptive, la puissance de deterritorialisation et la fuite hors du regime de la signification sont ainsi les signes particuliers de cet «enfant monstrueux» produit par la rencontre de Deleuze avec Spinoza. » https://drive.google.com/file/d/1uZmQ4QG50I-cuWjuPPdISCRJZjQefRgg/view?

Lire aussi ceci :

« On comprend alors ce qui suscitait l’adhésion enthousiaste de Deleuze à la leçon qu’il dégageait du commentaire de Gueroult, alors même que la figure de Spinoza que celui-ci installe diffère considérablement dans son esprit et dans sa forme de celle qu’il avait lui-même entrepris de dessiner. Si la thèse de la subordination en Dieu de la puissance à l’essence, d’où se déduit celle de l’identité de l’entendement et de la volonté, et celle de l’appartenance de ceux-ci, en tant que productions de la substance, au monde réel dont ils sont des « choses » et rien de plus, lui paraissait décisive, c’était en raison de son esprit résolument anticartésien. Or l’anti-cartésianisme était la clé de sa propre lecture de Spinoza. C’est donc l’opposition à Descartes qui constitue le point où se rencontraient l’intellectualisme théoriciste de Gueroult et le vitalisme expressionniste de Deleuze, en dépit de tout ce qui par ailleurs les séparait. C’est la raison pour laquelle leurs deux démarches pouvaient se rejoindre, sinon se conjoindre, dans le contexte offert à l’époque par le rejet quasi général des philosophies de la conscience et du sujet, dont le cogito cartésien constituait le paradigme. On peut estimer aujourd’hui, avec le recul, qu’une telle orientation, en dépit de la stimulation qu’elle a apportée aux études spinozistes, était aussi génératrice de simplifications abusives, voire même de graves distorsions : le rapport de Spinoza à Descartes est beaucoup plus complexe que ne le donnaient à penser des lectures qu’on pouvait proposer de ceux-ci à l’époque du structuralisme, qui l’avaient fait passer du statut d’icône de la subjectivité triomphante à celui de bouc émissaire de toutes les dérives provoquées par le privilège indu accordé à la conscience. C’est pourquoi les lectures de Spinoza proposées par Deleuze et Gueroult et les effets considérables qu’elles ont produits apparaissent à présent comme situés et irrémédiablement datés de par la position singulière qu’ils occupent dans l’histoire de la pensée, ce qui n’empêche qu’ils aient largement contribué à changer la donne sur la plan à la fois de la spéculation philosophique et de la recherche en histoire de la philosophie, et interdit de les considérer comme purement et simplement périmés, mais leur confère, à distance, une indiscutable actualité. https://drive.google.com/file/d/1ZG_kJ1c0NEYfAO35HBYFQXPEPEwLLrFb/view?

A : Haa je ne connaissais pas la haine anti-deleuzienne.

Je pensais que vous me posiez une vraie question mais vous me tendiez un piège pour pouvoir dire ça. J’ai écouté des cours de Misrahi et franchement je trouve ça très faible comparé aux cours de Deleuze. Mais c’est sûrement mon manque de connaissance de Spinoza qui me le fait voir avec plus d’amour

B :  non c’était juste pour partager des ressources très intéressantes et j’ai aussi aimé écouter Deleuze

il est juste utile de savoir qu’il fait surtout du Deleuze

A : certes mais vous savez les critiques de Deleuze commentateur de Spinoza sont très connues dans le milieu académique, ça fait bien 16 ans que je les entends

Et chaque fois que je reviens aux cours et aux textes de Deleuze je les trouve d’une justesse et d’une puissance supérieures

B :  que les commentaires de Deleuze vous plaisent et que vous les trouviez d’une puissance supérieure je le comprends très bien, mais cela ne change rien ni à l’intérêt ni à la pertinence d’éclairer Spinoza par Spinoza et pas par Deleuze, pour pouvoir posséder, avec Spinoza le bien véritable qu’il avait le projet de faire connaître au plus grand nombre possible :

« Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l’acquièrent avec moi ; car c’est encore une partie de ma félicité de travailler à ce que beaucoup connaissent clairement ce qui est clair pour moi, de façon que leur entendement et leur désir s’accordent pleinement avec mon propre entendement et mon propre désir. Pour parvenir à cette fin il est nécessaire d’avoir de la Nature une connaissance telle qu’elle suffise à l’acquisition de cette nature supérieure ; en second lieu, de former une société telle qu’il est à désirer pour que le plus d’hommes possible arrivent au but aussi facilement et sûrement qu’il se pourra » (TRE §14)

Vous ecriviez :

« Donc : si vous lisez logiquement la phrase : l’Âme humaine = une « des choses qui ont dû suivre nécessairement de l’essence de Dieu ». »

Oui lisons logiquement et ne nous laissons pas tromper par les mots.

« Ensuite, comme les mots sont une partie de l’imagination, c’est-à-dire comme nous forgeons beaucoup de concepts suivant que, par une disposition quelconque du corps, les mots s’assemblent sans ordre déterminé dans la mémoire, il ne faut pas douter qu’ils ne puissent, autant que l’imagination, être cause de nombreuses et grandes erreurs, si nous ne nous mettons pas fortement en garde contre eux. »

Traité de la réforme de l’entendent (§88)

Et Eth. II, 49 , sc :

«… Je commence donc par le premier point et j’appelle le lecteur à faire une rigoureuse distinction entre une Idée, c’est-à-dire un concept de l’Esprit, et les Images des choses que nous imaginons. Il est indispensable ensuite de distinguer les idées, et les mots par lesquels nous signifions les choses. Car on a si souvent confondu les images, les mots et les idées, ou on les a distingués avec si peu de rigueur ou si peu de précaution, que de nombreux auteurs ont totalement ignoré cette doctrine de la volonté, aussi indispensable pourtant à la spéculation qu’à l’instauration philosophique de la vie…»

Spinoza n’utilise pas le mot anima qui aurait pu être traduit par âme mais mens qui est mieux traduit par esprit.

En bref essence de Dieu étant son existence ce qui suit nécessairement de l’essence de Dieu est ce qui suit nécessairement de l’existence de la Nature, et pour cause il s’agit de l’Etre total infini en dehors duquel il n’y a pas d’être. (TRE §76)

Toujours pas d’hypothèse métaphysique, mais des mots qui permettent des oreilles attentives :

« il est nécessaire … [de]

1-Mettre nos paroles à la portée du vulgaire et faire d’après sa manière de voir tout ce qui ne nous empêchera pas d’atteindre notre but : nous avons beaucoup à gagner avec lui pourvu, qu’autant qu’il se pourra, nous déférions à sa manière de voir et nous trouverons ainsi des oreilles bien disposées à entendre la vérité. »

(Traité de la réforme de l’entendement §17-1)

Il est important de toujours garder à l’esprit que Spinoza définit son propre langage :

« Je sais bien que ces noms ont une autre signification dans l’usage courant. Mais mon dessein est d’expliquer non pas le sens des mots, mais la nature des choses , et de désigner celles-ci par des termes dont la signification d’usage ne s’oppose pas entièrement au sens où je veux les employer. Qu’il suffise d’en être averti une seule fois » Eth. III , def. des affects XX, explication

Mais ici il est manifestement utile de le répéter régulièrement si on ne veut par prendre des vessies pour des lanternes.

A : Vous ne me convainquez pas du tout, et moi non plus. Je reste dans la lecture que semble partager C,  et bien d’autres profs de philo que je côtoie. Je vous laisse du côté de la lecture proposée par Misrahi, qui me semble mutiler Spinoza de sa métaphysique (en arguant qu’il s’agirait d’une « hypothèse métaphysique » des mauvais lecteurs de Spinoza, qui se laissent tromper par ses propres mots). L’idée de développer un existentialisme « positiviste » à partir de Spinoza en le combinant avec Sartre me semble toujours aussi saugrenue. Mais après tout, cela ne me dérange pas du tout que certaines personnes y trouvent satisfaction.

B :  je ne cherche pas a vous convaincre, je dis seulement que si on lit sérieusement Spinoza sans oublier de mettre en œuvre et les recommandations explicites sur la méthode et sans oublier le sens qu’il donne aux mots, on y trouve pas du tout ce que vous y trouvez. Mais personne n’est obligé de lire Spinoza dans le texte. Après tout les hypothèses métaphysiques n’ont pas besoin de Spinoza tout comme sa philosophie n’en a pas besoin non plus, mais ce n’est pas interdit.

E : merci à vous pour cette dispute des plus nourrissantes.

A : cher B, l’auto-attribution de la rigueur n’est ni polie ni scientifique. Publiez des articles (sur Spinoza) dans des revues à comité de lecture (en double aveugle), et on en reparlera. Pour ma part, mon grand intérêt et amour pour Deleuze ne m’empêche en rien de lire Spinoza directement et à ma connaissance, et à celles des collègues qui m’ont lu et critiqué, je n’ai pas commis d’erreurs de lecture dans les interprétations des textes que j’ai commenté

Merci pour votre travail dans ce groupe avec un seul bémol néanmoins : votre affiliation à Misrahi, qui apparaît de plus en plus clairement, a tendance à ajouter une médiation et un biais, sur lesquels vous mettez vous-mêmes les autres en garde (à raison)

B :  je vous invite à m’indiquer précisément les références des « biais » que vous évoquez cela sera toujours instructif. Peut-être bien que les récupérations et déformations de Spinoza ont été si généralisées et si nombreuses qu’il est au contraire salvateur de lire enfin Spinoza dans le texte, avec les définitions de Spinoza. Cela n’empêche pas qu’on puisse préférer une interprétation singulière comme on dit, mais si vous oubliez par exemple que l’essence et l’existence sont une seule et même chose pour ce qui concerne Dieu, vous êtes dans une interprétation qui certes vous convient, mais qui n’est pas celle de Spinoza : Eth I 20 : « l’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose »

A : Je ne l’oublie pas. Je pense en effet que c’est l’un des passages où nos lectures divergent. Vous semblez interpréter cet énoncé comme signifiant : l’essence se réduit à l’existence, donc il n’y a pas de métaphysique chez Spinoza. Son interprétation me paraît être tout autre : Dieu est un être tout particulier, ou plus exactement il est l’Etre, c’est un être infini à ne pas comprendre et concevoir à la façon des autres êtres/étants, finis, pour lesquels on ne peut pas déduire l’existence de leur essence, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas d’essence, et ce qui veut dire que pour eux l’essence n’est pas égale à l’existence, puisqu’ils peuvent ne pas exister (être actualisés), ou ne plus exister, sans que cela ne change rien à « l’existence » de leur essence. Dieu étant l’Etre, et l’Etre par définition étant (existant), son existence peut être déduite simplement de son idée, ce qui encore une fois n’est pas le cas des autres « êtres » (étants ou modes), et ce sur quoi Spinoza ne cesse d’insister parce qu’il lui importe (et je rejoins ici Deleuze) le fini depuis ou sur la base (la substance) de l’infini. C’est cela que l’on entend par métaphysique concernant Spinoza : l’ »existence » (ou subsistance, mais je crois que le terme ne se justifie concernant Spinoza, mais plus pour Leibniz) d’essences en la Substance, qui elle, en effet a aussi une essence (qui a ceci de singulier… dont on peut en s’y tenant déduire l’existence). Je pense qu’il y a une ambiguïté du mot « exister » chez Spinoza, que le prisme de l’existentialisme sartrien rend confuse, à savoir qu’existe en un sens les essences en tant qu’elles sont actualisées par des rapports, et en un autre sens existent ces essences en tant qu’essences. Deleuze a pointé cette double significations du mot existence dans l’Ethique, et insisté sur l’importance à donner au « en tant que » dans la lecture des textes philosophiques et en particulier chez Spinoza, où en effet cette modalité du concevoir est essentielle en plusieurs passages. De cela, je conçois que le monde selon Spinoza est un monde tout composé d’essences, ne se réduisant pas au monde existant (actualisé). Il faut concevoir ce qui est actualisé (l’étance) à partir d’entités pensables (E = mC² par exemple) dont la vérité (l’être) n’a pas besoin d’actualisation pour être, et cependant conditionne/structure les possibilités d’actualisation. C’est un magnifique paysage métaphysique qui se dessine, un paysage de la « mathématique » des essences, de la géométrie des rapports, de la pensée des forces au-delà et en-deçà de leurs effectuations. Si vous ne voyez pas ça, je me demande bien ce que vous voyez dans le spinozisme. Cela ne fait aucun doute, depuis les faibles ressources intellectuelles et textuelles que je sollicite, que cela est la base de l’éthique au sens restreint du terme, la question de savoir comment agir en tant qu’humains dans nos vies afin d’augmenter notre puissance d’agir et de ressentir une liberté, qui en un autre sens n’existe pas puisqu’il y a un « enchaînement » des causes.

B :  personne n’a dit « se réduit » ni Spinoza ni moi, au contraire elle purement extraordinaire cette existence, quelle profusion de complexité et de variété admirable !

Oui je vous lis et je lis Deleuze , on sait que Deleuze fait surtout de Deleuze, je ne suis pas certain que ses concepts soient des objets réels, personnellement autant comprendre Spinoza est une grande joie sans cesse renouvelée autant je ne comprends rien à Deleuze et ses structures.

A :  La différence ontologique est au cœur du spinozisme, et des grandes philosophies, puisque philosopher c’est penser avec des concepts et cela revient à dégager son regard de la seule étance. Mobiliser des penseurs tels que Spinoza et Leibniz par delà Heidegger c’est montrer à la fois qu’il a raison de pointer l’importance essentielle de cette différence, et montrer qu’il est bien loin d’être le seul à l’avoir profondément pensée. Il est même probable qu’il l’ait en partie obscurcie par egomanie et délire germanique. Quoi qu’il en soit valoriser la vie et la joie, c’est très bien, mais c’est fortement réduire Spinoza et la philosophie de les comprendre comme une glorification de ce qui est (l’étance) au dépend de ce qui est plus profondément et moins perceptiblement de prime abord (l’Être). C’est en ce sens que le mot Dieu garde du sens, comme l’indiquait C.

B : intéressante publication de l’ENS , morceaux choisis :

« En effet, loin de restituer pas à pas l’ordre démonstratif du système ou d’en expliciter les concepts clés, Deleuze opère des glissements, se décentre des concepts fondamentaux et se focalise sur des notions apparemment mineures, voire étrangères au système. Ainsi, non seulement le concept d’« expression » n’occupe pas chez Spinoza une place aussi centrale que ceux de substance, d’attributs et de modes, non seulement il ne fait pas l’objet d’une définition en bonne et due forme, mais pris à la lettre, il ne figure pas. Comme on l’a souvent remarqué14, Spinoza n’emploie pas le substantif « expression », mais uniquement le verbe exprimere. En substantifiant une action, Deleuze, toutefois, révèle sa puissance et son importance. Par cette torsion, il met l’accent sur des points nodaux restés inaperçus, à savoir la dynamique inhérente à l’essence des choses, leur productivité en acte, et il élabore une interprétation qui prend toute la mesure du système en en déployant les plis. Il ne se fonde pas sur un examen de l’architectonique du système et de ses premiers principes, mais, selon sa propre formule, il essaie « de percevoir et de comprendre Spinoza par le milieu »

Ces manquements à la rigueur et à l’exhaustivité d’un index peuvent être interprétés comme la marque du philosophe qui transparaît à travers l’historien de la philosophie, tant il est vrai que la disparition du concept de Dieu et la critique de l’éminence trahissent le souci de valoriser l’immanence. À cet égard, l’écart entre la première édition du Spinoza et la deuxième, rebaptisée Spinoza. Philosophie pratique est intéressant. L’un des trois nouveaux articles introduits lors de la réédition du volume en 1981, « Spinoza et nous »17, porte davantage la patte du philosophe que celle de l’historien de la philosophie, car il s’agit de penser notre rapport à Spinoza, de le comprendre par le milieu, de s’installer sur son plan d’immanence. L’éthique y est décrite comme une éthologie, c’est-à-dire comme une composition des rapports de vitesse et de lenteur et Deleuze insiste sur le style et le rythme du livre qui épouse ce mouvement cinétique et il retrouve des thèmes qui lui sont chers et qu’il a développés par ailleurs dans sa philosophie. Il est clair que la distinction entre commentateur et philosophe est délicate à établir et qu’elle tend à s’estomper au fur et à mesure du développement de la réflexion de Deleuze. Ainsi dans les textes plus tardifs, comme l’article de 1993, « Spinoza et les trois éthiques »18, le philosophe hollandais devient une sorte de personnage conceptuel qui incarne avec ses trois éthiques, celles des propositions, des scolies, et du livre V, la trinité deleuzienne des affects, concepts et percepts19.

Peut-on alors crier à la trahison et considérer que Deleuze a fait selon sa propre expression, « un enfant dans le dos à Spinoza »?

Deleuze lui-même émet des réserves quant à la conformité de son travail sur Spinoza

Deleuze, de son propre aveu, se fait balayer et retourner parce que la lecture de Spinoza agit sur lui comme un puissant courant d’air, l’ensorcelle et lui fait perdre le contrôle. Cette idée d’une pensée rafale qui vous fait enfourcher un balai de sorcière est empruntée à un personnage de Bernard Malamud, dans L’homme de Kiev, que Deleuze cite en épigraphe de son Spinoza. Philosophie pratique. L’homme de Kiev est ce pauvre juif, qui a acheté pour 1 kopek un volume de Spinoza chez un brocanteur tout en regrettant de gaspiller un argent durement gagné et qui confesse :

Plus tard j’en ai lu quelques pages, et puis j’ai continué comme si une rafale de vent me poussait dans le dos. Je n’ai pas tout compris, comme je vous l’ai dit, mais dès que l’on touche à des idées pareilles, c’est comme si on enfourchait un balai de sorcière. Je n’étais plus le même homme.24

18La formule est belle et renvoie à l’idée d’un enchantement ou d’une magie opératoire propre à la philosophie de Spinoza. Mais que signifie-t-elle au juste ? La comparaison de Spinoza à un grand vent et à un balai de sorcière s’inscrit plus largement dans l’idée que la philosophie bouscule, transporte, balaie à la manière d’un flux qui vous emporte. Une rencontre philosophique vous souffle, vous secoue, elle produit des tempêtes sous un crâne, vous emmène au loin, vous empêchant de rester amarré à un rivage. Cette expérience n’est pas un simple effet subjectif. Elle implique que la logique d’un système elle-même n’ait rien d’un équilibre ou d’un ordre rationnel stable, mais qu’elle soit en proie à la vitesse, au flux, à des accélérations brutales, des ruptures de rythme. « La logique d’une pensée est comme un vent qui nous pousse dans le dos, une série de rafales et de secousses. On se croyait au port, et l’on se trouve rejeté en pleine mer, suivant une formule de Leibniz »25. Deleuze applique non seulement cette logique de pensée à Spinoza, mais la prête éminemment à Michel Foucault26 : elle lui paraît la marque d’un grand penseur. C’est ainsi d’ailleurs que Deleuze, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, en vient à dire que « Penser c’est toujours suivre une ligne de sorcière » (p. 44). De ce point de vue, il n’est guère étonnant qu’il lise l’Éthique, en suivant cette ligne.

malgré une systématicité en partie étrangère à la pensée de Spinoza, la lecture deleuzienne est révélatrice d’une vérité profonde : Spinoza ne laisse pas indifférent et indemne. Deleuze a bien perçu le phénomène affectif qui fait que l’engouement pour Spinoza excède le cadre des spécialistes. Par son style propre, l’auteur de l’Éthique touche philosophes et non-philosophes, orchestre leur rencontre et les unit dans une communauté de vie. En le lisant, nous sentons et nous expérimentons que nous sommes spinozistes. À part Nietzsche peut-être, quel philosophe peut en dire autant aujourd’hui ? On se revendique spinoziste, rarement, humien, kantien ou bergsonien. Avec Spinoza, on ne fait pas simplement de l’histoire de la philosophie, on vit la philosophie comme une pratique. En ce sens, la lecture deleuzienne de Spinoza est salutaire ; elle nous fait sortir des faux débats qui opposent philosophie et histoire de la philosophie et elle nous invite à dire oui au balai de sorcière. »

https://books.openedition.org/enseditions/7089?lang=fr

Peut-être peut-on aussi pratiquer Spinoza sans le balais de sorcière de Deleuze ?

Et si on oublie aussi la raison d’être de l’Ethique on ne peut pas comprendre, le but de Spinoza n’est pas l’ontologie ni la vérité, tout connaître est impossible mais connaître la joie pour l’esprit humain c’est possible, c’est même cela le salut . lire ici https://www.facebook.com/groups/493834441530533/permalink/624536685126974/

Idée vraie (philosophie interactionnelle)

« Celui qui a une idée vraie, sait en même temps qu’il a une idée vraie et il ne peut douter de la vérité de sa connaissance…Car personne dès lors qu’il a une idée vraie, n’ignore que l’idée vraie enveloppe la plus haute certitude ; avoir une idée vraie ne signifie rien d’autre en effet que connaître la chose parfaitement ou de la meilleure façon possible ; personne n’en peut raisonnablement douter à moins de croire qu’une idée est quelque chose de muet comme une peinture sur un tableau, et non un mode du penser, c’est-à-dire l’intellection même » (Spinoza Eth. II, 43)

A : Il faut reconnaître que cela n’a pas beaucoup de sens, à part peut-être éventuellement en mathématiques. Mais le réel n’est pas mathématique.

B : j’ai un exemple non mathématique : que pensez vous de l’idée que vous soyez en train de me lire ?

A : qu’appelez vous une idée ?

B : j’entends par idée une « action de l’Esprit » :

« Par idée, j’entends un concept de l’Esprit que l’Esprit forme en raison du fait qu’il est une chose pensante. EXPLICATION Je dis concept plutôt que perception, car la perception semble indiquer que l’Esprit est passif devant l’objet ; mais le concept semble exprimer l’action de l’Esprit. » (Spinoza, Eth II Def III que nous pouvons lire ici: https://vraiephilosophie.wordpress.com/2021/04/15/eth-ii-definitions-iii/

A : Si l’idée est un concept que l’esprit se forme, « je suis en train de vous lire » n’est pas un concept, mais une composition de concepts (je, vous, la lecture) qui implique un jugement d’existence. Un concept n’implique de soi aucune existence, de telle sorte qu’il n’est ni vrai ni faux, dès lors qu’il n’est pas contradictoire. L’idée de stroumpf n’est pas fausse, mais ce qui l’est est que, dans l’existence des choses réelles, il existe des stroumpfs correspondants à ce concept.

B : Puisque l’idée suivant laquelle vous me lisez est trop complexe pour pouvoir être qualifiée de vraie, essayons plus simple. Je pense à l’idée suivante : « quelque chose existe » (l’idée contraire étant : « rien n’existe »). L’idée suivant laquelle « quelque chose existe » est-elle une idée vraie ?

A : Là encore, ce n’est pas une idée mais une proposition, composée au moyen du concept de chose et de celui d’existence. Et une proposition, en effet, dans la mesure où elle se prononce sur l’existence, est vraie ou fausse. Pourquoi ne pas plutôt me dire en quoi l’idée de cheval, ou l’idée de pomme, pourrait être vraie ou fausse ?

B : Ne brûlons pas les étapes svp, vous concevez donc néanmoins que l’idée qu’il existe quelque chose soit vraie ?

A : Encore une fois, ce n’est pas une idée mais un jugement, dont vous me parlez. Car au concept de « quelque chose », vous ajoutez l’existence.

B : un jugement n’est pas une idée ? Pourquoi pas l’appeler jugement, puisque l’idée n’est pas une image inerte sur un tableau, n’est-elle pas toujours un jugement? En l’occurrence que diriez vous du jugement que quelque chose existe ? Celui-ci peut-il souffrir de quelques doutes ou bien soulever une polémique ?

A: Je pense qu’un grand auteur comme Spinoza ne confond pas « idée » (ou concept) et « jugement ». Il y a une grande différence entre une idée, dans laquelle je saisie l’essence d’une chose, et un jugement, dans lequel je me prononce sur l’existence de cette chose. Le jugement que quelque chose existe me paraît vrai. A quoi cela peut-il nous conduire sur la question ? Il me semble en effet que s’il y a des choses contingentes, il est nécessaire de distinguer la perception de leur essence et l’affirmation de leur existence.

B : Vous dites “le jugement que quelque chose existe me paraît vrai” merci, cela n’aurait effectivement pas beaucoup de sens d’en douter. Ne tenons nous pas ici une idée vraie au sens de Spinoza? une idée qui n’en nécessite aucune autre pour être vraie, en tant qu’elle est la certitude même? Par ailleurs si par “jugement” vous en entendez action d’un sujet qui se “prononce” Spinoza ne definit-il pas l’idée précisement comme une action de l’esprit ? Et selon vos propres mots, puisque ce jugement vous paraît vrai , croyez vous possible de juger autre chose ? Ou bien ce “jugement“ est forcement celui du vrai, puisqu‘il est la certitude même?

A : Je ne doute pas que Spinoza vous donnerait raison. Mais cela ne fonctionne qu’en mathématiques : si je conçois bien un triangle, alors mon idée vraie de triangle emporte le jugement que la somme de ses angles est 180. Or les êtres naturels (non mathématiques), c’est à dire les choses singulières, sont contingents : en considérant leur essence (leur idée ?), rien n’indique leur existence et donc leurs propriétés contingentes.

B : pensez-vous que l’idée de la totalité ce ce qui existe ne serait pas aussi vraie que l’idée qu’il existe quelque chose?

« Pour ce qui touche, d’ailleurs la connaissance de l’origine de la Nature, il n’est pas du tout à redouter que nous la confondions avec des choses abstraites ; quand en effet on conçoit quelque chose abstraitement, comme on fait pour tous les universaux, ces concepts s’étendent toujours dans l’entendement au delà des limites où peuvent exister réellement dans la Nature leurs objets particuliers. De plus, comme il y a dans la Nature beaucoup de choses dont la différence est si petite qu’elle échappe presque à l’entendement, il peut arriver facilement (à les concevoir abstraitement) qu’on les confonde ; mais, comme nous le verrons plus loin, il ne peut y avoir de l’origine de la Nature de concept abstrait, ni de concept général, et cette origine ne peut être conçue par l’entendement comme plus étendue qu’elle n’est réellement ; elle n’a d’ailleurs aucune ressemblance avec des choses soumises au changement ; aucune confusion n’est donc à craindre au sujet de son idée, pourvu que nous possédions la norme de la vérité (que nous avons déjà indiquée) ; l’être dont il s’agit est unique en effet, infini, c’est-à-dire qu’il est l’être total hors duquel il n’y a pas d’être. » (Spinoza, TRE §76)

A :  Non, parce que, encore une fois, je ne vois pas ce que signifie qu’une idée (au sens de concept que lui donne Spinoza) est vraie, en dehors des idées mathématiques. Si je dis que l’homme est un animal raisonnable, c’est une affirmation vraie ou fausse. Mais l’idée d’animal raisonnable, en elle-même, n’est ni vraie ni fausse, ne croyez-vous pas ?

B : Nous en étions à peine parvenus à convenir qu’il soit vrai que quelque chose existe, vous considérez encore comme audacieux de penser qu’il soit vrai que vous me lisiez, et vous croyez sérieusement que nous sommes en mesure de discuter de l’idée de l’homme comme animal raisonnable ? Mais qu’est-ce « l’homme » ? Qu’est-ce qu’un « animal »? Que veut dire « raisonnable » ? Celui qui ne sait même pas s’il lit ces mots pense pouvoir disserter valablement sur ces concepts ultra-complexes ? Pour l’instant, j’évoque seulement la chose suivante : quelque chose existe, le monde est une réalité, l’idée ayant pour objet la totalité de cette réalité ne peut ni excéder son objet ni être moins étendue. Pensez vous qu’il s’agisse d’une supputation hasardeuse ?

A : Que quelque chose existe, je vous l’accorde. Pour l’idée de Monde, je vous renvoie à Kant : votre idée de monde n’est-elle pas seulement une idée régulatrice ? Si c’est juste pour dire que la totalité de ce qui est, est, alors pourquoi pas.

B : il est peut-être utile ici de ne pas imaginer qu’il soit possible de bénéficier du résultat de la réflexion, à savoir une certaine connaissance, avant d’avoir commencé cette réflexion ? La démarche de Spinoza n’est-elle pas progressive ? Former le concept de l’être total, n’est-ce pas possiblement un commencement de connaissance ? Toute la partie I de l’Ethique est peut-être la formalisation de cette idée ?

A : C’est une bonne question. Je ne vois pas bien en quoi le concept d’être total serait une connaissance. Un concept, quoiqu’en dise Spinoza, n’emporte pas l’existence (en d’autres termes, l’argument ontologique est fallacieux). Or une connaissance n’est-elle pas une connaissance de ce qui existe ? D’autre part, avant de former le concept d’être total, il a bien fallu concevoir le concept d’être. Peut-être faudrait-il commencer par là, non ? De quel être le concept d’être nous donnerait-il une connaissance ?

B : En quoi ce ne serait-ce pas une connaissance de former le concept de l’être total, de savoir que cette idée ne peut ni excéder son objet ni être plus étendu, et de savoir qu’on sait ? Un caillou sait faire cela ?

A : Parce qu’un concept n’est qu’un concept. Pour qu’il y ait une connaissance, il faut un jugement d’existence. Par exemple, je peux avoir le concept de chameau. Mais je n’ai une connaissance du chameau que si je peux attribuer à ce concept des propriétés dans l’existence, qui ne sont pas déduites de mon concept. Dire que le chameau est un animal n’est vrai que si, dans l’existence, les êtres que j’appelle « chameau » sont bien des animaux. Vous pouvez bien former le concept d’être, ou d’être total, il faut bien partir d’un être qui existe.

B : Vous dites « Vous pouvez bien former le concept d’être, ou d’être total, il faut bien partir d’un être qui existe. » Parfaitement comme vous en convenez vous même, quelque chose existe.

A: Oui, j’espère que nous sommes d’accord là dessus.

B : et puisqu’il est vrai que quelque chose existe, ne pouvons-nous pas de la même façon savoir que l’idée première de la Nature puisse, sans risque d’erreur, être celle de l’être unique, infini, être total hors duquel il n’y a pas d’être ? On peut dire bien sûr que cette idée est vide (car elle ne désigne aucune des choses particulières ), mais elle en est-elle moins vraie? aussi réelle qu’est réel l’univers tout entier ? Pour ce qui concerne le contenu de concept, nous pouvons lire et comprendre pas à pas l’Ethique, sans oublier que nous n’allons pas nous attacher à la mission impossible de tout connaître, nous allons rechercher la connaissance de l’esprit humain et de sa béatitude suprême :

« Je passe maintenant à l’explication des choses qui ont dû nécessairement suivre de l’essence de Dieu, ou, en d’autres termes, de l’essence de l’Être éternel et infini. Mais non pas de toutes, cependant ; nous avons en effet démontré à la Proposition 16 de la Partie I que de cette essence doivent suivre une infinité de choses sous une infinité de modes ; je ne traiterai que de celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa béatitude suprême » (Eth II introduction , lire ici SVP: bit.ly/Eth_II_introduction)

Finalement, pour revenir à votre remarque initiale, qu’est-ce qui n’a pas beaucoup de sens ? Ne pas être en capacité de d’admettre que que vous soyez là à lire ces mots, est-ce cela qui a du sens ?

B : (silence)

D : Il y a de l’existence. Voilà une idée vraie qui ne souffre d’aucune incertitude. On peut nier comment est l’existence ou qu’est ce que c’est mais on ne peut pas nier qu’il existe de l’existence.

[Illustration : Heinrich Lossow (1840-1897) Allemagne]

Spinoza l’incroyant ? (Philosophie interactionnelle)

A: J’ai écrit ci-dessus, et ailleurs sur cette page, à de multiples reprises, en quoi Misrahi n’est pas et ne peut pas être « fidèle à Spinoza », en ce qu’il le tire vers une philosophie de la liberté qui n’est possible que par un retour à la contingence au sein d’un système qui l’exclut radicalement ; ou en faisant de Spinoza un athée, alors que pour ce dernier non seulement, il y a Dieu, mais en tout état de cause, il n’y que Dieu, et rien d’autre. Misrahi ne peut parvenir à cette conclusion qu’en postulant que lorsque Spinoza dit « Dieu », il faut en fait considérer qu’il ne pense pas ce qu’il dit. Est-ce cela que vous appelez être « fidèle à Spinoza » ? Et pourriez-vous nous dire comment, avec un tel postulat, il vous est possible de lire Spinoza en faisant le partage entre les passages où on peut lui donner tout notre crédit et ceux où, au contraire, nous devrions nous déprendre de ce qu’il affirme ? Est-ce que cela est philosophiquement sérieux ? En fait, vous ne répondez jamais aux objections que l’on adresse et aux arguments que l’on vous oppose, jamais autrement qu’en vous défaussant et en disparaissant complètement derrière des tonnes de textes et de citations dont on s’interroge sur la compréhension que vous en avez.

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B: vous répondez à côté : je dis comme vous que Misrahi est un philosophe qui n’est pas Spinoziste. Il se sépare de Spinoza et ne s’en cache pas. Réfuter Misrahi ne se fera pas en un paragraphe n’est-ce pas ?

En revanche Misrahi en tant que commentateur de Spinoza est parfaitement fidèle à Spinoza et je vous mets au défi de me citer un seul commentaire de Misrahi qui déforme la pensée de Spinoza. Toujours silence radio sur cette question ? (En cas de réponse, essayez d’être précis svp) »

Je vous rappelle au passage que Spinoza fut un commentateur fidèle de Descartes. Est-il pour autant cartésien ?

vous dites « …il y a Dieu, mais en tout état de cause, il n’y que Dieu, et rien d’autre. Misrahi ne peut parvenir à cette conclusion qu’en postulant que lorsque Spinoza dit « Dieu », il faut en fait considérer qu’il ne pense pas ce qu’il dit. Est-ce cela que vous appelez être « fidèle à Spinoza » ?… »

> Oui parfaitement c’est bien Spinoza lui-même qui nous autorise à comprendre ce que Spinoza entend par le mot « Dieu ». Pour cela il est utile de lire Spinoza:

1/ suffit de prononcer le mot « Dieu » pour clore ce débat ? N’est-ce pas Spinoza lui-même qui nous invite à nous méfier « fortement » des mots ?

« Ensuite, comme les mots sont une partie de l’imagination, c’est-à-dire comme nous forgeons beaucoup de concepts suivant que, par une disposition quelconque du corps, les mots s’assemblent sans ordre déterminé dans la mémoire, il ne faut pas douter qu’ils ne puissent, autant que l’imagination, être cause de nombreuses et grandes erreurs, si nous ne nous mettons pas fortement en garde contre eux. »

Traité de la réforme de l’entendent (§88)

2/ n’est-ce pas Spinoza lui-même qui nous indique qu’il faudra lire les mots qu’il utilise avec le sens que lui-même leur donne ? N’est-ce pas Spinoza qui appuie son propos en précisant qu’il ne le dira « qu’une fois » ?

« Je sais bien que ces noms ont une autre signification dans l’usage courant. Mais mon dessein est d’expliquer non pas le sens des mots, mais la nature des choses , et de désigner celles-ci par des termes dont la signification d’usage ne s’oppose pas entièrement au sens où je veux les employer . Qu’il suffise d’en être averti une seule fois ». (Eth. III , def. des affects XX, explication)

3/ n’est-ce pas Spinoza lui-même qui prévient qu’il n’hésitera pas à utiliser à dessein le vocabulaire en cours à son époque :

« [nous devons] mettre nos paroles à la portée du vulgaire et faire d’après sa manière de voir tout ce qui ne nous empêchera pas d’atteindre notre but […] nous trouverons ainsi des oreilles bien disposées à entendre la vérité. » (TRE §17)

Conclusion : Le terme Dieu est donc à lire par ce qu’en dit Spinoza lui-même et le « Deus sive Natura » à prendre très au sérieux : le mot Dieu désigne la Nature et rien d’autre:

«il ne peut y avoir de l’origine de la Nature de concept abstrait, ni de concept général, et cette origine ne peut être conçue par l’entendement comme plus étendue qu’elle n’est réellement ; elle n’a d’ailleurs aucune ressemblance avec des choses soumises au changement ; aucune confusion n’est donc à craindre au sujet de son idée, pourvu que nous possédions la norme de la vérité (que nous avons déjà indiquée) ; l’être dont il s’agit est unique en effet, infini, c’est-à-dire qu’il est l’être total hors duquel il n’y a pas d’être. »(TRE §76).

Vous dites « … pourriez-vous nous dire comment, avec un tel postulat, il vous est possible de lire Spinoza en faisant le partage entre les passages où on peut lui donner tout notre crédit et ceux où, au contraire, nous devrions nous déprendre de ce qu’il affirme ? Est-ce que cela est philosophiquement sérieux ? »

> Oui très sérieux, nous avons à appliquer strictement et rigoureusement les définitions que Spinoza nous donne et c’est Spinoza lui-même qui nous l’indique :

« mon dessein est […] d’expliquer non la signification des mots, mais la nature des choses, et de désigner celles-ci par des termes dont le sens usuel ne s’éloigne pas absolument de celui avec lequel je veux les employer; qu’il me suffise de l’avoir fait observer une fois pour toutes. » (Eth II def des aff. XX expl.)

> Il est donc exclu que la compréhension de la philosophie de Spinoza puisse dépendre d’une compréhension externe à l’Ethique, c’est très rigoureusement que Spinoza a voulu nous offrir une philosophie dont la méthode et l’ambition sont de s’éclairer d’une lumière interne, immanente :

« Ce n’est pas … chose nécessaire de connaître la vie de cet auteur, ses mœurs, ses préjugés, le temps et la langue où il a composé ses ouvrages, à qui il les a adressés, les diverses fortunes qu’ils ont subies, les diverses leçons qu’ils ont reçues, comment enfin et par qui leur autorité scientifique s’est établie. Or ce que nous disons d’Euclide se peut étendre à tous les auteurs qui ont traité de choses concevables par elles-mêmes. » (tracatatus théologicus chap VII)

vous dites « En fait, vous ne répondez jamais aux objections que l’on adresse et aux arguments que l’on vous oppose, jamais autrement qu’en vous défaussant et en disparaissant complètement derrière des tonnes de textes et de citations dont on s’interroge sur la compréhension que vous en avez. »

> effectivement cette compréhension n’a rien de personnel, c’est celle que nous impose Spinoza, mais pour cela encore faut-il le lire (ce que vous appelez des « tonnes de citations »?) »

Cet être, « l’être total infini en dehors duquel il n’y a pas d’être » est décrit dans toute la partie I de l’Ethique scolie de Eth I 11: « …. l’Être absolument infini, c’est-à-dire Dieu …»

Et si nous doutions encore que les mots « Dieu » et « Nature » puissent désigner des concepts différents, Spinoza le précise dans ce fameux « deus sive natura » ; « Dieu c’est à dire la Nature » de Eth IV 4 dém.

Ce n’est donc pas une interprétation de Spinoza de comprendre que ces deux mots désignent le même concept , c’est ce que dit Spinoza lui-même et malgré la pression il n’y a jamais renoncé :

Quand Spinoza hésite à publier l’éthique il Interroge Oldenburg :

« Au moment où j’ai reçu votre lettre du 22 juillet, je suis parti pour Amsterdam avec le dessein de faire imprimer l’ouvrage dont je vous ai parlé [il s’agit de l’Ethique]. Tandis que j’étais occupé de cette pensée, un bruit se répandait de tous côtés que j’avais sous presse un ouvrage sur Dieu où je m’efforçais de montrer qu’il n’y a point de Dieu, et ce bruit était accueilli de plusieurs personnes. De là certains théologiens (auteurs peut-être de cette rumeur) ont pris occasion de se plaindre de moi devant le prince et les magistrats. Ajoutez que d’imbéciles cartésiens, qu’on croit m’être favorables, afin d’écarter ce soupçon de leurs personnes, se sont mis à déclarer partout qu’ils détestaient mes écrits, et ils continuent à parler de cette sorte. Ayant appris toutes ces choses de personnes dignes de foi, qui m’assuraient en outre que les théologiens étaient occupés à me tendre partout des embûches, je résolus de différer la publication que je préparais, jusqu’à ce que je visse comment la chose tournerait. Je me proposais de vous dire alors le parti auquel je me serais arrêté ; mais l’affaire semble se gâter tous les jours davantage, et je suis incertain sur ce que je dois faire. Cependant je n’ai point voulu retarder plus longtemps ma réponse à votre lettre, et je commencerai par vous faire de grands remerciements pour l’avertissement amical que vous me donnez, bien que je désire sur ce point une plus ample explication, afin de savoir quels sont ces principes qui vous paraissent renverser la pratique de la vertu religieuse. »

Et Oldenburg lui répond:

« Autant que j’en puis juger par votre dernière lettre, la publication de l’ouvrage que vous destinez au public est en péril. Je ne puis qu’approuver le dessein dont vous me parlez d’éclaircir et d’adoucir les passages de votre Traité théologico- politique qui ont arrêté les lecteurs. Ceux qui ont surtout paru présenter quelque ambiguïté se rapportent, je crois, à Dieu et à la nature, deux choses qu’au sentiment d’un grand nombre vous confondez l’une avec l’autre. »
(voir en page 15 et 16 ici https://drive.google.com/file/d/1DjXbRStPle8EDh9NXNzxb6dzq0S8-YJc/view?usp=drivesdk)

Spinoza a renoncé à publier l’Ethique de son vivant après cet épisode.

Vous dites « …En fait, vous ne répondez jamais aux objections que l’on adresse et aux arguments que l’on vous oppose… »

> non seulement j’y réponds mais de plus ces réponses sont sourcées et non polémiques puisqu’elles sont fondées sur ce que dit Spinoza . Votre vraie difficulté c’est peut-être qu’elles ne vous conviennent pas ?

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A: Pour vous répondre une dernière fois sur ce sujet :

Pour Spinoza, Dieu c’est la nature (et inversement), nous sommes tous d’accord là-dessus ; tout au moins de prime abord. Parce qu’à partir de là, Misrahi va s’efforcer de gauchir la pensée de Spinoza en considérant que « Dieu » n’est pour lui, qu’une manière de nommer la nature dans le but de s’épargner les foudres des théologiens et de tous les théistes (comme si l’identification de la nature à Dieu n’aurait pas suffi largement à déclencher leur colère). Par « prudence », Spinoza aurait ainsi écrit le contraire de ce qu’il pense. C’est absurde et quasi insultant pour le philosophe auquel on prétend être « fidèle ». Et, entre autre, ça n’est tenir aucun compte que dans l’Éthique, ces deux mots – « Dieu » et « nature » – qui sont deux manières de nommer un même concept, ne sont pas utilisés indifféremment dans ses différentes parties. Ainsi, dans le livre V, Spinoza ne parle plus de la « nature », mais uniquement de « Dieu » (bien que pour lui, c’est la même chose). Il n’écrit pas par exemple « plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons la nature » ; il écrit « plus nous comprenons Dieu ». A partir de là, bonne chance pour faire de Spinoza un athée. J’en arrête ici de perdre mon temps avec vous. Vous êtes certainement un bon lecteur de Misrahi, mais votre compréhension de Spinoza laisse à désirer, parce qu’elle est totalement subjuguée par celle de Misrahi, laquelle est pour le moins discutable. Je ne peux que vous encourager à lire Spinoza en vous libérant des bornes que vous vous êtes fixé. »

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B: vous dites « .. il écrit « plus nous comprenons Dieu ». A partir de là, bonne chance pour faire de Spinoza un athée.… »

> Tout votre argumentaire est donc fondé sur l’usage d’un mot ?

« Ensuite, comme les mots sont une partie de l’imagination, c’est-à-dire comme nous forgeons beaucoup de concepts suivant que, par une disposition quelconque du corps, les mots s’assemblent sans ordre déterminé dans la mémoire, il ne faut pas douter qu’ils ne puissent, autant que l’imagination, être cause de nombreuses et grandes erreurs, si nous ne nous mettons pas fortement en garde contre eux. »

Traité de la réforme de l’entendent (§88)

vous dites « Pour Spinoza, Dieu c’est la nature (et inversement), nous sommes tous d’accord là-dessus ; »

> C’est à dire la totalité ? Sommes-nous aussi d’accord là-dessus?

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A: Le texte que vous produisez ci-dessus (TRE, § 88) va totalement à l’encontre de votre thèse (sans même que vous vous en rendiez compte). Que dit ce texte, sinon qu’il faut être attentif aux choix des mots que nous utilisons pour éviter toute équivoque. Considérez-vous que Spinoza n’était pas particulièrement attentif à éviter ce risque lorsqu’il écrit « Dieu » pour nommer la nature ou la substance, c’est-à-dire l’Être ? Pensez-vous que Spinoza n’a pas pris, dans le choix des mots qu’il utilise, le soin nécessaire pour écarter autant que possible le risque d’être mal compris ?

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B: non je dis avec Spinoza que nous avons à lire strictement les définitions que donne Spinoza des mots, fussent-elles données qu’une seule fois :

« Je sais bien que ces noms ont une autre signification dans l’usage courant. Mais mon dessein est d’expliquer non pas le sens des mots, mais la nature des choses , et de désigner celles-ci par des termes dont la signification d’usage ne s’oppose pas entièrement au sens où je veux les employer . Qu’il suffise d’en être averti une seule fois ». (Eth. III , def. des affects XX, explication)

N’est-ce pas assez clair ?

vous dites « Pensez-vous que Spinoza n’a pas pris, dans le choix des mots qu’il utilise, le soin nécessaire pour écarter autant que possible le risque d’être mal compris ? »

Non au contraire Spinoza a pris grand soin d’être bien compris :

«… il ne peut y avoir de l’origine de la Nature de concept abstrait, ni de concept général, et cette origine ne peut être conçue par l’entendement comme plus étendue qu’elle n’est réellement ; elle n’a d’ailleurs aucune ressemblance avec des choses soumises au changement ; aucune confusion n’est donc à craindre au sujet de son idée, pourvu que nous possédions la norme de la vérité (que nous avons déjà indiquée) ; l’être dont il s’agit est unique en effet, infini, c’est-à-dire qu’il est l’être total hors duquel il n’y a pas d’être. »(TRE §76).

Deus sive Natura

vous dites « … dans l’Éthique, ces deux mots – « Dieu » et « nature » – qui sont deux manières de nommer un même concept, ne sont pas utilisés indifféremment dans ses différentes parties. Ainsi, dans le livre V, Spinoza ne parle plus de la « nature », mais uniquement de « Dieu » (bien que pour lui, c’est la même chose). Il n’écrit pas par exemple « plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons la nature » ; il écrit « plus nous comprenons Dieu »

> Seriez-vous vous en train d’insinuer que les mots Nature et Dieu ne désigneraient plus le même concept pour Spinoza dans la partie V de l’Ethique? Édifiant !

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A: Bien sûr que non ! (vous le faites exprès de ne pas comprendre ?). Mais en prenant soin de ne plus nommer la nature que par le mot « Dieu », il met évidemment l’accent sur le fait que pour lui la nature, c’est Dieu. Et donc que pour lui, sans équivoque possible, il y a Dieu. A partir de là, comment vous y prenez-vous pour en faire un athée ? Comment, autrement qu’en lui attribuant, de manière absurde, une volonté de dissimuler le fond de sa pensée à son lecteur ?

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B: le fond de la pensée de Spinoza c’est bien que Dieu est la Nature, mais puisque la Nature c’est l’être total, nous sommes d’accord.

La pensée de Spinoza se passe donc de toute croyance, n’est-ce pas à ce titre que nous pouvons dire qu’il s’agit bien d’un athéisme ?

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A: Non! Et cela montre que vous ne comprenez pas Spinoza, pour qui Dieu n’est pas une affaire de croyance, mais de savoir. Vous considérez que l’on ne peut affirmer Dieu que par la croyance. Mais ça n’est pas du tout ce que pense Spinoza. Il ne croit pas en Dieu, il sait Dieu. Et en cela, il n’est pas athée.

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B: vous dites « … 
Spinoza […] ne croit pas en Dieu, il sait Dieu. … Merci, c’est ce que j’entends par athée : je ne fais pas de différence entre athée et incroyant. Je préfère d’ailleurs le terme d’incroyant : ni besoin d’un supposé Dieu, ni besoin de le nier. L’incroyant n’est ni panthéiste, ni déiste, ni théiste, ni même agnostique. Bruno Latour l’a bien compris et semble prendre peur en comprenant que Spinoza est un « athée extrême » (https://www.youtube.com/watch?v=cv4OSq7fRDc minute 49:45 )

Tout notre échange n’est donc qu’une querelle verbale : il ne manque rien à l’être hors duquel il n’y a pas d’être , nous pouvons parfaitement l’appeler Dieu. Il ne manque rien non plus à la philosophie de de Spinoza : elle s’élève au rang d’une religion cependant sans dogme ni croyance.

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A: Non, il ne s’agit pas d’une simple question de mots (une « querelle verbale »), mais bien d’une vraie différence de compréhension de ce qu’on entend par « athéisme », ainsi que de Spinoza lui-même.

1. En identifiant l’athéisme à l’incroyance – en le réduisant au seul domaine de la foi -, vous faites l’impasse sur tous les philosophes qui ont pensé pouvoir affirmer l’existence de Dieu par une autre voie que celle de la croyance, celle d’un raisonnement a priori ou d’une démonstration apodictique (c’est le cas d’Anselme de Cantorbery, et par la suite de Descartes, Leibniz, Spinoza et de bien d’autres encore par la suite).

2. Vous ne parvenez pas à comprendre que la question de l’existence de Dieu dépend de celle de son essence, c’est-à-dire de l’idée que l’on se fait de sa nature. Et il y a de multiples conception de Dieu, relativement auxquelles on peut affirmer ou non l’existence de Dieu. C’est ainsi que si Spinoza est à l’évidence athée pour un chrétien (comme Bruno Latour), il ne l’est pas à ses propres yeux. Car il y a bien chez Spinoza une idée de Dieu (il est vrai assez singulière), à quoi correspond effectivement une réalité existante. Selon cette idée, il n’y a même selon lui aucune autre réalité que celle-là. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend rien à Spinoza.

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B: Vos questions existent-elles dans le système de Spinoza ?

1. vous dites « La question de l’existence de Dieu dépend de celle de son essence, c’est-à-dire de l’idée que l’on se fait de sa nature. »

> “ L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose.” (Eth I 20 https://vraiephilosophie.wordpress.com/2021/04/29/eth-1-proposition-20/)

2.vous dites « il y a de multiples conception de Dieu, relativement auxquelles on peut affirmer ou non l’existence de Dieu.»

> “ L’idée de Dieu d’où suit une infinité de choses en une infinité de modes, ne peut être qu’unique.” Eth II 4 https://vraiephilosophie.wordpress.com/2021/04/26/eth-ii-proposition-4/ )

Querelle verbale cad imaginaire ?

« Si les hommes n’ont pas cependant une connaissance aussi claire de Dieu que des notions communes, c’est en raison du fait qu’ils ne peuvent imaginer Dieu de la même façon que les corps et qu’ils ont uni le nom de Dieu aux images des choses qu’ils ont l’habitude de voir ; et les hommes peuvent à peine éviter ce processus, étant continuellement affectés par les corps extérieurs. D’ailleurs, la plupart des erreurs consistent seulement en ceci que nous n’appliquons pas correctement les noms aux choses. Quand quelqu’un dit en effet que les lignes menées du centre d’un cercle à la circonférence sont inégales, il entend alors par cercle autre chose que le Mathématicien. De même lorsque l’on commet une erreur de calcul, on a dans l’esprit d’autres nombres que sur le papier ; c’est pourquoi l’on peut dire, si l’on se réfère à l’Esprit de chacun, que les hommes ne se trompent pas ; s’ils paraissent cependant se tromper, c’est que nous posons que, lorsqu’ils calculent, ils ont dans l’esprit les nombres mêmes qui figurent sur le papier. S’il n’en était pas ainsi, nous ne croirions pas qu’ils se trompent en quoi que ce soit, comme je n’ai pas pensé qu’il se trompait celui que j’ai naguère entendu crier que sa maison s’était envolée sur la poule du voisin : c’est que sa pensée me paraissait assez claire. Et c’est de là que naissent la plupart des controverses : les hommes n’expliquent pas rigoureusement ce qu’ils ont dans l’esprit, ou ils interprètent mal la pensée des autres. En réalité, dans le temps même où ils se combattent le plus, ou ils pensent en fait la même chose ou ils pensent à des choses différentes, de sorte que ce que l’on croit être erreur ou absurdité chez l’autre n’est en réalité ni faux ni absurde. » Spinoza (Eth II 47 sc)

la philosophie politique et l’Etat d’Israel (pp 179-197)

b. Propriété collective et politique économique

La première source de l’aliénation on s’en souvient, est l’instauration de contrats dissymétriques, cette instauration étant rendue possible par l’accumulation du temps, du nombre et, par suite, de la force financière et industrielle. Sur le plan vécu, cette aliénation prend la figure de la misère et se donne donc comme la négation du besoin et du bien-être, c’est-à-dire du libre déploiement concret de l’individu comme désir et besoin. Objectivement c’est la grande bourgeoisie qui est le détenteur des forces accumulées et aliénantes, et c’est elle par conséquent , dans nos sociétés, qui est l’instrument de l’aliénation. Ailleurs, c’est la bureaucratie policière qui est cet instrument d’aliénation, et le résultat objectif des actions contractuelles dissymétriques.

A partir de là, il est clair que la première transformation fondamentale et structurelle doit concerner la force accumulée, c’est-à-dire la propriété des instruments de production. Seule la propriété collective, c’est-à-dire l’appropriation collective et institutionnelle, globale et anonyme, des terres, du sous-sol et des forces industrielles de production, est en mesure de briser le cycle de l’accumulation des forces aux mains du petit nombre, et de l’aliénation existentielle et « matérielle » du plus grand nombre.

La propriété collective de la terre, du sous-sol, et des usines a une double fonction : elle est d’abord destinée à rendre le pouvoir de décision au plus grand nombre, et ensuite à rendre possible un niveau matériel d’existence qui soit en moyenne le même pour l’ensemble de la population, et qui soit réellement fonction de la productivité globale de la nation.

Ces deux fonctions ne peuvent être dissociées : si la propriété collective passe aux mains d’un Etat autoritaire et aliénant, rien n’est gagné, ni quant à la liberté (d’autres décident) ni quant au bien-être (une politique de rendement et de bas salaires pourrait subsister). La justification de l’appropriation collective des instruments de production est donc autant politique qu’économique. L’appropriation collective doit certes remplir d’abord sa fonction économique: redistribution équitable des richesses produites, sur la base de l’homogénéité du niveau des besoins, du niveau global moyen de la consommation, et de l’égalité fondamentale des individus, quelle que soit leur ancienne classe sociale, ou leur origine culturelle. Mais l’appropriation collective ne peut évidemment remplir cette fonction si la politique économique n’est pas réellement aux mains des travailleurs, c’est-à-dire si le pouvoir de décision ne leur appartient pas réellement. C’est seulement dans la perspective d’une véritable souveraineté économique (et non d’une soumission aux décisions d’une bureaucratie non possédante mais toute-puissante) que les contrats dissymétriques, c’est-à-dire le fonctionnement capitaliste des entreprises, pourront être rendus impossibles et cela dans tous les domaines de l’existence matérielle. Une législation rigoureuse et démocratique de la rémunération du travail et des conditions de son exercice, mais également une législation rigoureuse et démocratique de la propriété collective seront seules en mesure de distribuer équitablement les richesses produites, selon un rapport production/consommation défini légalement, démocratiquement, et valable pour tous. L’équivalence universelle (dans une société donnée, c’est-à-dire dans un champ économique donné) du niveau quantitatif de la consommation ne peut être assurée que par une législation collective et démocratique qui rendra impossible l’appropriation privée d’une plus grande part de pouvoir économique que ne le stipule une moyenne nationale. D’autres règles financières et monétaires devront être trouvées par les économistes, et d’autres orientations de la politique économique et des investissements devront être mises en œuvre. C’est l’ordre des concepts et des significations qui importe ici : le but, la finalité, ne résident pas dans la simple redistribution équitable de la plus-value puisque, on le sait, celle-ci est difficilement calculable, et qu’un tel calcul équivaudrait de toute façon à maintenir l’inégalité (dans une centrale nucléaire par exemple, l’ingénieur et le physicien sont évidemment plus efficaces et créateurs de richesses que l’expert comptable). Le but, la finalité consistent au contraire, indépendamment des sources réelles de la production des richesses, à réaliser une distribution homogène de ces richesses sur la base d‘une législation contractuelle réellement symétrique, c’est-à-dire universelle, réciproque et égalitaire. Or ce but et cette finalité ne peuvent être réalisés qu’après la suppression du pouvoir politique conféré par la propriété privée des instruments de production. Ce qui est donc à transformer n’est pas la propriété pour elle-même, mais la propriété en tant qu’elle confère un pouvoir qui rend possible, par l’autorité d’un droit dissymétrique, une distribution inégale des richesses et une accumulation perpétuelle des forces et des pouvoirs.

Certes tout est lié: le régime de la grande propriété détourne aussi une part si considérable des richesses que la seule différence des niveaux de vie revêt alors une signification d’intolérable iniquité.

Mais ce n’est pas le pur volume quantitatif et global de la richesse bourgeoise qui pose le principal problème: celui-ci réside dans le pouvoir économique et politique que confère la propriété des instruments lourds de la production, ainsi que de la terre. Que la terre, l’énergie, et les usines soient nationalisées, et le champ sera libre pour une nouvelle politique économique : ce qui importe n’est pas le volume des richesses récupérées, mais l’étendue du pouvoir politique et économique de décision. Une fois ce pouvoir démocratiquement remis aux mains du plus grand nombre, alors une nouvelle politique des investissements et de la production sera pensable : elle privilégiera les biens collectifs et non pas les produits de luxe; elle sera basée sur la recherche de l’intérêt commun non capitaliste et non pas sur la recherche, par quelques-uns, du profit. Mais elle devra privilégier surtout le rééquilibrage économique de l’ensemble de la population, c’est-à-dire l’accroissement considérable et massif du niveau de vie global du plus grand nombre, la stagnation du niveau de vie des anciennes classes moyennes, et la régression considérable du niveau de consommation de l’ancienne bourgeoisie, par ailleurs dépossédée. La croissance pourra se poursuivre, mais au bénéfice de tous, et d’une façon homogène. Plus précisément, on envisagerait aisément que le niveau de vie qui est actuellement celui de la moyenne scandinave la plus élevée soit fixé comme but à atteindre par tous, avant que l’ensemble de la société ne se remette à croître. En réalité, on devrait même imaginer une rééquilibrage mondial, les sociétés riches devant attendre (durant de longues décennies, ou des siècles) que les sociétés du tiers monde (elles aussi devenues démocratiques et socialistes) accèdent au niveau qui est actuellement celui des sociétés occidentales. Car il n’est pas démontré que la croissance ne soit possible que sur un modèle pyramidal, avec les inégalités qu’il implique.

Il n’est pas question, on le voit, de séparer l’économique et le politique; il est même question de soumettre l’économique à une politique économique des choix, des options et des investissements, cette politique autonome et démocratique ayant autorité sur la puissance économique, puisque celle-ci doit rester un moyen de développement matériel du niveau de vie du plus grand nombre, et non un moyen de développement de la puissance politique et du pouvoir par la médiation du profit. Seule une politique économique inscrite dans le cadre d’une vision démocratique globale, sera en mesure d’éviter les faux contrats qui permettent l’accumulation dissymétrique du pouvoir, et de n’autoriser que les contrats authentiques, c’est-à-dire réciproques et équitables. Cela vaut pour tous les domaines de l’existence sociale, qui seront tous rendu à leur possibilité d’autonomie lorsque la puissance financière et industrielle sera démocratiquement gérée.

Bien entendu, la mise en œuvre d’une politique économique destinée à l’intérêt commun et appuyée sur la propriété collective, ne saurait être le fait que d’un pouvoir politique démocratique: nous évoquerons ce pouvoir plus loin.

Auparavant, il convient de poursuivre l’énumération des tâches qui seraient les siennes.

Car la gestion démocratique de la richesse collective (gestion non pas anarchique, mais cohérente, non pas autoritaire, mais responsable) ne saurait être à elle seule le moyen unique de toutes les fins, et le remède universel de tous les maux. C’est là que résiderait la plus grande erreur, puisque la propriété privée n’est pas la source unique de tous les maux. C’est en effet d’une manière totalisatrice et globale que l’individu et la société doivent être rendus à eux-mêmes: le bien-être matériel, corrélatif du besoin (sans cesse croissant il est vrai, et il est bon qu’il en soit ainsi) n’est pas en effet à lui-même sa propre fin, et il ne reçoit pas de lui-même son propre sens: il y a lieu, nous l’avons vu, d’intégrer le besoin dans le plus vaste désir et de hausser le bien-être au niveau plus significatif du plaisir d’exister.

Cette exigence, on le prévoit, aura comme incidence politique l’ensemble des finalités et des tâches rassemblées sous le terme de culture.

c. La libre personnalité, la culture et l’éducation: des valeurs tout autres

La plupart des travaux sur la diffusion de la culture et de l’éducation omettent de poser le problème fondamental qui est celui des finalités. Ces travaux se situent au sein même de la société bourgeoise (ou bureaucra-tique), ils partent de cette société même et ne se posent en réalité que des problèmes d’adaptation. La seule question semble être celle de la formation d’individus utiles à la société industrielle, par exemple, ou à la société bureaucratique; on retrouve ici le phénomène de l’imitation répétitive, aussi bien que la perspective de la rentabilité et du profit.

Mais il s’agit au contraire de se situer dans une tout autre perspective, et notamment dans celle d’une société qui, ayant réalisé l’appropriation collective des moyens de production et la démocratisation du pouvoir politique, pourrait enfin, sur le plan de la culture formuler les plus hautes ambitions. Il conviendrait alors d’orienter la culture et l’éducation non seulement vers la diffusion la plus large, mais encore vers la création la plus authentique. Cette création culturelle et éducative devrait, compte tenu des exigences que nous avons formulées plus haut, être tout entière dirigée vers le double développement de la subjectivité et de la sociabilité. Cela signifie en clair que, à l’encontre de tous les courants d’opinion actuellement aliénés, quoique influents, il conviendrait de développer essentiellement la formation historique, artistique et philosophique. La formation scientifique et technique, l’éducation permanente, les activités et les animations ne seront pas délaissées: on n’a que trop de goût de les développer. Mais on doit combattre pour mettre à son rang, c’est-à-dire au premier, la formation artistique, littéraire, historique et philosophique. Seule une telle culture authentique fournira les bases d’une création perpétuelle; mais, surtout, seule une telle culture et une telle formation pourront permettre de construire les bases d’une véritable prise de conscience. Il ne s’agit pas seulement (bien qu’il s’agisse aussi de cela) de développer une formation critique au moyen des sciences humaines et de la philosophie, formation critique qui est bien évidemment la condition nécessaire pour la prise de conscience, par le plus grand nombre, de sa liberté et de son pouvoir. Il s’agit aussi de quelque chose de plus fondamental : il s’agit de déployer, par la culture artistique et philosophique, toutes les potentialités imaginatives et existentielles de la subjectivité. C’est en effet seulement par un tel déploiement que tous les individus apprendront non seulement leur propre conscience, mais encore le goût du bonheur. Nous pensons que le bonheur, le plaisir d’exister, la relation poétique au monde et au temps, ainsi que la relation positive à autrui, sont des entreprises plus difficiles qu’il n’y paraît, et il n’y a aucune raison pour en réserver la science et la jouissance aux anciennes classes bourgeoises.

Il ne s’agit pas d’imposer une idéologie, ou une vision du monde, ou une forme de la culture. Il s’agit bien au contraire de mettre la culture et l’éducation au service du déploiement d’une libre personnalité. Toutes les institutions culturelles (éducation, presse, édition, spectacles, musique) auront à se fixer un but à la fois exigeant et formel : le déploiement de toutes les richesses de la subjectivité, de la réflexion, de l’imaginaire et de l’inconscient. La libre personnalité ayant reçu et recevant sans cesse la nourriture qui la rend possible et lui révèle ses pouvoirs, il lui appartiendra bien entendu, à partir de sa propre liberté, d’inventer les formes et les modalités de sa jouissance, les formes et les modalités de sa joyeuse insertion dans le monde.

Les tâches institutionnelles, sur ce plan de la culture, ne sauraient être que formelles, puisque l’institution n’a pas d’autre but, dans une société libre, que la liberté même. C’est pourquoi il n’y aura ni doctrine officielle d’Etat, ni religion d’Etat, ni idéologie préférentielle. Tout devra être connu, tout devra être diffusé, rien ne sera ni occulté ni piégé.

Mais cette liberté totale de l’expression, de la culture et de l’éducation ne saurait, dans notre perspective, avoir sa fin en elle-même. La création d’une société de libres citoyens, s’affirmant chacun comme une libre personnalité, n’est que le moyen fondamental de cette plus haute finalité qu’est l’apprentissage du désir, c’est-à-dire l’apprentissage de la conscience de soi et de la libre jouissance de l’existence.

Dans ce déploiement « philosophique» de la culture mise au service de l’existence heureuse entre en jeu l’apprentissage de la relation à l’autre et de la réciprocité. Toutes nos institutions et toutes nos habitudes, ici en France, s’opposent à la transparence et à l’établissement d’authentiques relations réciproques, liberées des fantômes soit de l’argent, soit du pouvoir hiérarchique. L’appropriation collective des moyens de production ne suffit évidemment pas pour instaurer de telles relations de réciprocité. Il faut en outre culture, élégance d’esprit, et générosité. Ces choses s’apprennent, se construisent, se diffusent. « La conscience s’apprend » disait un philosophe. Mais on pourrait ajouter : l’amour aussi, et la joie, et la transparence.

Mais un obstacle ici doit être surmonté (après la propriété privée des industries) : c’est la jalousie existentielle. Or, ne plus considérer que la joie de l’autre, et sa réussite, et son existence, sont un scandale, ne plus considérer l’existence même d’autrui comme une gêne, un obstacle, une compétition, un scandale, exige une véritable révolution culturelle, une transformation radicale des habitudes mentales que nous inculque (si nous ne sommes pas vigilants) la société compétitive où nous vivons. Cette transformation radicale de nos habitudes mentales et de nos attitudes agressives à l’égard d’autrui et pessimistes à l’égard du monde, c’est précisément l’une des tâches d’une politique culturelle qui nous proposerait d’apprendre au plus grand nombre la conscience de soi, la libre personnalité et le plaisir de vivre. Tout commence peut-être par le regard amical jeté sur l’autre, et par la mise en échec de la jalousie existen-tielle.

Mais ces tâches considérables de développement de la libre personnalité et de la réciprocité vécue, ne peuvent être assumées que par des institutions authentiquement libres, c’est-à-dire à la fois démocratiques et non dogmatiques.

On dira qu’il y a là comme un écho de l’humanisme et des Lumières.

Ces mots ne nous font pas peur : nous aimons assez l’humanité de la Renaissance et le Siècle des Lumières! Mais un procès d’intention se tromperait d’ennemi puisque nous sommes favorables à la suppression de la bourgeoisie et à la création d’un homme nouveau, totalisé et heureux dont peu de sociétés aujourd’hui nous donnent l’exemple. Cet homme libre et heureux n’est pas pour nous une abstraction ou une forme, mais, nous l’avons vu, une réalité fort concrète de désir et de jouissance. Il incarne en fait de toutes autres valeurs que celles que nous connaissons, mais elles sont toutes concrètes, significatives et vivantes.

Mais l’argument décisif qui empêche de voir dans ces analyses un simple humanisme ( au sens traditionnel ) c’est que la libre personnalité, neuve, incomparable, unique et inventrice de soi dont la culture a pour tâche de rendre possible l’universel déploiement, cette libre personnalité toujours différente, n’est pas seulement celle des individus, c’est encore celle des sociétés, qui sont, elles aussi, uniques, incomparables et neuves, lorsqu’elles sont rendues à leur authenticité. L’Humanité est un fantôme abstrait (comme disait Stirner) mais non pas les sociétés concrètes et les hommes concrets qui, nous l’avons vu, peuvent y trouver, avec leur joie, leur être et leur substance.

d. Les cultures nationales et la souveraineté : l’universel et la différence

Sur le plan collectif également, la jalousie existentielle doit céder le pas à la réciprocité. Car les nationalités sont aussi des personnalités singulières, et l’aliénation vient ici de la négation même de ces personnalités collectives. Le racisme ou la xénophobie sont précisément la négation de l’altérité, ou plus exactement, la négation de la positivité et de la validité de l’altérité comme telle.

Une société indépendante et libre sera donc celle qui, sur le plan des convictions et des adhésions concrètes (c’est-à-dire les mœurs) mais également sui le plan institutionnel (culture, presse, éducation) reconnaîtra aux minorités nationales – et, bien entendu, aux autres nations –  la même place et les mêmes droits que ceux dont jouit la société englobante majoritaire. On conçoit l’immensité du travail qui est à accomplir sur le plan des lois sociales concernant les immigrés (récents ou anciens) ainsi que sur le plan de la rééducation complète des populations majoritaires : les habitudes mentales et culturelles, concernant le rapport quotidien avec l’autre, doivent être radicalement bouleversées et subverties.

La première idée qui serait à transmettre et à inscrire dans les habitudes quotidiennes serait la distinction entre la culture concrète d’un groupe minoritaire, et le statut juridique et abstrait des citoyens ; c’est-à-dire entre la citoyenneté qui est générale, commune à tous les individus du groupe national, et la culture (convictions, créations, mœurs) qui est singulière, et appartient en propre à chacune des minorités « nationales », à l’intérieur de l’Etat.

Cette perspective de l’Etat multinational est la plus lointaine et la plus généreuse qui soit. Elle peut être rejetée par les minorités culturelles elles-mêmes, et c’est précisément l’esprit de la démocratie, c’est-à-dire l’affirmation de la souveraineté des groupes sociaux, qui exige qu’on reconnaisse alors à chaque minorité nationale le droit de se constituer elle-même comme groupe social objectif et souverain, c’est-à-dire comme Etat. Les exemples kurde et biafrais sont éloquents à cet égard: la négation meurtrière et répressive de la volonté de sécession d’une minorité nationale qui tente de s’élever jusqu’au niveau de la souveraineté politique, c’est-à-dire étatique, est la manifestation la plus violente de la lutte pour la domination, et de la négation de la relation démocratique.

Il en est de même sur le plan international: la fin de la colonisation est le processus démocratique fondamental puisqu’il consiste à rendre chaque nationalité à sa souveraineté, et par conséquent à sa libre volonté de se constituer comme Etat.

L’aspiration vers une humanité homogène politiquement et diversifiée concrètement dans ses différences et ses cultures, est certes l’aspiration la plus haute que puisse formuler la raison politique, lorsqu’elle est soucieuse à la fois d’universel et de concret. Mais l’instauration de la société humaine à la fois unifiée rationnellement (juridiquement) et diversifiée concrètement (culturellement) est un processus historique de très longue haleine qui doit respecter le rythme temporel des volontés collectives et des forces sociales : ce rythme exige en fait (on le constate) que l’histoire de l’unification politique et sociale de l’humanité passe par le stade étatique : l’état national est la réalité historique dominante, c’est-à-dire une modalité effective de la volonté collective aujourd’hui. L’activité réciproque, complémentaire et croisée de tous les individus d’un même groupe social, sur tous les plans (culturel, linguistique, économique, militaire, politique) aboutit dans la plupart des cas à l’instauration d’un ensemble structuré d’institutions qui forment l’Etat moderne. Ce système de l’organisation moderne de la vie sociale est si prégnant, que les groupes sociaux n’hésitent pas, parfois, à reconnaître d’un commun accord un tracé de frontières parfaitement rectiligne et artificiel (comme entre l’Egypte et la Libye, ou d’autres Etats africains), tracé qui, tout en étant un héritage colonial non récusé, permet cependant à ces groupes sociaux (souvent culturellement fort proches) de se constituer comme des Etats distincts, c’est-à-dire de construire chacun pour son propre compte (et dans un consentement réciproque) une souveraineté concrète, bien délimitée et objectivée comme espace social. C’est le fait. Et ce fait qui exprime le désir politique dominant de l’humanité, devient une vérité universelle et même un droit universel, puisque la démocratie internationale, comme la démocratie interne, consiste à reconnaître la validité des désirs collectifs lorsqu’ils sont en mesure de constituer ensemble des institutions structurées.

Les nationalités, comme unités sociales culturelles, sont donc des réalités mouvantes et dialectiques (Cf. Robert Misrahi, « Une nationalité dialectique », Les Temps modernes, décembre 1959.) qui peuvent, face à l’intolérance, à la répression, ou à la domination, se constituer comme des réalités objectives beaucoup plus cristallisées, fixées et structurées, et devenir ainsi des Etats. L’Etat est le passage dialectique, au niveau de l’objectivation, des réalités mouvantes et purement culturelles que constituent les nationalités. Lorsque celles-ci sont réprimées elles mobilisent dialectiquement leurs forces de résistance sous forme de volonté nationale, et c’est cette volonté nationale qui, persévérante en elle-même et reconnue enfin démocratiquement par les autres, donne naissance à un Etat sur la base de l’activité contractuelle (symétrique ou dissymétrique, puisque des classes subsistent souvent en fait, même après la conquête de la souveraineté nationale) et de l’unification systématique des institutions et de la culture.

La souveraineté nationale et étatique n’est pas exigible seulement parce qu’elle est universellement désirée, et que le fait universel se transforme en droit exigible, comme nous l’avons montré. Cette souveraineté est encore une exigence rigoureuse de la démocratie parce qu’elle est la seule condition réelle et irréversible, c’est-à-dire la seule garantie, de cette intégration sociale qui fait entrer les individus dans le règne de la « substance », c’est-à-dire dans cette modalité d’existence sociale qui rendra possible (sans la constituer à elle seule) la plénitude existentielle et le déploiement dynamique de l’être et de la satistaction.

Seule la souveraineté nationale libère de la xénophobie et du racisme: elle est donc la garantie contre ce retour du refoulé, racisme ou antisémitisme par exemple, qui reviendrait pour nier la positivité et la validité des différences culturelles entre les groupes humains.

La souveraineté nationale et étatique est donc la garantie objective, juridique et formelle qui seule rend possible (Sans l’entraîner automatiquement.) le déploiement des différences dans la reconnaissance réciproque; et seule cette reconnaissance réciproque des différences réalise une unité fondamentale et vivante de la société, unité dans laquelle et par laquelle les individus peuvent réaliser le désir unique, et vivre dans sa plénitude dynamique le plaisir individuel et intersubjectif d’exister.

Car tout, à la fin, repose sur la libre invention et la libre personnalité. Les cultures nationales n’ont pas à être définies et arrêtées, mais reconnues puis déployées, enrichies, transformées. Or ce sont les individus libres et créateurs qui, ensemble et à partir de leur situation objective et de leurs choix recréent indéfiniment la culture : la souveraineté nationale n’a pas une autre fonction que celle-ci: fournir un champ libre, fraternel, et réciproque, pour le libre développement de l’existence privée et la libre réinvention de la culture.

e. La société unifiée: représentation populaire, autogestion, spécialisation sans hiérarchie, coopération, circulation de la parole

Cette libre personnalité et cette libre culture, tournées non vers le passé mais vers l’avenir, ne trouveront un terrain pour leur déploiement que dans une société politiquement démocratique; et cette démocratie politique sera seule en mesure d’organiser réellement au service du plus grand nombre les richesses matérielles collectivement appropriées.

La démocratie politique repose bien entendu sur la représentation populaire authentique et non pas de spectacle et d’apparat. Les parlements n’ont pas à être supprimés mais transformés radicalement, de telle sorte qu’ils deviennent réellement l’objectivation et l’exercice de la souveraineté populaire. Cette finalité n’est accessible que par la multiplication (entre la « base » et le « sommet ») des instances élues et des délégations de pouvoirs.

Mais la multiplication des assemblées élues n’est significative que si elle se fait sur une base populaire, c’est-à-dire dans le cadre des entreprises, et en tant qu’elle redouble une représentation nationale de système proportionnel.

Car il ne s’agit pas de promouvoir une poussière d’unités autonomes qui pratiqueraient certes l’auto-gestion, mais dans l’isolement et le quant-à-soi. L’économie, la vie sociale, sont, nous le savons, le lien de l’interdépendance et de la réciprocité. L’autogestion doit donc être intégrée dans un système global (démocratiquement constitué) de dépendance réciproque des décisions et des programmes. Ce qui est exigible n’est pas la centralisation et la dépendance des zones périphériques, mais la structuration globale des sous-systèmes, chaque niveau économique et législatif étant appuyé sur des organismes représentatifs, contrôlables et révocables.

Le caractère démocratique d’une société n’est pas manifeste seulement dans les institutions représentatives qui organisent la vie économique et sociale du pays. Il est également manifeste dans l’intériorisation de l’idée de l’égalité foncière de tous les individus et de toutes les libertés. Cette intériorisation consiste à faire passer dans les habitudes et dans les mœurs (créées et développées par la culture) le sentiment quotidien de la réciprocité et de l’égalité.

Sur le plan politique cela signifie en clair la suppression des structures hiérarchiques. Mais ce qui est à combattre n’est pas seulement la structure hiérarchique du pouvoir, c’est encore la structure et la forme hiérarchique du rapport à autrui. Identité, réciprocité sont ici essentielles, et par conséquent circulation de la parole, déploiement véritable de la parole échangée, et non pas de l’information transmise. C’est la parole qui est le lieu de la réciprocité, nous le savons, puisque la parole commune est ce lieu où les consciences chacune, hors de soi, écoutent et parlent tour à tour.

La parole réciproque fonde ici le dialogue indéfini, la circulation tournante et créatrice de la parole.

C’est cette parole commune, ce dialogue véritable et indéfini qui met en présence chaque conscience avec l’autre, en lui-même, et non pas avec l’apparence sociale de l’autre. Autrement dit la parole véritable, dans une société cultivée et démocratique renverse les hiérarchies. Les rôles et les présomptions sont abattus par la parole vivante, en même temps inversement que la société sans hiérarchie ouvre le champ libre à la parole réciproque.

Parole et unité non hiérarchiques sont dans un rapport de détermination réciproque, chacune rendant l’autre possible et se renforçant par l’autre. Parler abat les barrières, mais l’on parle mieux quand il n’y a pas de barrière.

Tout, ici, est lié: la circulation réciproque de la parole, la structure démocratique des institutions, le caractère collectif de la propriété industrielle et foncière, et enfin la nouveauté audacieuse et généreuse de la culture. Chaque élément rend possible tous les autres et est rendu possible par eux. Cette circularité et cette détermination réciproque et réflexive de chaque élément social par tous les autres n’empêchent pas une espèce de primat de l’un d’entre eux : c’est le projet politique de la liberté. Il est présent dans chaque élément et il anime tout le système. C’est une sorte d’attitude en même temps qu’un projet, une manière d’exister, en même temps qu’une finalité politique.

Cette manière égalitaire d’exister et d’agir politiquement ne doit pas être conçue comme la pure spontanéité informe et l’absence de responsabilité. De même la société non hiérarchique n’est pas le moins du monde une société informe et sans structure ni visage. Au contraire, l’absence de hiérarchie ne signifie pas l’uniformisation et l’instauration d’une pâte sociale ou d’une foule animale.

La société à propriété collective et coopérative fondée sur la démocratie n’est pas une horde et n’est pas non plus une armée. Comme elle repose sur le développement de la culture et de la personnalité, elle rend possible la responsabilité effective des individus et des sous-groupes. Mais il n’y a pas de responsabilité sans personnalité active, c’est-à-dire (en termes politiques et techniques) sans spécialisation. Responsabilités, spécialisation, particularité originale des compétences et des talents, possibilité pour tous d’accéder au stade de la création, de l’expression, et de la réalisation originale de soi, voilà quelques-unes des composantes réelles et concrètes d’une société sans hiérarchie. L’absence de hiérarchie est l’absence du pouvoir hiérarchisé des individus sur d’autres individus: elle est la fin de la magie, du charisme, et du spectacle mensonger.

C’est cette fin de l’autorité politique personnelle qui est le commencement de la liberté et de la responsabilité de tous.

Mais la suppression de l’autorité personnelle ne signifie pas la fin des individualités concrètes : c’est le contraire qui est vrai. La société politiquement (juridiquement) démocratique et homogène, est une société concrètement diversifiée, comportant des originalités, des inventions, des imprévisibles : bref, l’unique et le vivant.

Cette diversité concrète de la société démocratiquement unifiée et souveraine n’est pas à concevoir comme un pis-aller ou une tolérance, la société étatique admettant, bon gré mal gré, la diversité incomparable des cultures et des individualités ; bien au contraire, il appartient par essence à la société vraiment démocratique, appuyée sur la réciprocité, et la parole, de promouvoir la reconnaissance réciproque de la diversité. Une société moderne n’est pas démocratique en dépit de la reconnaissance des différences singulières et des talents originaux, mais en raison même de cette reconnaissance.

Car la réciprocité, qui est le fondement existentiel et logique de la démocratie n’est pas seulement la réversibilité formelle des droits et des devoirs, elle est encore la reconnaissance affirmative (et simultanément réversible) de la différence d’autrui. Dans l’amour ou l’amitié, cette reconnaissance de l’autre se fait dans la joie, elle se fait dans l’intelligence et la générosité s’il s’agit de l’ordre politique et de la répartition des responsabilités. Ici (comme nous l’avons toujours dit) le politique rejoint l’existentiel: car il y a réversibilité entre la répartition des responsabilités sur la base de la spécialisation et de la compétence, et la reconnaissance amicale et vivante de l’originalité de l’autre et de la singularité de chacun. Pour que, dans cette perspective de la différence, la démocratie soit pleinement réalisée, il suffit qu’une légalité fort stricte assure la circulation des responsabilités, et le renouvellement inéluctable des organismes collégiaux, démocratiquement élus et non rééligibles. Cela vaut aussi bien dans le cadre des institutions politiques et constitutionnelles que dans celui des institutions économiques.

Cette nécessaire circulation des responsabilités collégiales entraîne la nécessité de développer la culture économique et juridique selon un très haut niveau, et à l’adresse de tous, afin que tous soient effectivement en mesure d’assumer tour à tour les responsabilités qui leur reviennent de droit.

C’est pourquoi, dans une société socialiste et démocratique, la culture et l’éducation scientifique (au sens large) ont une portée politique et sont une exigence même de la démocratie.

Il va sans dire que l’assomption des responsabilités de gestion économique et politique n’étant pas plus importante que l’aptitude à déployer la libre personnalité poétique et créatrice, la culture poétique et l’éducation philosophique (dont nous avons parlé plus haut) seront les ultimes garants de cette démocratie socialiste de la plénitude.

La parole, comme l’existence, sera dès lors pleinement libérée, et elle totalisera dans un mouvement toujours ouvert les contenus qualitatifs de l’existence et les aptitudes formelles de la raison.

Certes, il conviendrait maintenant de répondre à l’ultime question: comment? Par quelles voies et par quels moyens, par quelle action et par quelle pratique a-t-on quelque chance de réaliser cette démocratie socialiste qui conférerait à la société son unité diversifiée et à l’individu son autonomie créatrice ?

Nous navons pas la place, ici, de répondre à cette question. Disons seulement que le principe du choix sera l’homogénéité et la réciprocité : c’est pourquoi il conviendra de recourir plus à la légalité qu’à la violence, et à la démocratie qu’à la dictature. Penser le contraire, c’est méconnaître (et par conséquent affaiblir) la force réelle de la représentation populaire lorsqu’elle s’appuie sur l’information véritable et sur la culture. »

LEIBNIZ ET LES LUMIÈRES RADICALES

1. Premiers contacts

Le penseur à qui la première Aufklärung devait le plus et, à en croire Formey, le « plus grand génie que l’Allemagne ait produit », Leibniz, était aussi un critique et un observateur sans égal de la philosophie de son époque. La façon dont il interprétait chacun des nouveaux développements intellectuels en Europe témoignait d’un discernement hors du commun. Souvent, comme dans le cas de Locke et de Newton, son jugement précédait celui de la plupart des autres savants de plusieurs décennies. Il n’est donc pas négligeable pour l’histoire des idées que Leibniz, plus que tout autre observateur de la pensée de son époque, excepté peut-être Bayle, ait compris dès le départ les implications majeures pour l’humanité du nouveau mouvement philosophique radical. Son dévouement à la défense de l’autorité du prince et de la religion, ainsi que son désir de réunifier et de consolider les Églises, en firent le premier et le plus résolu de tous les adversaires de la pensée radicale, ainsi que le plus éminent architecte des Lumières modérées dominantes en Allemagne, en Scandinavie et en Russie.

Dans les années 1670, Leibniz était loin d’être le seul à avoir compris que les structures existantes de la croyance, de la tradition et de l’autorité, en fait, tout le système religieux, moral et politique alors en vigueur, était menacé par la montée du naturalisme, du fatalisme et du matérialisme philosophiques, le spinozisme formant la colonne vertébrale de ce défi radical. Mais à la différence de penseurs comme Bossuet, Huet, Sténon, Van Mansvelt, Des Marets, Wittich, Le Clerc, Limborch, Jaquelot, Malebranche, Lamy, Régis et Houtteville, pour ne citer que ceux-là parmi la foule de ceux qui partageaient son inquiétude, Leibniz ne croyait pas qu’aucune des alternatives existantes était à même de défendre l’autorité, la religion et la tradition, bien qu’il estimât que tous les systèmes philosophiques rivaux de son époque contenaient des parcelles de vérités, qui devaient être soigneusement dégagées et soumises à un réexamen critique. À ses yeux, ni l’aristotélisme, ni le cartésianisme, ni le malebranchisme, ni le fidéisme de Huet et Sténon, ni, plus tard, l’empirisme de Locke, en fait, aucun des systèmes alternatifs existants, n’était capable de fournir un nouveau cadre convaincant, viable et complet.

C’est avec la Philosophia de Louis Meyer, publié anonymement en 1666, que Leibniz rencontra pour la première fois la pensée radicale. Cette publication avait provoqué des troubles considérables en Hollande, comme il le rapporte dans ses Essais de théodicée (1710) : le scandale public s’était en effet doublé d’affrontements très vifs entre cartésiens et anti-cartésiens, quant à savoir comme réfuter au mieux les affirmations sans précédent de l’ouvrage sans en rabaisser trop sur la primauté traditionnelle de la théologie sur la philosophie, alors en plein essor. Dans une lettre de décembre 1669, Leibniz note que « Serrarius, Wolzogen, Vogelsang, De Labbadie, Andreae et d’autres adversaires » avaient tenté de démolir la Philosophia mais s’étaient aperçus, à leurs frais, que c’était loin d’être facile. Il révèle aussi qu’il avait lui-même fait partie de ceux qui avaient cherché à savoir qui en était l’auteur.

Leibniz mentionne pour la première fois Spinoza en 1669, dans une lettre concernant les cartésiens, adressée à son ancien professeur, Jakob Thomasius, dont il avait été l’élève à Leipzig de 1661 à 1663. Reconnaissant que « Clauberg est plus clair que Descartes », il affirme qu’aucun des principaux disciples de Descartes ou de ceux qui ont exposé sa philosophie, à savoir « Clauberg, De Raey, Spinoza, Clerselier, Heereboord, Tobias Andreae et Henricus Regius », n’a ajouté quoi que ce soit de conséquent au système de Descartes. Si une telle affirmation ne signifie pas nécessairement que Leibniz avait alors lu l’exposé par Spinoza du système cartésien — il est tout à fait possible qu’il se soit simplement fait l’écho de l’opinion qui prévalait à l’époque -, le fait qu’il cite Spinoza en troisième prouve en tout cas quil le considérait alors comme l’un des principaux « cartésiens ». Il ne devait pas conserver longtemps cette opinion. L’année suivante, le Tractatus theologico-politicus parut à la fois en Hollande et en Allemagne, et suscita un tollé plus grand encore que la Philosophia de Meyer. Thomasius et Leibniz faisaient partie de ceux qui brûlaient de découvrir qui était cet homme qui défait sans relâche les vérités universellement reconnues. C’est Graevius qui apprit à Leibniz, en avril 1671, que le « pestilentissimus » qui prenait d’assaut l’autorité de l’Écriture, en suivant le « chemin hobbesien » mais en « allant bien plus loin », était l’ouvrage d’un « juif appelé Spinoza, chassé de la synagogue quelque temps auparavant, en raison de ses opinions monstrueuses ». Dans une autre lettre, Graevius, qui était lui aussi un observateur attentif de la scène philosophique internationale, rapportait que le cartésianisme dominait désormais les universités néerlandaises, tandis que l’aristotélisme était «à terre » ; il ajoutait que son collègue Van Mansvelt travaillait d’arrache-pied à une réfutation complète de cette « infâme et horrible » livre de Spinoza. Dans sa réponse, Leibniz, qui avait alors étudié de près le Tractatus et estimait que sa critique de la Bible était principalement inspirée par Hobbes, déplorait qu’un homme aussi érudit que Spinoza « paraisse être tombé si bas ».

C’est en octobre 1671 — après avoir d’abord tenté, sans succès, d’entamer une correspondance avec Hobbes l’année précédente — que l’habile Leibniz envoya sa première lettre à Spinoza. S’adressant à lui avec cette formule baroque: « Monsieur Spinosa, médecin très célèbre et philosophe très profond », le jeune savant limitait ses interrogations au domaine de l’optique, bien que ce ne fût évidemment là qu’un prétexte pour établir le contact. Il reçut une réponse polie, dans laquelle Spinoza lui demandait d’envoyer à l’avenir ses lettres par La Haye plutôt que par Amsterdam et lui transmettait un exemplaire du Tractatus, au cas où il ne l’aurait pas déjà eu entre les mains. Leur correspondance se poursuivit, et l’on sait que Leibniz fit ainsi part à Spinoza de ses réactions au dans des termes sans doute relativement laudatifs, bien que, malheureusement, aucune des lettres qu’ils échangèrent par la suite ne subsiste. Au même moment, lorsque Leibniz parlait de Spinoza avec ses autres correspondants, comme Antoine Arnauld à la fin de l’année 1671, il condamnait avec véhémence le Tractatus, tout en prenant soin de ne pas révéler qu’il était lui-même en contact avec le coupable, ni même qu’il connaissait son nom, bien qu’il reconnaisse explicitement qu’il voyait en lui un penseur moderne majeur, de la stature de Bacon ou de Hobbes.

En Allemagne comme en France, Leibniz ne pouvait que dénoncer le Tractatus comme un livre excessivement néfaste, mais il insistait systématiquement sur le fait que, jusqu’à présent, il n’avait pas été réfuté de façon satisfaisante. Dans une lettre à Jakob Thomasius, où il omet une fois encore de mentionner qu’il est lui-même en contact avec Spinoza, il souligne l’intelligence et l’érudition du traité anonyme, tout en disqualifiant l’ouvrage récent que lui a consacré Thomasius, le décrivant, avec une ironie certes légère, mais évidente, comme une « refutatio brevis, sed elegans ». Ce qu’il fallait, c’était une réfutation informée, solide et incisive, plutôt qu’injurieuse. Gottlieb Spitzel, l’éminent théologien luthérien d’Allemagne du Sud était de ceux qu’il encourageait à attaquer l’écrivain clandestin « qui, dit-on, est un juif », et qui avec un certain savoir et « beaucoup de venin » s’efforce de saper l’antiquitatem, la genuitatem et l’auctoritatem de l’Écriture. Il est d’intérêt général, insistait Leibniz, qu’un érudit de renom imprégné d’hébreu et des autres langues orientales, « comme vous, ou quelqu’un comme vous », se charge de démolir le livre. Réticent à entreprendre une telle tâche, Spitzel s’excusa en disant qu’il avait cru comprendre que le « très savant Thomasius et son collègue Rappolt, à Leizig » l’avaient déjà fait. Dans son ouvrage suivant, publié à Augsburg en 1676, Spitzel se contentait de condamner Spinoza comme un « juif […] et un fanatique, éloigné de toute religion », et d’une telle « impiété qu’il répudie même la vérité des miracles bibliques », tout en renvoyant les lecteurs désireux d’en savoir plus à la réfutation de Jacobus Batalier, publiée à Amsterdam.

Leibniz ne tarda pas à comprendre que le problème ne se limitait pas à Spinoza, mais concernait quelque chose de bien plus étendue: le cercle de Spinoza, un mouvement philosophique clandestin qui avait pris racine dans les Provinces-Unies. Peu à peu, il recueillit auprès de ses correspondants des bribes d’information à propos d’un phénomène qui, manifestement, l’intriguait et le fascinait autant qu’il le perturbait. Un visiteur allemand lui rapporta ainsi, en avril 1672, ce que lui avait dit le cartésien Theodore Craanen, professeur de médecine à Leyde: l’un des textes clandestins dont Leibniz s’était enquis, le De jure ecclesiasticorum, était attribué en Hollande à Van Velthuysen, tandis qu’on estimait que « Jacobus Korbach » (il s’agissait clairement d’Adriaen), qui était mort dans la prison où on l’avait jeté pour avoir écrit des « livres impies », était l’auteur de la Philosophia; quant au Tractatus, nul ne doutait que c’était l’ouvrage de Spinoza, comme d’autres textes d’un contenu similaire, voire pire encore, qui ne paraîtraient qu’après sa mort. Plus tard, dans une lettre qu’il écrivit personnellement à Leibniz, Craanen affirmait que la Philosophia n’était pas, comme beaucoup le supposaient, de Spinoza, mais d’un « médecin d’Amsterdam » ; il évoquait également la querelle amère opposant Des Marets aux cartésiens, et reconnaissait avec Leibniz qu’il n’y avait toujours pas de réfutation satisfaisante du Tractatus, bien que Van Mansvelt fît tout son possible pour achever la sienne.

De 1672 à 1676, Leibniz vécut à Paris. Sans doute les multiples distractions, notamment intellectuelles, de la capitale le divertirent-elles dans une certaine mesure, du moins au début, de son intérêt auparavant si vif pour la pensée radicale hollandaise. Pourtant, cet intérêt subsista, cela est tout aussi clair. Vers le début de son séjour, il rendit visite à Van den Enden, qui enseignait alors dans la capitale française, bien que Leibniz ne sût alors probablement rien des liens étroits qui l’unissaient à Spinoza, Koerbagh et à l’auteur de la Philosophia. Il fréquenta par ailleurs Huygens, l’homme de science et le mathématicien le plus éminent qui fût alors en France, lequel lui apprit sûrement des choses sur Spinoza, Meyer et Van den Enden. Il discuta également de la menace constituée par le spinozisme avec Arnauld, Justel et d’autres connaissances du monde intellectuel français. Mais c’est surtout par son jeune compatriote Tschirnhaus, qui était profondément impressionné par la philosophie et la personne de Spinoza, et était parvenu à gagner sa confiance — ce que Leibniz ne put jamais faire — et à pénétrer dans son cercle clandestin, que Leibniz put obtenir plus d’informations.

Leibniz et Tschirnhaus se virent très régulièrement à Paris, et devinrent amis. Leibniz était si curieux de connaître les idées de Spinoza, et désirait tant voir l’exemplaire manuscrit de l’Ethique, alors non encore publiée, que Spinoza avait confié à Tschirnhaus avant que celui-ci ne quitte les Pays-Bas, à la condition qu’il ne le montre à personne sans sa permission expresse, qu’il convainquit Tschirnhaus d’écrire à l’autre jeune allié allemand de Spinoza, Schuller, à Amsterdam, pour demander l’accord de Spinoza. Schuller rapporta ainsi dûment à Spinoza que « notre Tschirnhaus » était arrivé à Paris, s’était entretenu avec Huygens, et discutait à présent de Spinoza avec la plus grande discrétion, bien que le Tractatus fut « très apprécié de beaucoup de gens en France [et que] M. Huygens lait] demandé avec intérêt si d’autres ouvrages du même auteur n’avaient pas été publiés ». Leibniz, quant à lui, était apparemment un homme « remarquablement instruit, versé dans diverses sciences et libre des préjugés ordinaires de la théologie ». Tschirnhaus pensait qu’il serait profitable aux deux philosophes de lui révéler le contenu de l’Éthique, mais voulait en même temps être fidèle à sa promesse, et ne le lui ferait pas connaître si Spinoza était d’un autre avis. En outre, il rappelait à Spinoza la lettre que Leibniz lui avait autrefois écrite à propos de son Tractatus, Spinoza n’avait pas oublié la correspondance qu’il avait eue avec Leibniz, mais se demandait ce que faisait en France — pays avec lequel la république des Provinces-Unies était alors en guerre — cet homme érudit, qui jouissait auparavant d’une position enviable à Francfort. Il estimait « inconsidéré de lui communiquer si vite [ses] écrits » : d’abord, il voulait savoir pourquoi il était en France, et connaître l’opinion qu’aurait de lui Tschirnhaus lorsqu il le connaîtrait mieux.

Si Leibniz ne vit jamais le manuscrit de l’Éthique, il eut sans aucun doute de longues discussions avec Tschirnhaus à propos du système de Spinoza, au cours desquelles il nota certains points extrêmement pertinents concernant son contenu. Ses thèses principales, telles qu’il avait pu les discerner, étaient que « Dieu seul est substance » (Deum solum esse substantiam), que l’homme n’est libre que dans la mesure où il n’est pas déterminé par des choses extérieures, et que « l’esprit est l’idée du corps» (mentem esse ipsam corporis ideam). Extrêmement intéressé par ce qu’il avait appris, Leibniz étudia une nouvelle fois le Tractatus à Paris: il en examina scrupuleusement les arguments et en transcrivit des pages entières, assorties de commentaires.

Le séjour de Leibniz à Paris, au cours duquel il fit des progrès impressionnants non seulement en philosophie, mais aussi en mathématique et dans les sciences en général, se prolongea jusque vers la fin de l’année 1676. Après avoir accepté le nouveau poste qu’on lui proposait à Hanovre, il revint en Allemagne par l’Angleterre, où il resta quelques jours, et la Hollande, où, à ce moment-là, il avait bien plus à faire: il y passa deux mois, à se familiariser non seulement avec le monde des savants respectables — rencontrant notamment Huygens, Hudde et Van Leeuwenhoek —, mais aussi avec les écrivains radicaux, À Amsterdam, il fréquenta Schuller, qui lui servit désormais de lien avec le monde du spinozisme hollandais, et grâce à qui il rencontra Meyer, Bouwmeester, Jelles et d’autres membres du cercle de Spinoza. Il parvint à gagner assez leur confiance, ou du moins celle de Schuller, pour se procurer des exemplaires de plusieurs des lettres non publiées de Spinoza. Après être allé à Leyde, où il fit la connaissance de Pieter de la Court, il se rendit à La Haye, pour rencontrer Spinoza lui-même. L’importance qu’eut cette rencontre pour Leibniz transparaît dans la lettre qu’il écrivit quelques mois plus tard à l’abbé Gallois, dans laquelle il dit s’être entretenu avec Spinoza « plusieurs fois et fort longuement ». Dans les années qui suivirent, il n’en fit part qu’à ceux qui lui étaient particulièrement proches, comme le landgrave Ernest de Hessen-Rheinfels, à qui il confia, en mars 1684, qu’il avait longuement parlé avec Spinoza et qu’il connaissait « quelques-uns de ses sectateurs […] assez familièrement ». Or cette rencontre ne relevait pas de la simple fascination intellectuelle, du désir de rencontrer les personnes qui comptaient alors dans le monde de la pensée. Comme il le reconnut plus tard dans ses Nouveaux Essais, « j’étais allé un peu trop loin ailleurs, et […] je commençais à pencher du côté des spinozistes, qui ne laissent qu’une puissance infinie à Dieu, sans reconnaître ni perfection ni sagesse à son égard, et, méprisant les causes finales, dérivent tout d’une nécessité brute ». Un tel aveu montre clairement que Leibniz manqua lui-même un temps d’être aspiré dans l’orbite de la pensée radicale.

2. Leibniz, Sténon et le défi radical (1676-1680)

Leibniz se fit rapidement une place et devint un conseiller de confiance à la cour de Brunswick-Lünebure, parallèlement à ses fonctions de bibliothécaire et de philosophe résident. Ses diverses fonctions dans cette cour allemande de dimension moyenne faisaient de lui un homme occupé, mais ni son zèle pour la philosophie et la science ni son intérêt pour les idées radicales ne faiblirent. D’ailleurs, Spinoza et le spinozisme devinrent à ce moment-là des sujets à la mode, et même d’une actualité brûlante, à la cour de Hanovre. Le souverain de l’époque, le duc Jean Frédéric, s’adonnait à des recherches intellectuelles, et Sophie, la femme de son frère cadet, était célèbre pour son intérêt envers les questions philosophiques. En outre, Nicolas Sténon, le remarquable homme de science danois, qui était devenu ecclésiastique et avait été promu à un rang élevé en Italie, arriva à Hanovre en novembre 1677, en tant qu’émissaire du pape, ou vicaire apostolique, pour l’Allemagne et la Scandinavie protestantes. Il résida à Hanovre plusieurs années, de 1677 à 1680, et c’est tout naturellement que Leibniz fut chargé de l’escorter et de lui porter assistance. Le duc Jean Frédéric, qui n’avait pas d’enfant, s’était lui-même converti au catholicisme et était désireux de coopérer avec la papauté et avec Sténon pour servir la cause de l’Église catholique en Allemagne. Il était de plus curieux d’en savoir plus sur la conversion de Sténon et de l’ancien disciple de Spinoza, Albert Burgh.

Au début de l’année 1677, à la demande du duc, Leibniz lui communiqua son exemplaire, alors non encore publié, de la réponse de Spinoza à la lettre dans laquelle Burgh, l’informant de sa conversion, répudiait sa philosophie et le conjurait de s’humilier devant le Christ tant qu’il était encore temps. S’il est possible que Spinoza lui-même l’ait confiée à Leibniz, il semble plus probable qu’elle provint de l’un des membres du cercle gravitant autour de Spinoza, peut-être Schuller? Leibniz, qui n’avait pu lire la lettre de Burgh, estimait cependant qu’à en juger par la réponse de Spinoza, ses arguments étaient faibles, bien qu’il ne jugeât pas plus satisfaisantes les objections de Spinoza. Les questions qui y étaient soulevées étaient à ses yeux d’une importance primordiale, non seulement pour les savants mais également pour les princes éclairés, puisque ni un ordre institué par Dieu, ni la légitimité politique, ni l’autorité de l’Église ne pouvaient se fonder sur les fragiles principes fidéistes avancés par Burgh, tandis que, si les arguments de Spinoza contre la Révélation et la providence divine étaient valables, la religion révélée ne pouvait étayer l’ordre social, moral et politique. II était donc crucial que les arguments de Spinoza soient efficacement contrés et que soit élaborée une justification philosophique de la religion révélée.

Leibniz s’accorde entièrement avec Spinoza pour rejeter le scepticisme fidéiste : « ce qu’il dit de la certitude de la vraye philosophie et des démonstrations est bon et incontestable ». Il partage également son impatience à l’égard de ceux qui exigent de savoir comment un philosophe peut être certain de ne pas se tromper quand tant d’autres ont eu, et ont encore, des conceptions différentes. À ces sceptiques, il recommande de retourner étudier Euclide et Archimède, pour y apprendre que la certitude géométrique est fondée non pas sur des diagrammes, mais sur les idées abstraites de réalités physiques qui reflètent des certitudes concernant l’interaction et les relations des choses réelles. Leibniz reconnaît par ailleurs avec Spinoza que la « justice et la charité sont les véritables marques du Saint-Esprit », mais il ne s’ensuit pas pour lui que les hommes pieux doivent mépriser les commandements particuliers de Dieu, ou les sacrements et les rituels de la religion. La véritable piété n’admet pas que « tout ce que la raison ne dicte pas, doit passer pour superstition. ».

Sténon s’avéra cependant un défenseur du fidéisme bien plus redoutable que Burgh. Étant donné son rang élevé à Rome, et l’allégeance luthérienne des citoyens de Hanovre, sa mission était vouée à susciter une hostilité générale, ce qui mit Leibniz dans une position extrêmement délicate. Ironie du sort, les deux hommes, qui tous deux étaient professionnellement confrontés au défi spinoziste, connaissaient l’un et l’autre personnellement Spinoza et son cercle d’Amsterdam, ce qui ne laissait pas d’être assez inconfortable. En même temps, ils avaient adopté une attitude tout à fait différente. Leibniz et Sténon ne savaient que trop bien que l’ouvrage principal de Spinoza, l’Éthique, subsistait sous forme manuscrite quelque part en Hollande, et que des efforts considérables étaient déployés à la fois par ceux qui voulaient le publier et par ceux qui souhaitaient sa destruction. Mais tandis que Sténon, qui représentait le pape et l’Inquisition, entendait s’assurer de sa destruction, Leibniz, lui, bien qu’il n’ignorât nullement tout ce qui était en jeu, maîtrisait difficilement son impatience de jeter les yeux sur un exemplaire imprimé de l’Ethique.

Leur rencontre fut d’autant plus houleuse que Sténon s’était récemment engagé plus avant dans la religion, abandonnant pour ainsi dire toute démarche intellectuelle, ce dont Tschirnhaus avait averti Leibniz, dans une lettre envoyée depuis Rome. Sténon estimait que la cause catholique avait tout intérêt à s’affranchir de toute intrication avec la philosophie et la science, tandis que Leibniz pensait au contraire que seule la philosophie était à même de démontrer la dépendance de toute chose vis-à-vis d’une Cause première omnipotente, omnisciente et infiniment bonne. Alors que Sténon méprisait de plus en plus la raison, et insistait sur le fait que seules la foi et l’autorité de l’Église pouvaient faire retrouver au pécheur le chemin du salut, Leibniz s’accordait avec Spinoza pour défendre la portée universelle de la raison et sa capacité à fonder toutes les vérités intéressant l’homme. Naguère « grand médecin », selon la formule de Leibniz, d’une habileté redoutable en anatomie et en géologie, Sténon refusait désormais absolument de débattre de questions scientifiques — attitude que Leibniz trouvait incompréhensible et exaspérante, d’autant plus qu’il ne voyait en lui qu’un « théologien médiocre. ».

Leibniz s’était préparé à l’arrivée de Sténon en étudiant sa lettre ouverte, adressée au « réformateur de la nouvelle philosophie », qui avait été écrite en 1671 en réaction au Tractatus et publiée à Florence en 1675. Bien que cette épître ne mentionnât nulle part Spinoza nommément, nul n’ignorait, à Hanovre comme ailleurs, que le philosophe anonyme que Sténon avait dénoncé à Florence était son ancien ami, l’auteur du Tractatus. Mais ce n’était pas simplement Spinoza qui se voyait répudié, mais l’ensemble de la nouvelle philosophie: Sténon développait ainsi précisément cette sorte de scepticisme fidéiste que réprouvait Leibniz. Dans son commentaire de la lettre de Sténon, écrit lui aussi pour son maître, Leibniz adopte une voie moyenne: tout en rejetant la conception émotionnelle et irrationnelle de la foi défendue par Sténon, qui la fait reposer uniquement sur l’autorité, il met également en question la position de Spinoza. Il n’est pas possible de renoncer à la raison mathématique ni à la science: le chemin à prendre pour aller de l’avant consiste donc à réformer la nouvelle philosophie; il faut corriger les erreurs de Descartes et de Spinoza, et perfectionner les règles du raisonnement, tout en écartant l’idée que se fait Sténon de la « véritable philosophie ». Si le représentant du pape semble avoir raison de dire que la majeure partie de l’humanité ne peut atteindre la raison philosophique et que seule l’Église catholique offre à tous la félicité éternelle, qu’ils soient intelligents ou non, qu’ils soient cultivés ou ignorants, Spinoza lui aurait sans doute rétorqué, remarque Leibniz, que « les promesses sont belles, mais qu’il a fait vœu de ne rien croire sans preuve. ».

S’ils rejetaient le radicalisme de Spinoza, les architectes des Lumières modérées dominantes, comme Leibniz en Allemagne et Magliabecchi en Italie n’étaient pas plus attirés par la rigoureuse Contre-Réforme prônée par Sténon, qui les sommait de se soumettre à une foi aveugle, bien que cette répugnance se manifestât plus discrètement. À Florence comme à Hanovre, le rejet catégorique de la raison par Sténon provoqua une réaction certes dissimulée, mais néanmoins déterminée, en faveur de son adversaire: celui-ci apparaissait, dans ce contexte, aussi sacrilèges et intolérables que fussent ses idées, comme le défenseur de la raison et de la philosophie, Leibniz fit ainsi remarquer, contre Sténon, que la sainteté de la vie des représentants de l’Église catholique, dont celui-ci faisait la « preuve » du caractère véritable et sacré de la seule vraie Église, se retrouvait en fait chez diverses Églises et sectes, ajoutant encore que la sainteté était parfois feinte par les hypocrites et les ambitieux. Certes, admettait-il, la philosophie ne peut encore expliquer comment l’âme et le corps interagissent ou comment ils sont liés. Mais elle fournit des explications valides de nombreuses « propositions importantes », ce qui confirme l’efficacité et la validité atemporelle de ces « démonstrations de géométrie et de métaphysique », et lève tout doute quant au fait que ce qui contredit ces propositions solidement établies « ne seroit asseurement la parole de Dieu ». Sans doute Sténon mérite-t-il d’être loué pour sa piété et son zèle, mais il n’a pas encore pris la mesure de la force des « démonstrations métaphysiques ». Or ces preuves s’accordent merveilleusement avec le christianisme et procurent une satisfaction infinie, avant-goût de la vie éternelle.

Leibniz réprouvait en outre le strict autoritarisme découlant directement de la position de Sténon: pour ce dernier, en effet, l’harmonie intérieure de l’État chrétien dépendait de l’unité de la doctrine, de la foi et des sacrements, et ne pouvait donc être assurée que par un pouvoir absolu. Leibniz servait bien sûr lui aussi l’absolutisme des princes, mais il insistait pour dire que c’était la raison, c’est-à-dire la philosophie, et non les exigences de l’Église, qui était au principe de sa légitimité. Par conséquent la monarchie n’était pas toujours nécessairement la meilleure forme de gouvernement, affirmait-il contre Sténon, bien qu’elle soit assurément « plus capable de perfection qu’aucune autre ». À ce moment-là, Leibniz était en train de concevoir l’idée d’un absolutisme éclairé, qui devait inspirer son « Portrait d’un prince » (1679), écrit à l’adresse de Jean-Frédéric. Dans ce texte, tout en reprenant les oripeaux traditionnels du pouvoir des princes, comme la « loi divine qui commande aux peuples d’obéir à leurs souverains », et le principe de l’hérédité du pouvoir, cautionné par Dieu et l’Église, il souligne l’exigence philosophique selon laquelle le souverain doit — avec l’aide de ses conseillers — surpasser ses sujets en raison et en « vertu », c’est-à-dire en libéralité, en clémence et en magnificence. Le prince « éclairé » doit défendre le bien commun et, pour ce faire, il doit cultiver la philosophie et la sagesse pratique, ce qui inclut l’histoire, la géographie, les langues modernes et la science politique, et il doit toujours viser la grandeur par ses « vues généreuses » et sa perspicacit.

À peine les Opera posthuma de Spinoza avaient-elles été publiées, en janvier 1678, que Leibniz en reçut des exemplaires à Hanovre. Dans une lettre écrite quelques jours plus tard à Justel, Leibniz déclarait l’Ethique pleine de « belles pensées conformes aux miennes ». Ces affinités étaient, disait-il, connues de ses « amis qui l’ont été aussi de Spinoza », une allusion à Meyer, Schuller et particulièrement Tschirnhaus, sans aucun doute. Mais le philosophe de Hanovre estimait également l’Éthique pleine de « paradoxes » qui ne lui semblaient pas même plausibles. Au premier rang de ceux-ci figuraient les thèses suivantes: Il n’y a qu’une seule substance, Dieu, les choses créées étant des modes de Dieu; notre âme ne perçoit rien après cette vie; Dieu est une conscience sans entendement ni volonté, qui n’agit que par la « naturae necessitate » (nécessité de la nature). L’ouvrage lui paraissait dangereux, pour ceux qui seraient capables de le lire, mais il ne pensait pas qu’il aurait la moindre influence sur la plupart des gens.

Dans les mois qui suivirent, Leibniz médita sans cesse les pulchra cogitata (belles pensées) de Spinoza, tout en condamnant l’affirmation selon laquelle Dieu est dépourvu de volonté et d’intellect, et n’agit que par la nécessité de sa nature, comme l’essence du triangle suit inéluctablement de ses propriétés. L’analogie ne convient pas, estime-t-il, parce que la pensée n’appartient pas à la nature du triangle, tandis qu’elle est inhérente à Dieu. Ce n’est qu’en un sens limité, affirme-t-il, introduisant là ce qui devait devenir l’un de ses principes fondamentaux, que sont « impossibles » les choses que Dieu a décidé de ne pas faire ou produire: dans d’autres circonstances, il aurait pu les faire. Cette différence était au centre du dialogue entre leurs deux systèmes, parmi les plus grands de l’ère baroque: pour Spinoza, le philosophe qui saisit la réalité des choses sait que ce qui existe existe nécessairement, et que ce qui n’existe pas ne peut exister, tandis que, pour Leibniz, ce qui arrive aurait pu arriver autrement, et tout ce qui existe pourrait être différent, si Dieu en avait voulu ainsi”.

3. Leibniz et « la guerre des philosophies »

À partir de la fin des années 1670, la stratégie philosophique de Leibniz changea profondément. Auparavant, son but avait été d’explorer et d’assimiler, en érudit universel cherchant à protéger la nouvelle philosophie contre ses détracteurs et à convaincre les princes et les ecclésiastiques allemands de sa compatibilité avec les thèses et les « mystères » essentiels du christianisme. Cependant, vers 1680, alors que son propre système gagnait en maturité et que s’intensifait la guerre des philosophies en Europe, Leibniz perdit de sa curiosité et de sa souplesse, et adopta une attitude plus combative à l’égard des systèmes rivaux du sien, dont les principaux étaient à l’époque le cartésianisme et le spinozisme, bien qu’il se soit montré ensuite tout aussi ferme dans son opposition à Bayle, Locke et Newton. Son objectif était désormais de tenter de déterminer le dénouement du confit.

Son hostilité croissante envers le cartésianisme et le spinozisme n’impliquait cependant aucune diminution de son antipathie antérieure pour le fidéisme, la scolastique, la crédulité et la superstition populaires. À partir des années 1680, l’entreprise philosophique de Leibniz exprima plutôt deux mouvements de réforme distincts: d’un côté, il entendait rejeter une large part — mais pas l’intégralité — de l’ancienne scolastique, tandis que, de l’autre, il combattait une grande part de la nouvelle philosophie. Si la philosophie et la science réclamaient une réforme urgente, tout le passé ne méritait pas d’être écarté, tandis que beaucoup de ce qui était nouveau devait être refusé. S’il fallait changer la religion et les attitudes du peuple, les Églises avaient besoin d’être habilement guidées dans le droit chemin. La majeure partie de ce qui était inacceptable dans la religion traditionnelle, écrivait-il en 1684 à son allié, le landgrave von Hessen-Rheinfels, ne consistait en fait qu’en préjugés et coutumes se faisant passer pour une part indispensable de la doctrine. L’Église devait apprendre à mieux reconnaître la différence entre l’essentiel et l’accessoire, et s’apercevoir des dangers tant de la « superstition » que du cartésianisme.

Leibniz estimait en effet que le cartésianisme faisait obstacle à la formation d’une alliance authentique et efficace entre les Églises chrétiennes et la philosophie et la science modernes, comme celle que tentaient péniblement de faire naître les newtoniens ou lui-même. En dépit des allégations de Descartes, Leibniz en était arrivé à la conclusion que le cartésianisme niait ultimement l’existence d’un Créateur provident, et ne pouvait protéger les « mystères » centraux de la doctrine chrétienne ni les fondations de la morale. Le « Dieu ou l’être parfait de Descartes n’est pas un Dieu comme on se l’imagine, et comme on le souhaite, c’est-à-dire juste et sage, faisant tout pour le bien des créatures autant qu’il est possible, notait-il en 1679, mais plutôt c’est quelque chose d’approchant du Dieu de Spinoza, savoir le principe des choses et une certaine souveraine puissance ou nature primitive qui met tout en action et fait tout ce qui est faisable ». En conséquence, loin de garantir la religion et l’autorité, le cartésianisme et le malebranchisme n’étaient, selon Leibniz, qu’un prélude au Spinozisme.

Comme Huygens et Newton — et comme Spinoza -—, Leibniz rejetait fermement les lois du mouvement avancées par Descartes, et il doutait en outre de la solidité de sa défense de la liberté de la volonté. Il était par ailleurs convaincu de l’incompatibilité de la conception cartésienne de la substance avec la doctrine catholique de la transsubstantiation, et déclarait ne pas comprendre comment un cartésien pouvait, au fond de lui-même, être sincèrement catholique. Les cartésiens lui semblaient de surcroît tout aussi dogmatiques que les aristotéliciens, puisqu’ils croyaient connaître déjà la réponse à tout, et tendaient à négliger la science expérimentale. Si le cartésianisme s’avérait être une étape sur la route menant au spinozisme, c’était aussi parce qu’il échouait à étayer un système de morale absolu institué par Dieu. « Afin de satisfaire à l’espérance du genre humain, soutenait Leibniz, il faut prouver que le Dieu qui gouverne tout est sage et Juste et qu’il ne laissera rien sans récompense et sans châtiment; ce sont là les grands fondements de la morale. ». Bien que ce soit l’une des parties les plus faibles et les moins convaincantes de ses Essais de théodicée, Leibniz s’efforce vaillamment d’élaborer une défense de l’enfer et de la damnation éternelle, comme parties intégrantes du « meilleur des mondes possibles », affirmant qu’il n’y a « pas de prédestination absolue à la damnation: et [que l’] on peut dire du mal physique que Dieu le veut souvent comme une peine due à la coulpe, et souvent aussi comme un moyen propre à une fin, c’est-à-dire pour empêcher de plus grands maux ou pour obtenir de plus grands biens ». Que Leibniz fût ou non sincère dans sa défense de l’enfer et des tourments éternels comme punition divine de l’homme, son système, comme le remarqua plus tard Lessing, avait besoin de cette croyance.

Leibniz exposa pour la première fois ses thèses principales sous forme de système dans son Discours de métaphysique (1686), et perfectionna par la suite continuellement ces idées essentielles. Son système repose principalement sur quatre idées fondamentales, toutes apparemment conçues en opposition à Descartes et à Spinoza. Sa première thèse énonce qu’il y a un nombre infini de substances (qu’il appellera ensuite « monades » et composés de monades), et que les « corps » doivent être définis par une certaine « étendue » associée à une « force motrice », par quoi il rejette absolument à la fois l’étendue cartésienne dépourvue de mouvement et l’étendue spinoziste qui est une incarnation du mouvement. C’est ce qui lui fait dire que la scolastique n’avait, après tout, pas tout à fait tort d’estimer que les corps étaient des « formes substantielles », liés de façon nécessaire à des âmes. Leibniz estime que les corps sont toujours pourvus d’une « force motrice », tout en niant, contre les spinozistes et les épicuriens, que les corps se meuvent par eux-mêmes ou que le mouvement soit inhérent à la matière. En même temps, contre la scolastique et avec Descartes (et de façon assez similaire à Newton), il affirme qu’« il faut toujours procéder mécaniquement dans l’explication de la force élastique et des autres phénomènes », excepté la cause première des lois du mouvement.

Le second concept primordial de Leibniz est l’idée selon laquelle il y a des points d’énergie invisibles — qu’il appellera ensuite des « monades » — qui sont eux-mêmes immatériels mais constituent néanmoins, lorsqu’ils s’agrègent les uns aux autres, les éléments constitutifs de la matière. Ce concept joue un rôle essentiel puisqu’il permet de relier l’ordre mécaniste des causes et des effets physiques, qui régit les corps, au domaine gouverné par la volonté, la vitalité et l’âme, qui subsume les composants ou plutôt les éléments des corps qui « ne peuvent être produits naturellement » mais émanent de la bonté et de la providence de Dieu. Par ce moyen, grâce aux « substances simples » où « âmes, ou, si vous préférez un terme plus général, monades », Leibniz souhaitait recueillir les bénéfices de la destruction par Spinoza de la dualité cartésienne des substances, tout en évitant le piège fatal de la substance unique. Les « monades » venaient en fait remplacer le monisme de Spinoza.

La troisième idée essentielle consiste dans la distinction que fait Leibniz entre « nécessité absolue » et « nécessité contingente », laquelle s’enracine dans sa critique de l’Éthique de Spinoza. Il y a, d’une part, la nécessité absolue des « vérités éternelles », telles que celles de la géométrie, qui sont conceptuellement et éternellement inaltérables, et, d’autre part, les conséquences et les effets prévus par Dieu qui, tout en étant inévitables, ne sont pas déterminés par des propriétés ou des mouvements inhérents, et ne sont par conséquent pas « absolument nécessaires ». Grâce à cette distinction et à celle, qui lui est intimement liée, entre la « nécessité absolue » des causes et des effets mécaniques, et la « nécessité morale » de Dieu, qui choisit toujours la meilleure parmi toutes les possibilités. Leibniz estimait avoir sauvé la libre volonté de Dieu et des hommes, ainsi que l’intelligence de Dieu, des attaques des spinozistes, tout en affirmant la validité universelle du principe de causalité dans la sphère des choses physiques, par conséquent toutes prévisibles, en accord avec les lois mécanistes de la science nouvelle. Il pensait ainsi être parvenu à réconcilier avec succès la conception mécaniste du monde et sa célèbre doctrine selon laquelle Dieu a créé le meilleur des mondes possibles.

La quatrième idée primordiale concerne l’origine du mouvement et la façon dont les corps sont empreints d’une « force motrice » qui les fait interagir. Ici, sa démarche est parallèle à celle de Geulincx et de Malebranche, puisqu’il soutient que Dieu conserve et produit sans cesse la réalité « par une sorte d’émanation », à cette différence essentielle près qu’il rejette entièrement la dualité cartésienne de l’esprit et de l’étendue. De cette manière, il ménage une place à une providence divine intervenant constamment dans le monde et les affaires des hommes, sans pour autant contester la validité universelle du principe scientifique de causalité, tout en expliquant censément ce « grand mystère, l’union de l’âme et du corps ».

À partir de ces éléments, Leibniz élabore la clef de voûte de son système: l’« harmonie universelle préétablie ». Tout est mécaniquement causé ou décidé par Dieu, la Providence sous-tendant et préservant les lois universelles de la mécanique, toujours selon la « nécessité morale » qui amène l’Être suprême à produire le plus haut degré de perfection possible. Ainsi, la volonté et la providence de Dieu, et l’ordre qu’il fait régner, obéissent à une nécessité morale et contingente, mais non absolue, et sont déterminés par sa bonté. Dans sa Théodicée, Leibniz décrit la profonde différence qu’il y a selon lui entre son « harmonie préétablie de l’univers » et le fatalisme athée de Spinoza: chez ce dernier, l’« empire de Dieu n’est autre chose que l’empire de la nécessité, et d’une nécessité aveugle, comme chez Straton, par laquelle tout émane de la nature divine, sans qu’il y ait aucun choix en Dieu, et sans que le choix de l’homme l’exempte de la nécessité ».

Avec cette construction, Leibniz, à qui Wolff viendrait plus tard s’adjoindre, apparaissait comme l’un des plus solides prétendants à la maîtrise de la position centrale dans la « guerre des philosophies » de l’Europe des premières Lumières. Mais Leibniz avait-il réellement mis à bas l’édifice élevé par Spinoza? Aux yeux des newtoniens anglais et particulièrement de Samuel Clarke, ces idées ne lui permettaient aucunement de sortir des sombres et terribles pièges de la « nécessité absolue » du mécanisme. Sur la base de ses définitions en effet, étant donné que Dieu existe nécessairement et qu’il est omnipotent, omniscient et parfaitement bon, on a peine à comprendre comment il aurait pu ne pas être « nécessairement » poussé à créer ou à déterminer le meilleur. « La « nécessité hypothétique » et la « nécessité morale » ne sont, insiste Clarke, que des formules imagées, et n’ont, selon la stricte vérité philosophique, rien d’une nécessité. »

Cependant, Leibniz soutient précisément que les décrets de Dieu ne relèvent pas d’un choix aveugle, mais d’une décision consciente et informée. II ne fait pas de doute que l’argumentation serrée que Clarke déploie contre Leibniz a une grande force de conviction, mais il est également vrai que Leibniz est allé aussi loin qu’un philosophe pouvait le faire dans le rejet de l’univers traditionnel de l’homme, constitué de forces magiques, de croyances superstitieuses et de contingence, tout en continuant à préserver l’intelligence, la volonté et la providence divine. Si l’on accepte les découvertes des mathématiques et de la science, alors Dieu ne peut être omnipotent en un sens absolu. Leibniz observe dans sa Théodicée que Spinoza a raison d’« être contre un pouvoir absolu de se déterminer, c’est-à-dire sans aucun sujet; il ne convient pas même à Dieu » : mais son erreur a été d’aller au-delà, et de soutenir la validité universelle de la nécessité absolue. Aux yeux de Leibniz, la supériorité de son propre système sur ceux de Descartes, de Malebranche et de Bayle, ainsi que de Spinoza, qui le rendait particulièrement apte à assurer la protection de la religion, de la morale et de l’autorité tant politique qu’ecclésiastique, résidait précisément en cela qu’il avait assez montré « que ni la prescience, ni la providence de Dieu ne sauraient faire tort ni à sa justice et à sa bonté, ni à notre liberté. ».

Jonathan Israel, Spinoza et Les lumières radicales pp 561-574

Introduction à la lecture de l’Ethique

Sur la base du texte de l’Éthique ainsi lu et traduit avec la plus grande rigueur possible, nous sommes en mesure maintenant d’examiner la philosophie même de Spinoza, telle qu’elle s’y manifeste. Nous suivrons d’abord Spinoza pas à pas, puis, dans un second temps, nous réfléchirons sur la signification et la portée de sa doctrine.

En examinant la philosophie de l’Éthique, nous ne ferons pas référence à nos notes, c’est-à-dire aux preuves qui sous-tendent toute notre lecture de Spinoza. Le lecteur s’y reportera, en même temps qu’au texte même de l’Éthique. Nous ne ferons pas référence, non plus, au problème traditionnel de la comparaison entre l’Éthique et les autres œuvres de Spinoza : non seulement nous l’évoquons rapidement dans nos notes, mais il nous semble en outre qu’une telle comparaison n’est valable et utile que si elle s’appuie sur une connaissance préalable de l’Éthique, connaissance assez rigoureuse quant au texte et quant au sens, pour autoriser une telle comparaison.

Enfin, nous n’étudierons pas ici les difficultés (souvent simples difficultés d’approche) de la doctrine de l’Éthique : relation de la substance et des modes, nature des attributs, unité de l’existence et de la puissance de « Dieu », structure du désir dans son rapport à la conscience, relation du corps et de l’esprit, nature de la Science intuitive et de l’Amour de Dieu, instauration de la liberté et de la joie dans un système de la nécessité. C’est que la discussion de tous ces problèmes figure dans nos notes quand cela est utile à la compréhension du texte, c’est-à-dire le plus souvent.

A / Structure et contenu de l’œuvre

Le titre de l’Éthique énonce à la fois le contenu de l’ouvrage (c’est une éthique) et sa méthode (c’est un discours démonstratif utilisant la rigueur des enchaînements conceptuels des mathématiques). Mais il convient d’insister sur un fait évident et souvent occulté : ce qui est « démontré » est précisément une éthique. L’ouvrage propose une philosophie pour la conduite de l’existence.

La démonstration s’achemine évidemment vers la dernière étape de la Partie V : ce à quoi l’on accède est une joie philosophique qui est un salut véritable et l’accès à cette joie fut rendu possible par la voie indiquée et construite dans tout le mouvement discursif précédent. Celui-ci vaut donc comme un itinéraire : il est commandé par une intention, il est orienté par une finalité, et celle-ci est sotériologique. L’originalité des moyens logiques ne saurait donc occulter leur signification, qui consiste à préparer la fin dont ils permettent d’établir la nature et la possibilité. L’ordre logique de l’enchaînement des concepts ne prend son sens que de leur destination finalisée : la joie en sa perfection.

L’itinéraire existentiel repose sur une progression logique comprenant cinq étapes. Ce sont les cinq Parties de l’Éthique (Pars et non liber). La Partie I, qui porte sur le concept de Dieu, ÉTABLIT LE COMMENCEMENT, c’est-à-dire le socle et le point de départ de la connaissance philosophique qui est réflexion éthique appuyée sur une ontologie. L’idée de Dieu est la première et la plus parfaite des idées, et c’est à partir d’elle, pourvu qu’on suive un ordre logique, qu’on sera en mesure d’établir une connaissance de la nature entière. L’Éthique met effectivement en œuvre le programme du Traité de la Réforme de l’Entendement.

Cette idée première est en fait celle de la Nature : Deus sive natura. L’itinéraire philosophique comme voie éthique et comme progression logique commence par une réflexion sur la Nature, ce tout nécessaire, infini, sans commencement ni fin, dont l’autosuffisance et la perfection permettent qu’on le métaphorise par le concept traditionnel de Dieu. Le monisme de la substance est celui du Deus sive Natura. La hiérarchie logique : substance-attributs-modes infinis-modes finis, est un système conceptuel destiné à mieux appréhender l’être de la Nature en son infinie et double unité : par exemple, l’ordre et l’enchaînement des choses est le même que l’ordre et l’enchaînement des concepts.

L’image de ce Dieu de l’Éthique est rayonnante de plénitude, de stabilité, de puissance et de perfection. Ce Dieu n’est pas une personne, il n’est comparable ni à un monarque, ni à un juge, ni à un père. Il est l’Être, c’est-à-dire le tout de l’Être. Ici se pose une sorte de profusion infinie, puisque les attributs de la substance sont en nombre infini. Mais seuls importent les attributs qui concernent l’homme : la Pensée et l’Étendue sont à la fois les seuls attributs connaissables et ceux qui constituent l’être de l’homme. Aucun perspectivisme en cela : ils sont la substance même. Tous les problèmes du Moyen Âge ou du XVIIe siècle idéaliste et matérialiste sont résolus ou dépassés. Dieu n’est pas une providence, il n’a pas de facultés, il n’est pas un libre arbitre. Son essence est son existence même, et sa puissance n’est rien d’autre que cette existence. L’Être n’est donc le fondement d’aucune valeur morale ni d’aucune finalité cosmique : il est l’être qui est, c’est-à-dire la Nature en son infinité, sa nécessité et sa profusion bien structurée.

Pourquoi la tradition philosophique ni la conscience populaire n’ont-elles pas encore accédé à cette connaissance de l’Être, qui est en somme la connaissance parfaite de l’être parfait ou la connaissance adéquate de la perfection du monde ? C’est en raison du préjugé finaliste (comme le montre l’Appendice de la Partie I ), lui-même issu d’un exercice imaginaire, projectif et anthropomorphique de la connaissance, orientée par un Désir encore simplement empirique.

Les modalités authentiques de la connaissance seront analysées dans la Partie II, mais le second genre de connaissance est déjà mis en œuvre ici, dans la Partie I, et dans son déploiement encore simplement conceptuel et abstrait (cf. Eth. V, 36, Scol.). C’est seulement dans la Partie V que « Dieu » sera connu et « aimé » par la Science intuitive, c’est-à-dire la connaissance du troisième genre. La connaissance simplement rationnelle et générale a cependant permis l’établissement du socle (fondement et commencement premier) de toute connaissance et de toute vie : la Nature.

Ce commencement absolu de la connaissance philosophique permet en effet, par une réduction du champ de la réflexion à cela seulement qui concerne l’homme (Partie II, intr. ), d’entreprendre la connaissance de l’Esprit humain. Inscrite dans le tout de la Nature, dont elle dépend en fait, l’existence humaine sera saisie d’une façon plus adéquate, plus vraie que si, à la manière cartésienne, on avait « commencé » par elle. C’est là l’idée méthodologique fondamentale de Spinoza.

Cette seconde partie est la mise en place d’une doctrine aussi importante que celle du monisme de la Nature. L’individu humain n’est pas substantiel, ni dualiste, il est L’UNITÉ CONTEMPORAINE ET SANS INTERACTION INTERNE D’UN ESPRIT ET D’UN CORPS, l’esprit étant très précisément l’idée, c’est-à-dire la conscience du corps, rien de plus (il n’est pas une âme et n’est pas immortel), mais rien de moins (il est forcément, fût-ce obscurément, conscience de son corps et de ses modifications).

C’est pourquoi s’impose l’établissement des principes d’une physique et d’une physiologie (Lemmes après 13, II ). Bien inscrit dans le tout de la Nature, et clairement saisi comme « individu » naturel et conscient, l’individu humain sera mieux appréhendé dans sa structure cognitive. La théorie de la connaissance se situe donc logiquement et valablement, APRÈS la théorie du corps, et APRÈS la théorie de l’unité corps-esprit. L’individu humain est d’abord un corps conscient, et ensuite seulement une connaissance. (Il convient ici d’anticiper : la Partie III montrera que l’individu humain est Désir ; là est son essence. Mais avant de l’établir par la réflexion, il fallait montrer que l’homme est également et simultanément d’abord conscience, et ensuite connaissance. Les démonstrations éthiques des Parties IV et V se référeront à la fois aux Parties III et II lorsqu’elles s’appuieront sur la nature de l’homme, comme elles se référeront à la Partie I lorsqu’elles auront à inscrire l’homme dans le tout de la Nature ou de « Dieu »).

LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE est celle des trois genres de la connaissance, et celle de la vérité. Celle-ci est en réalité la connaissance adéquate (du second puis du troisième genre), c’est-à-dire non pas seulement complète, mais encore et surtout réflexive au second degré, et donnée intuitivement à elle-même comme son propre critère et sa propre lumière.

De là vont découler deux conséquences. La première (qui est explicitée) est l’inexistence des « facultés » de vouloir ou de connaître : il n’existe que des actes effectifs de vouloir ou de penser, c’est-à-dire l’actualité, dynamique et active, des volitions et des idées.

La seconde (impliquée dans cette Partie II et explicitée dans la Partie IV) est la possibilité essentielle de passer de la connaissance confuse à la connaissance adéquate ; c’est par nature et par essence que l’esprit humain porte en lui la possibilité de passer de la simple conscience de soi à la connaissance réflexive et vraie de lui-même.

La négation très ferme du libre arbitre n’empêche donc pas la construction progressive des voies et des conditions de possibilité de la liberté véritable, c’est-à-dire de l’action par causalité adéquate, appuyée sur la connaissance adéquate. Les trois premières parties de l’Éthique sont destinées à rendre possibles et l’instauration de l’ « homme libre » (homo liber) et la connaissance de son style d’existence.

Ce n’est pas l’absence de libre arbitre qui s’oppose à la liberté, c’est l’existence des

« passions » : elles seules, et non pas le déterminisme de la nature en nous et hors de nous, produisent la servitude.

C’est ce problème précis que va examiner la Partie III de l’Éthique. L’HOMME Y EST SAISI EN SON ESSENCE COMME UN ÊTRE DE DÉSIR. Et le Désir (guère distinct de l’Appétit) est un effort, un dynamisme visant au maintien de l’être individuel dans l’existence. C’est pourquoi, par le conatus, l’individu s’efforce d’accroître sa puissance d’exister (cela, bien entendu, dans les deux ordres simultanés et unifiés de la pensée et de l’étendue, c’est-à-dire de l’esprit et du corps). C’est de ce Désir fondateur et fondamental, et plus précisément des deux directions significatives de l’accroissement ou de la réduction du pouvoir d’être, que découleront tous les affects ; ils sont tous en effet les formes particulières ou de la Joie (qui est la conscience d’un accroissement d’être) ou de la Tristesse (qui est la conscience d’une réduction de la puissance d’exister). Ce sont là, dit Spinoza, les trois affects originels, et ils se donnent toujours quelles que soient leurs modalités singulières, comme des formes de l’Amour ou de la Haine.

Tous ces affects sont conscients (puisqu’un affect est l’idée d’une affection du corps) ; mais ils ne sont pas forcément l’objet d’une connaissance adéquate, c’est-à-dire complète et par conséquent vraie, à la fois conforme à la réalité et intérieurement évidente.

C’est sur ces bases (la nature de l’homme comme Désir et comme affects) que peut enfin se comprendre en sa vérité le problème éthique. Il est celui de la servitude en l’homme, cet être qui recherche la joie (déploiement de son Désir et de sa puissance d’exister) et la liberté (autonomie et adéquation de son action). L’éthique ne consiste ni à obéir aux commandements de Dieu (il n’existe pas de Dieu personnel) ni à moraliser, c’est-à-dire à dénigrer et humilier la nature humaine. L’éthique consiste à connaître l’homme tel qu’il est pour comprendre les sources de sa servitude et les moyens de sa joie et de sa liberté.

Comme la connaissance ontologique de la Partie I et la connaissance de l’homme en son corps et son esprit (Partie II), la connaissance de l’homme en son Désir et ses affects est destinée, dans cette Partie III, à l’instauration de la liberté et de la joie. Cette Partie III montre que ce n’est pas le Désir qui est la source de la servitude (et donc de la tristesse et du mal) : par lui-même, comme source de vie, d’être et de joie, le Désir est bon. L’origine du mal, c’est-à-dire de la servitude, réside dans l’affect passif – non pas dans l’affect en tant que tel, mais dans l’affect non connu, non réfléchi, soumis à une imagination non avertie de sa nature et mal utilisée par le conatus. Le Désir et la vie affective son source de joie et de liberté lorsque les affects sont connus : alors ils sont des affects actifs, et le Désir déploie d’une façon adéquate, c’est-à-dire autonome, son pouvoir d’exister. Au contraire, l’homme n’est dans la servitude que lorsqu’il est dans la passion, c’est-à-dire lorsqu’il déploie seulement des affects passifs, et vit par conséquent son Désir d’une façon inadéquate : obscure et confuse, amputée, impérialiste et irréfléchie.

Pour instaurer la voie de la liberté (et c’est là la tâche de l’éthique) il y a donc lieu de comprendre l’homme comme n’étant ni une région privilégiée de la Nature (un empire dans un empire), ni un vice de cette Nature : le Désir et les affects sont l’être ; quant au mal, il réside dans la servitude issue d’une certaine modalité de l’affectivité. La tâche éthique consiste donc, plus précisément, à instaurer en l’homme l’activité c’est-à-dire le dynamisme autonome et conscient.

Auparavant pour mieux cerner le domaine où s’exercera la réflexion libératrice, il convient de parachever la connaissance affective de l’homme par le recensement et la définition des affects, qu’ils soient actifs, passifs ou ambivalents (car il existe aussi des conflits intérieurs).

La réflexion éthique proprement dite est alors en mesure de s’exercer. C’est l’objet de la Partie IV, et aussi de la Partie V. Tout le début de la Partie IV définit avec soin la passivité et la servitude dans les termes que nous avons évoqués. Puis, définissant en fait la liberté dès cette Partie IV (malgré son titre inadéquat), Spinoza élabore sa CONCEPTION DE LA VERTU, c’est-à-dire non plus de cela qu’on entendait traditionnellement par « morale », mais de cela qu’il entend par éthique et par philosophie. La nouvelle vertu n’est pas l’obéissance ou la crainte ; elle n’est pas non plus la fuite du mal ou du péché. Elle est au contraire pleine positivité : affirmation de la joie d’être, d’exister, et d’accroître son pouvoir d’exister, c’est-à-dire la joie et l’autonomie.

Cette vertu implique donc la connaissance et la réflexion parce que seule la connaissance est en mesure de faire passer la vie affective, de la passivité et de la servitude, à l’activité et à la liberté. La vertu est connaissance parce que seule la connaissance est en mesure d’orienter valablement l’énergie d’un individu vers son bien véritable : la libre joie et non la triste servitude. Toute l’énergie vient du Désir et toute l’orientation nouvelle vient de la Raison. Mais ce qu’il s’agit d’instaurer est une vie concrète, celle du Désir adéquat qui accède véritablement à la joie qu’il désire. Et le « fondement », le socle et le principe de cette nouvelle forme de vie, est le conatus lui-même, c’est-à-dire l’homme comme déploiement de la puissance d’exister.

Après avoir établi en quoi les affects sont « bons » ou « mauvais » et en quoi consiste cette vertu fondatrice, Spinoza décrit, dans cette Partie IV, les caractéristiques de « L’HOMME LIBRE ». Pleine positivité, recherche du bien (la joie) directement et non par crainte du mal, recherche pour autrui du bien qu’il désire pour lui-même, liberté par rapport aux préjugés, aux superstitions, aux faux biens, loyauté à l’égard de tous, méfiance à l’égard des ignorants, prudence devant les dangers du monde (la foule), souci du vrai et non de la gloire, recherche d’une jouissance concrète d’exister et non puritanisme austère, attention à la vie et non à la mort, tels sont quelques-uns des traits qui caractérisent la morale concrète et la conduite du sage, c’est-à-dire de l’homme libre.

Tous ces traits sont rassemblés et ordonnés d’une façon plus accessible que dans les Démonstrations, et cela dans l’Appendice de cette partie IV, constitué par une trentaine de petits chapitres qui forment un véritable court traité du bonheur. Ils exposent toute la morale concrète, c’est-à-dire la conduite objective et l’attitude vivante à l’égard du monde, de la société et de la cité.

C’est cet homme libre (et le lecteur avec lui) qui est désormais en mesure d’aborder la dernière étape de l’itinéraire et d’accéder ainsi à une forme infiniment plus haute et plus vive de la joie.

La Partie V se propose en effet, d’une manière explicite, de décrire le cheminement qui conduit non seulement à la liberté nouvelle, mais à cette joie parfaite qu’est la béatitude. C’est par commodité qu’est encore employé le terme de joie, dit Spinoza, mais ce dont il s’agit est bien le stade extrême de la satisfaction de soi et de l’accroissement de la puissance d’exister, c’est-à-dire la béatitude. C’est de la félicité même qu’il s’agit.

Cette Partie V décrit minutieusement l’activité réflexive de libération (utilisant l’énergie du Désir de joie) par laquelle l’esprit passant de la simple conscience à la connaissance adéquate, accède à cette joie que confère la pleine réalisation de soi, pleinement comprise. Mais Spinoza va encore plus loin : IL DÉCRIT L’HOMME PARFAIT. Le Traité de la Réforme de l’Entendement montrait déjà la nécessité de décrire un « modèle de la nature humaine la plus parfaite » ; la Préface de la Partie IV, critiquant les conceptions idéalistes de la perfection, identifiait perfection et réalité, et assignait des tâches nouvelles à l’éthique. Cette Partie V décrit enfin, sur le plan de l’existence humaine, ce modèle de perfection issu non d’une transcendance mais de la réalité même de l’homme lorsque, par la réflexion, elle est portée au meilleur d’elle-même.

La perfection humaine intègre d’abord toutes les formes empiriques (« connaissance en extériorité ») de la libération, et tous les contenus concrets de la nouvelle morale de l’homme libre, notions déjà analysées par Spinoza dans la Partie IV ; en outre, la perfection humaine intègre et implique une modalité d’existence intérieure qui ne se réfère plus au corps (toujours cependant fondement de l’être). Cette modalité parfaite de l’existence intérieure est atteinte par la connaissance du troisième genre, c’est-à-dire la « Science intuitive » qui saisit le lien d’intériorité entre l’esprit individuel existant et les attributs infinis, c’est-à-dire le tout de la Nature comme substance. L’homme libre, qui a déjà accédé à la joie existentielle et réfléchie, accède maintenant par ce qui peut être appelé l’Amour intellectuel de Dieu, à une pleine adhésion à l’Être, au monde et à lui-même. Cette pleine adhésion existentielle, intuitive et synthétisante, est vécue comme jouissance de l’être sous l’espèce de l’éternité. Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. Vivant ainsi le rapport au monde et à soi dans la plénitude stable de l’être et la lumière de la connaissance, le philosophe accède à cela qui est métaphoriquement une « gloire », et qui, dans sa réalité, est vécue à la fois comme Salut et comme Liberté.

Le philosophe s’oppose alors à l’ignorant. Tout homme peut être ce philosophe libre et joyeux s’il a le courage de se consacrer au dur labeur exigé par l’itinéraire ainsi décrit. La voie est escarpée. Mais Spinoza, par sa doctrine, nous transmet les moyens de la parcourir, et nous décrit, en partie, la splendeur promise et réalisée par la philosophie. Entrant dans l’éternité et la félicité par sa propre réflexion immanentiste, l’homme libre accédant à l’être devient alors l’homme parfait. Il a toujours été éternel, mais, par la philosophie, il entre dans la conscience de son éternité et de sa joie, libéré des fluctuations empiriques. Tout se passe dès lors comme si le Salut était une seconde naissance, et comme si la joie éternitaire réalisait, par l’humanité et en elle, toutes les perfections de l’amour.

B /La signification existentielle de la doctrine

Nous voudrions maintenant réfléchir sur ce contenu philosophique de l’œuvre, pour en dégager la portée et la signification.

1 / Le sens existentiel et sotériologique du système

L’Éthique, on le sait, se présente comme un discours systématique, structuré selon la méthode dite géométrique, avec Définitions, Axiomes, Postulats, Propositions et Démonstrations, Scolies, Corollaires, Préfaces (sauf pour la Partie I), Appendice (à l’ontologie de la Partie I), répertoire des Définitions des Affects (à la fin de la Partie III), chapitres synthétiques de philosophie éthique (à la fin de la Partie IV). Les démonstrations et les concepts sont rigoureusement définis, ordonnés et enchaînés, ainsi d’ailleurs que les grands scolies qui marquent chacune des parties et les parties elles-mêmes. Cette structuration formelle très forte des instruments méthodologiques de la démonstration, ainsi que des concepts forgés et mis en place, et des étapes de la progression de l’ensemble discursif, permet la construction d’un système philosophique exemplaire. Certes, les philosophies qui procèdent par concepts et démonstrations serrées ne manquent pas : celle de Kant en serait un assez bon exemple. Mais ces philosophies ne parviennent pas toujours à constituer un édifice systématique suffisamment cohérent pour mériter le nom de système qu’on leur attribue parfois. Des contradictions, des obscurités, des zones de non-réflexion, des interdits, empêchent en effet l’émergence d’un authentique système philosophique autorisé à se réclamer sans défaillance de toutes les exigences de la raison. Kant finit par invoquer la croyance, ruinant sa propre doctrine de la chose-en-soi et du phénomène ; Rousseau ne parvient pas à nous expliquer la place de la rêverie solitaire et poétique dans un système du Contrat social qui bascule dans l’abstraction de la volonté générale ; Schopenhauer, malgré la Maya, croit connaître la vérité de la chose-en-soi comme Vouloir-vivre ; Auguste Comte ou Hegel ne rendent pas compte, non plus, dans leurs systèmes, de l’existence individuelle ; Heidegger voile l’obscur par des concepts apparemment rigoureux et mal intégrés ; c’est pourquoi est d’autant plus intéressante son affirmation (dans son cours sur Schelling) selon laquelle le système de Spinoza est l’un des plus grands systèmes que l’histoire ait produits.

C’est cette perfection du système spinoziste (aussi bien quant à sa forme et sa cohérence que quant à son contenu et sa signification) qui, trop souvent, opère comme un écran et finit par occulter le sens philosophique qui est ainsi offert à la réflexion. La forme du système cache le sens de la doctrine.

Parce que le système rationnel de la substance unique est parvenu chez Spinoza à une perfection indépassable (après les édifices encore simples comme celui de Plotin ou guère rigoureux comme celui de Bruno), la signification vivante du système spinoziste a été laissée dans l’ombre méconnue sinon même ignorée, et réduite au sermon traditionnel sur la liberté intérieure du sage, maître de ses passions, grâce au pouvoir de la raison et à l’amour de Dieu. On finissait par ne lire dans le système que l’appel à la sérénité par l’intégration de la partie dans le Tout, et (sceptique devant ce stoïcisme) à reporter sur la structure de l’œuvre l’inexplicable fascination admirative qu’on éprouve à la lecture lente de l’Éthique.

Ne comprenant pas ce que cette œuvre avait à nous dire (ou souhaitant au fond ne pas la comprendre), on admirait la façon dont elle le disait ; mais c’était dès lors vider le système de sa raison d’être : il veut convaincre par la démonstration rationnelle. Mais EN MÊME TEMPS, il veut transmettre une sagesse et dire quelque chose. On en faisait une « structure » : or une structure ne parle pas, elle « fonctionne ».

L’Éthique PARLE. Elle parle avec une rigueur austère qui, certes se déploie toujours dans la gravité et le désintéressement de la raison, mais cette austérité résulte de la nécessité de convaincre et non de l’absence de parole. L’Éthique est une parole, ce système est une philosophie vivante qui concerne la vie et s’adresse à des individus vivants qui parlent, eu aussi, et qui écoutent.

Que dit l’Éthique ?

Quel est le sens de cette parole austère, joyeuse et bien structurée qu’un auteur singulier (Baruch d’Espinoza, dit Benedictus de Spinoza) souhaite si passionnément transmettre à ses lecteurs ? Quelle est la sagesse véritable du système de l’Éthique ? Que DIT LE PHILOSOPHIE DE SPINOZA dans l’Éthique ?

Il faut bien assumer l’apparent paradoxe : le système de l’Éthique est un système de l’existence, et cela au sens le plus fort et le plus moderne qu’on voudra. Le système de la Nature une et infinie est destiné à situer exactement la place, la nature et la signification des choses singulières et principalement de l’homme. De cet homme existant comme individu, il s’agit de mettre en évidence son dynamisme pour exister, et de montrer le primat et la fonction fondatrice de ce dynamisme dans l’ordre de la connaissance et de l’action. Si le souci principal de l’Éthique est éthique (on s’acharne à l’ignorer ; pourquoi ?), c’est que l’objet principal de la philosophie est de comprendre et d’orienter cette existence individuelle définie par le Désir et la poursuite de la joie.

Mais c’est encore trop peu dire. La préoccupation existentielle du système, soucieux non de « vertu » mais de joie, est pour ainsi dire extrême. Le système total de l’existence est une sotériologie.

En effet, pour le dire d’abord familièrement, Spinoza ne se demande pas seulement comment l’homme pourrait vivre mieux, lui qui vit si mal! La question est beaucoup plus radicale : elle porte sur l’accès à une forme d’existence si parfaite qu’on pourra parler métaphoriquement de salut. Il ne s’agit de rien de moins que d’accéder à la perfection humaine. Et celle-ci n’est pas seulement une simple gratification, une récompense pour bonnes actions et services rendus, elle est à la fois JOIE EXTRÊME et « SALUT ». Ce salut n’est pas religieux ni eschatologique puisque l’esprit n’est pas immortel ; il est immanent et humain, humaniste. Mais ne disons pas : il n’est qu’humain. Bien au contraire : il est extrême parce qu’il est le passage bien réel et pleinement humain de la servitude à la liberté. Allons plus loin : c’est parce qu’il s’agit d’un salut humain qu’il est parfaitement clair et définissable, et donc parfaitement réel et sensible, lorsqu’on y accède. C’est pourquoi la sotériologie (doctrine du salut) est ici plus réelle, effective et efficace que dans les religions qui sont seulement en mesure d’offrir des biens futurs extrêmes mais invérifiables et non pensables, ou des biens pensables mais relatifs et provisoires. Seul le système de l’Éthique vise et offre un bien à la fois extrême et susceptible d’être vécu ; et c’est ce bien qui mérite par excellence d’être appelé un Salut, puisque la délivrance qui fait passer de la servitude à la joie et à la liberté est d’une manière très forte une délivrance par rapport à la mort : seul le philosophe jouit sans cesse de l’être, alors que l’ignorant passionnel vit toujours en fait dans l’existence passive qui n’étant pas la vraie vie est comme une mort.

Le système de l’Éthique est une Sagesse, et cette sagesse est une sotériologie : la gravité austère du langage technique est l’enveloppe pudique d’une gravité concernant l’existence ; il ne s’agit de rien moins que du Salut, car il ne s’agit de rien moins que du passage à l’éternité immanente, c’est-à-dire du passage de la servitude à la délivrance dans la plus haute joie et dans la jouissance même de l’Être.

Ce passage, ce salut, n’est pas brusque, et il n’est pas le résultat de la foi. L’Éthique est précisément cet itinéraire patient, rigoureux et courageux, qui, pouvant être parcouru par tous, est susceptible de conduire tout homme de la négativité passive à la plénitude affirmative de la joie et de la conscience.

Après avoir saisi, dans l’Éthique, cette étonnante synthèse entre la rigueur systématique de la raison et la vivacité concrète d’une philosophie de l’existence, nous pouvons tenter de décrire l’itinéraire de cette sagesse de l’extrême.

Quel est le sens de cet itinéraire ? C’est-à-dire : quels en sont l’énergie, la modalité et les moyens, l’orientation et les étapes ?

2 / La voie réflexive et son langage

C’est appauvrir la méthode spinoziste que de la réduire à un simple agencement de concepts et à la rigueur de leurs enchaînements, au cœur d’un ordre lui-même bien structuré. Ces faits existent certes dans la méthodologie de l’Éthique. Mais leur véritable sens s’éclaire par leur intégration à un itinéraire.

L’originalité de cet itinéraire est qu’il présente (comme notre monde lui-même) un double aspect dont les deux faces sont indissociables : d’une part, l’itinéraire est le fruit d’un enchaînement rationnel rigoureux, dont tout le déroulement est rationnellement orienté (comme le montre la succession précise des cinq Parties, et des différents thèmes et concepts à l’intérieur de chacune d’elles), et, d’autre part, en même temps, cet itinéraire est tout entier orienté par une motivation non gnoséologique et qui est la béatitude ou félicité. C’est ce but ultime de l’Éthique qui rend compte, RÉTROACTIVEMENT, de l’agencement des parties, des thèmes et des concepts. En effet, il s’agit pour l’auteur de l’Éthique de « conduire le lecteur comme par la main » vers la béatitude et la liberté (Intr. de la Partie II 2 ). De même, à la fin de la Partie IV et avant d’aborder les « chapitres » de morale concrète, Spinoza rappelle qu’il a jusque-là agencé ses concepts eu égard à l’exigence et à la commodité des démonstrations, mais dans une perspective bien précise qui est la justification de l’éthique qu’il s’apprête à résumer dans ces chapitres. De même, l’ontologie n’est pas instaurée pour elle-même (comme on le croit si souvent), mais dans l’intention logique et existentielle de rendre possible une anthropologie, une philosophie de la réflexion et du désir, et, enfin et surtout, une doctrine du bonheur.

Non seulement c’est l’aspect existentiel et sotériologique qui commande la structure logique de l’itinéraire, mais c’est cet aspect existentiel qui éclaire en fait le sens de chacune des étapes. C’est ainsi que la Partie V, en décrivant la Science intuitive et l’appréhension de l’Être par la connaissance du troisième genre, oppose explicitement la connaissance simplement rationnelle et abstraite de « Dieu » dans la Partie I, et l’impact au contraire si fort sur l’individu d’une connaissance de Dieu opérée « de l’intérieur », comme dans cette Partie V précisément. Et cette comparaison-opposition n’est pas simplement méthodologique, puisqu’elle intervient (dans les dernières propositions de la Partie V) lorsqu’il s’agit du plus haut degré de la joie, celui que peut seul conférer l’Amour intellectuel de Dieu.

Ainsi l’itinéraire est orienté et structuré par le but final (la béatitude), mais en outre chacune de ses étapes ne prend son véritable sens (sa place et sa valeur) que par le stade ultime de cet itinéraire. Cette remarque n’éclaire pas seulement la différence intentionnelle entre la Partie I et la Partie V par exemple ; elle éclaire aussi la place et le sens de la Partie II (il faut d’abord connaître ce qu’est l’homme à sauver, et quelles sont les structures de la raison dont il dispose), ainsi que la place et le sens des Parties III et IV : il faut connaître les structures de l’affectivité avant d’être en mesure de déterminer d’abord les VÉRITABLES tâches éthiques de la raison, et ensuite le véritable pouvoir éthique de cette raison. C’est le but final sotériologique qui jette rétroactivement sa lumière sur la signification et la destination existentielles de chacune des étapes gnoséologiques de l’itinéraire.

Il y a plus.

Cet itinéraire n’est pas constitué par la succession linéaire et rigoureuse des trois genres de la connaissance : il est constitué réflexivement, à un niveau second, par la réflexion constamment rationnelle sur le monde, et, en même temps, par la réflexion rationnelle sur ces trois genres de la connaissance. L’itinéraire, qui se présente objectivement comme agencement rationnel des concepts, existentiellement orienté vers la félicité, comporte en fait une structure plus subtile et plus riche encore. L’auteur qui décrit cet itinéraire le fait en termes de RAISON, par la connaissance abstraite du second genre, et cela depuis la première jusqu’à la dernière page ; mais il évoque et analyse, en une certaine étape (la 3e), cette vie empirique qu’il y a lieu de dépasser parce qu’elle est la vie de servitude : cette analyse est certes une science de l’esprit faite par le moyen de la raison, mais elle porte sur l’irrationnel (les affects certes intelligibles mais dont l’être est existentiel et non gnoséologique ; en outre, cette analyse est aussi le déploiement, ou l’évocation, de ce stade de la vie passionnelle qui est d’abord celle de tout homme, et que Spinoza évoque, s’y impliquant lui-même comme sujet, dans le premier paragraphe si important du TRE. Cette vie affective, passive et originelle, est le véritable premier stade vivant d’un itinéraire de libération qui conduira le sujet à la connaissance réflexive du deuxième genre, puis à cet ultime stade existentiel du troisième genre, à la fois connaissance et intuition, existence et joie, conscience et être.

L’itinéraire vécu par le philosophe le conduit donc du premier au troisième stade de l’existence, mais l’itinéraire efficace qui rend possible ce mouvement de l’existence est l’itinéraire réflexif et constamment rationnel qui S’ÉCRIT dans l’Éthique.

Or, cet itinéraire de l’écriture est lui aussi celui d’un sujet en première personne et il est réflexif à un double titre : comme regard rationnel sur le mouvement du vécu et comme réflexion consciente d’elle-même exercée par la conscience philosophique. C’est que la connaissance du second genre n’est pas l’agencement impersonnel et automatique des concepts, mais l’ACTIVITÉ même d’une conscience : active parce que les concepts sont explicitement posés par Spinoza comme les ACTES et parce que leur appréhension vraie, c’est-à-dire adéquate, est elle-même une conscience donnée explicitement à elle-même comme telle (c’est-à-dire conscience de soi en train de penser des idées vraies : idea ideae).

Cette structure réflexive de l’itinéraire de la connaissance se fonde d’ailleurs sur la structure de conscience (de réflexivité spontanée) donnée originellement, quoique d’une façon fragmentaire, dans l’affect et dans le conatus lui-même. C’est parce que l’affectivité (désir ou appétit) est toujours donnée à elle-même, qu’elle peut entreprendre de se constituer tout entière, dans une démarche philosophique et libératrice, comme réflexion et désir, désir adéquat et réflexion existentielle.

Il est important de noter que la « volonté » n’intervient jamais dans cet itinéraire de libération et dans cette voie d’accès à l’être. Tout l’itinéraire est réflexif à de nombreux égards. Et pourtant Spinoza y insiste explicitement : ce n’est pas la vérité par elle-même qui permet le changement de l’attitude passionnelle. Le spinozisme n’est pas un intellectualisme, et Spinoza n’a affirmé nulle part que la connaissance est par elle-même un pouvoir suffisant. D’où provient donc l’énergie indispensable au travail de libération et à la progression de l’itinéraire ? Spinoza répond lui-même : elle provient du Désir. « Un affect ne peut être ni réprimé ni supprimé, si ce n’est par un affect plus fort que l’affect à réprimer », dit-il en IV, 7 et c’est le Désir de la joie qui est le premier moteur efficace et constant qui permet le passage des affects passifs à l’activité.

Par ce Désir de joie, la description rationnelle et quasi phénoménologique des affects pourra mettre en œuvre l’itinéraire et conférer à la connaissance réflexive tout le pouvoir qu’elle a. Elle sera dès lors en mesure de passer elle-même d’une connaissance et d’une vie empiriques (c’est-à-dire en extériorité) à une connaissance et une vie philosophiques (c’est- à-dire en intériorité).

La voie d’accès à la félicité est donc réflexive à plusieurs titres comme réflexion sur les trois stades de l’existence, comme déroulement réflexif de cette connaissance rationnelle, et enfin comme conscience de soi adéquatement présente à elle-même et redoublée comme connaissance active et satisfaction de soi.

Ce déploiement et cette connaissance sont en outre eux-mêmes le contenu visé : la plus haute satisfaction de l’esprit qui puisse être donnée, la meilleure et la plus haute réalisation d’un sujet comme désir et comme conscience.

Cet itinéraire réflexif et existentiel est adéquat à lui-même. Non seulement il réalise l’autonomie joyeuse du sujet concerné, mais encore il pose son propre langage, c’est-à-dire le sens même de son mouvement. Spinoza demande souvent qu’on prête attention aux définitions qu’il propose des choses, des actes et des concepts, et non aux définitions courantes qui sont confuses, a priori, et préphilosophiques (par exemple, dans l’explication de la Déf. XX des Affects → ). On ne peut donc éclairer la démarche spinoziste que par elle-même, l’Éthique ne peut être comprise que par l’Éthique, et non par les conceptions traditionnelles ou populaires. Cela vaut pour les concepts d’affects, pour les jugements de valeurs, et aussi pour Dieu, c’est-à-dire la Nature.

3 / L’ontologie non personnaliste et la question verbale de l’athéisme

La compréhension de ce qu’est ce Dieu spinoziste est évidemment fondamentale pour la compréhension du spinozisme ; mais la véritable question concerne la portée et l’intention de ce concept du Dieu-Nature et non la littéralité de sa dénomination. La présence du nom n’anticipe pas la nature de l’être nommé, puisque Spinoza élabore son propre langage, seul adéquat à l’itinéraire qu’il dessine.

Aussi la querelle de l’athéisme de Spinoza est-elle purement verbale : que l’on affirme ou non son athéisme ne permet pas encore de comprendre le sens de son ontologie, puisque les critiques de Spinoza, ou ses défenseurs, ou les commentateurs, entendent des choses différentes sous le vocable d’athéisme. C’est ainsi, par exemple, que les contemporains de Spinoza ont lu le TTP (puis l’Éthique posthume) comme un « athéisme » ; « accusation » à laquelle Spinoza répond en plaidant non coupable : il n’est pas athée, puisque sa morale et sa vie ne sont pas libertines ou anarchiques. Mais il y a là un malentendu : les critiques visaient l’ontologie non personnaliste, et la critique spinoziste d’un Dieu judéo-chrétien, libre, créateur, et fondement de la morale ; Spinoza, quant à lui, répond à la seule accusation de libertinage érudit ou de mœurs dissolues. Or la véritable discussion doit porter sur des termes identiques, compris d’une façon identique par les interlocuteurs.

Il en va de même aujourd’hui : si l’athéisme désigne (comme nous le pensons) un système du monde sans créateur ni eschatologie messianique, alors Spinoza est athée. Si l’on veut au contraire que l’athéisme désigne une morale matérialiste de la violence, de la gratuité et du rapport des forces, alors Spinoza n’est pas athée. On ne saurait critiquer de bonne foi une interprétation du spinozisme en faisant signifier à cette interprétation une lecture qu’elle ne souhaite pas assumer et que, en fait, elle rejette. Et cela vaut pour toutes les interprétations.

Il faut donc se reporter au texte même de Spinoza et à ce qu’il dit pour commencer, de la nature de l’être. Souvenons-nous seulement (mais avec constance) de quelques faits : Spinoza forgeant entièrement son langage et ses concepts, l’Éthique doit être comprise par l’Éthique (comme, dans le TTP, la Bible par la Bible) ; Spinoza écrit « caute » (méfie-toi) sur son sceau ; il exprime explicitement sa méfiance à l’égard des esprits seulement soucieux de nouveauté ; il est excommunié par la Synagogue, mais il admire Salomon et ses écrits ; il est combattu âprement par les chrétiens, mais il respecte et loue le Christ, en rappelant que l’Infini ne saurait être fini ; enfin il réclame qu’on se soucie de la nature des choses et non du sens des mots. Pour ceux-ci il donne ses propres définitions. L’essentiel est de ne pas « faire délirer les dieux avec les hommes », comme le dit Spinoza dans l’Appendice de la Partie I de l’Éthique. Écartons donc les anathèmes d’hier et d’aujourd’hui et, puisque personne en France n’est en passe d’être jeté en prison pour ses opinions ou de voir ses écrits brûlés, lisons Spinoza lui-même. Nous comprendrons mieux ainsi le sens de l’itinéraire spinoziste en élucidant sereinement son fondement et sa base de départ : la théorie de l’être.

« Dieu » et la « Nature » sont un seul et même être : le monde est un. Et il est une Nature infinie sans commencement, sans fin, sans extériorité. Elle est l’autonomie absolue. C’est ce que signifie l’idée de « causalité par soi » : la Nature (ou, si l’on préfère, « Dieu ») est l’être infini sans volonté qui est ce qu’il est et qui est la seule référence à quoi il puisse être rapporté. Cet Être « cause de soi » n’est pas une conscience personnelle qui aurait les fonctions créatrices d’un Père, la fonction protectrice d’une Providence, la fonction juridique et morale d’un Juge ou la fonction directrice d’un Monarque. Rien de tout cela. L’Être est l’être qui est, et il est la puissance même des lois qui le définissent : les lois naturelles du déterminisme, précises et constantes.

C’est sur ce socle qu’il y a à construire une éthique, et sur nul autre. C’est pourquoi la doctrine de la substance se présente très vite, dans l’Éthique, comme la doctrine des attributs, c’est-à-dire des aspects de notre monde. Seul ce monde-ci nous importe : le monde d’aujourd’hui. Quant au monde à venir, il est celui que précisément l’itinéraire éthique va construire, puisqu’il n’existe ni immortalité ni mystère de l’au-delà, ni métempsycose, ni arrière-monde.

Il existe certes de l’inconnaissable : les attributs autres que la Pensée et l’Étendue. Quant à ceux-ci, ils sont connaissables progressivement, selon un enrichissement indéfini de la connaissance, et ce que l’on saisit de ces attributs existe comme on le saisit. L’essentiel est de bien appréhender l’identité ontologique de tous les attributs : ils disent tous la substance, parce que la substance n’est rien d’autre, précisément, que ces attributs, c’est-à-dire ce monde-ci.

De là découle une règle éthique et épistémologique impérieuse : toujours expliquer un attribut par lui-même, c’est-à-dire par la substance et par les modes considérés toujours dans le domaine même de l’attribut à expliquer. Il n’y a pas d’interaction entre les régions de l’être, parce que ces régions sont les divers aspects réels d’un même être aux aspects infinis : ils sont tous contemporains, parce qu’ils sont tous la substance même.

C’est pourquoi le spinozisme n’est ni un idéalisme (car l’Être est Étendue) ni un matérialisme (car l’Être est Pensée). Il faut expliquer la matière par la matière et l’esprit par l’esprit (ce que ne font ni les matérialistes ni les idéalistes). Mais, en outre, il faut comprendre et mettre en relief l’évidence : l’explication de la matière par la matière est faite par la réflexion, c’est-à-dire le redoublement actif et spécifique qu’est la Pensée.

« Dieu » intervient de la façon suivante : comme substance il est l’infiniment infini ; comme Pensée il est l’Entendement infini, c’est-à-dire (V, 40, Scol.) la somme des entendements finis, la somme infinie des esprits humains individuels en tant qu’ils sont intellectuellement actifs.

De la conception unitaire du monde ne découle pas seulement l’exigence épistémologique (et phénoménologique, dirions-nous) de la spécificité des régions de l’être et de la connaissance qu’on en peut acquérir. Découle aussi l’affirmation de la perfection de ce monde-ci. Ce monde est parfait non parce qu’il est le fruit parachevé d’un projet transcendant, mais parce qu’il est la Réalité même. La perfection éthique qu’il y a lieu de construire s’inspirera de ce principe : ce qui est le plus parfait est ce qui est le plus cohérent et le plus authentiquement réel.

L’itinéraire éthique est ainsi, dès le départ, libéré d’une hypothèque : il n’y a pas à réaliser un idéal qui serait transcendant et d’abord inhumain. Ce qui est à réaliser est un modèle de perfection humaine ISSU DE LA RÉALITÉ MÊME DE CE MONDE-CI, constitué comme Nature et comme réalités humaines singulières. « L’homme n’est pas un empire dans un empire ». Ainsi libéré dès le départ des hypothèques que sont la superstition et le finalisme (c’est-à- dire le monothéisme personnaliste), l’homme est rendu à lui-même. Sa tâche est désormais intelligible et réalisable : il a à être lui-même, comme être de ce monde et dès maintenant, tel qu’il est lorsqu’il est dans la plénitude de sa perfection, c’est-à-dire dans la plénitude de sa réalité la plus véritable.

La tâche éthique du philosophe (c’est-à-dire l’itinéraire réflexif de tout homme) ne consiste donc pas à incarner des valeurs qui existeraient antérieurement à l’homme, mais à construire un monde humain et une réalité de l’homme si parfaits (cohérents, satisfaisants et réels) qu’ils seront dignes d’être considérés comme des valeurs, c’est-à-dire comme des perfections qui sont la perfection.

La tâche humaine est donc strictement humaine : le spinozisme est un humanisme au sens le plus rigoureux et le plus fort. C’est pourquoi cette tâche humaine, issue de nulle chute, de nul péché, de nulle injonction, n’en est pas moins ambitieuse, exigeante et perfectionniste. L’homme spinoziste tente de se rapporter au tout de l’être non pour s’incliner devant lui, mais pour se conférer par son propre effort, à partir de ce socle originel qu’est la nature entière, une espèce de plénitude parfaite qui soit ancrée dans cet être dont tout homme est un élément, et qui fonde la réalité de tout homme.

4 / L’anthropologie unitaire et non intellectualiste

Mais quel est cet homme ancré dans l’être ? Quelle est la nature de l’homme ?

La question, aujourd’hui, peut être appelée anthropologique. C’est que l’homme n’étant pas un empire dans un empire, mais un être fini donné dans la nature, il est possible d’en acquérir une connaissance, car, ainsi que tout être, il est intelligible et possède une essence. La connaissance rationnelle, qui est un événement humain, peut s’appliquer aux hommes comme à tout être, et se constituer ainsi comme science. À ce titre elle sera la connaissance spécifique et rationnellement structurée de cet être spécifique qu’est l’homme. Les Parties II et III de l’Éthique nous livrent cette anthropologie, cette connaissance rationnelle d’un être qui a une essence bien précise et déterminée, certes ni nécessaire ni infinie, mais parfaitement connaissable et satisfaisante dans sa finitude et sa détermination.

Que nous dit cette «anthropologie» (terme évidemment non spinoziste) ? Elle répond à la question de l’essence, et cela en deux temps. D’abord (et c’est l’objet de la Partie II) l’homme est un être unique constitué d’un corps et de son idée, c’est-à-dire d’un corps et d’un esprit. L’homme est un esprit-corps unitaire. Ensuite (et c’est la Partie III) l’essence de l’homme est le Désir (« Cupiditas est ipsa hominis essentia… », Eth. III, Déf. I des Affects ).

Ici la connaissance de l’essence de l’homme mérite d’autant mieux d’être appelée «anthropologie» qu’elle affirme un déterminisme rigoureux d’une part, et une intelligibilité rationnelle de cela qui, en l’homme empirique, objet de la science, n’est pas vécu comme rationnel mais comme irrationnel.

Certes, cette anthropologie est assez paradoxale : si on la compare aux anthropologies contemporaines, d’inspiration chosiste ou structuraliste, l’anthropologie spinoziste pose aussi la nécessité d’étudier l’homme comme un objet de la nature ; mais, à la différence de ces anthropologies, celle de Spinoza est ouverte à la réalité entière de l’homme, c’est-à-dire à l’esprit, à la conscience et à la raison. En outre, elle est ORIENTÉE elle n’est pas sa propre fin mais au contraire elle se subordonne au projet philosophique d’ensemble, c’est-à-dire au projet éthique. L’anthropologie spinoziste fait mieux qu’anticiper ou préparer l’anthropologie contemporaine, elle va déjà au-delà ; c’est qu’elle comprend que la connaissance des structures humaines ne se justifie que dans la perspective d’un itinéraire philosophique, c’est-à-dire éthique. L’anthropologie, comme instrument de libération et d’instauration de la voie d’accès à la félicité, est l’une des étapes de l’itinéraire que parcourt le philosophe. Et le moindre des paradoxes n’est pas que cette destination éthique de l’anthropologie n’enlève rien mais au contraire ajoute à l’exigence d’objectivité qui est celle de toute connaissance véritable.

Mais qu’est-ce donc que l’homme ? L’originalité radicalement neuve éclate dès le premier regard : l’essence de l’homme n’est pas la raison.

Le paradoxe peut sembler absolu. Et pourtant il n’y a là aucun paradoxe : la philosophie de Spinoza n’est pas un intellectualisme. La raison est une méthode de connaissance et de vie, elle est une propriété de l’homme, mais elle ne saurait être considérée comme la définition de son essence.

En effet, ce qui est essentiel en l’homme est ce fait unique aux deux aspects : le corps et son idée, c’est-à-dire le corps et la conscience. Celle-ci peut bien être d’abord inadéquate, l’homme n’en est pas moins homme. Le déploiement de la connaissance, le passage incessant de la simple conscience à la connaissance rationnelle sont certes la possibilité et l’exigence les plus constantes de l’humanité, mais ils ne définissent qu’une propriété de l’homme, et non sa définition essentielle et par conséquent première. Ce qui, « en premier lieu », constitue l’essence de l’homme est le corps et son idée.

C’est la rupture la plus importante avec l’idéalisme et la métaphysique traditionnelle. Spinoza écarte simultanément l’idée d’un monde transcendant et divin, et l’idée d’âme, c’est-à-dire d’un être substantiel, raisonnable, et immortel (idée qu’on trouve aussi bien chez Descartes et Platon que chez Aristote). Le combat anti-spinoziste au XVIIe siècle est mené beaucoup plus contre sa doctrine critique de l’âme que contre sa doctrine de l’être ; ou plutôt, ce combat contre la métaphysique moniste de Spinoza est en même temps un combat contre son anthropologie unitaire, non substantialiste et non intellectualiste. C’est que le spinozisme est l’affirmation scandaleuse et simple que l’homme n’a pas d’âme et qu’il n’est pas immortel. L’homme est d’abord un être de la nature, originellement constitué comme corps conscient et indissociablement unifié comme tel. Sur cette base, il est exclu qu’on puisse construire une morale de l’obéissance à des valeurs transcendantes traditionnellement transmises par les religions.

Le combat anti-spinoziste était d’abord dirigé contre l’éthique de Spinoza : tous avaient bien compris que, comme son ontologie, son anthropologie était orientée vers l’établissement d’une éthique. Une conception de l’homme est toujours subordonnée à une conception de la vie humaine, en même temps qu’elle la fonde.

Cette dynamique se retrouve exactement dans la conception spinoziste de l’esprit : il est par lui-même possibilité constante de connaissance vraie, lui qui est déjà toujours par essence et définition une conscience (idée simultanée des affections du corps, et des événements du monde médiatisés par des affections du corps). L’esprit est donc actif par essence puisque l’idée est toujours un concept et que, à ce titre (qu’il soit totalement clair ou non), il est toujours un acte. L’essence de l’esprit n’est pas livrée dans la substantialité d’une âme, mais dans l’activité même de penser. La pensée est l’activité de penser.

Cette doctrine de l’homme situe donc d’emblée celui-ci dans le domaine de l’activité, et non dans une pesanteur chosiste. Les « lois » qu’énoncera la Partie III seront bien plus l’expression de la cohérence interne des actions et des passions de l’homme, comme être conscient actif, que des règles objectives et sans signification autre que passive.

Le paradoxe est entier parce que la doctrine est précise, riche et bien articulée : l’essence fondamentale, première, de l’homme, est le corps-conscience, et cette unité est d’emblée activité (certes partielle et limitée) de conscience ; et cette activité est toujours susceptible de devenir activité réflexive (conscience et idée se portant à leur adéquation totalisatrice et à leur vérité). La raison, quant à elle, est précisément le propre de cette activité de conscience lorsqu’elle forge clairement à nouveau ses concepts et leur enchaînement (concatenatio). La raison est certes le plus haut fruit de l’esprit, et elle résulte de l’activité organisatrice et réflexive de cet esprit. Mais la condition de possibilité de cette activité seconde est la structure première de l’esprit comme conscience ; il est d’abord idée du corps et des modifications du corps et du monde. La lumière de la vérité (qui est son propre critère, index sui) dans l’idée adéquate, est donc une puissance de l’esprit qui lui vient de lui-même et de son effort. L’humanisme spinoziste paraissait dangereux dans la mesure même où il consiste à donner à tout homme une puissance sur lui-même. Toujours conscient et chez lui dans ce monde-ci, l’homme peut toujours devenir, c’est-à-dire se faire, activité rationnelle : libre puissance de libération et d’affirmation.

En cela réside le véritable sens de l’anthropologie spinoziste : la raison n’est pas en l’homme une donnée de fait et une transcendance qui serait son essence, mais la possibilité constante de compréhension libératrice et de puissance véritable donnée à tout homme en tant que son essence stricto sensu, constituée par la conscience effective de son corps et du monde. Toutes les possibilités sont dès lors ouvertes à cet humanisme dynamique qui a libéré l’homme de ses liens traditionnels avec le ciel, sans le soumettre ni le réduire à la pesanteur de la terre. Spinoza est le premier moderne authentiquement révolutionnaire.

5 / L’homme comme être de Désir

Que l’anthropologie spinoziste ne soit pas intellectualiste est confirmé par le second volet de cette anthropologie : la doctrine du Désir. Cette doctrine fortement établie au début de la Partie III et constamment présente tout au long des démonstrations concernant soit la vie affective, soit la vie réflexive, consiste dans l’affirmation d’une identité fondamentale : celle de l’essence d’un individu donné, de l’effort en lui pour persévérer dans l’existence, et enfin du Désir qui rend compte de son activité ou de sa passivité. Essentia, Conatus, Cupiditas sont identiques en l’homme. Seul change le point de vue sous lequel on envisage cette essence individuelle pour la désigner et la comprendre : mais l’effort pour être, l’appétit et le désir sont une seule et même réalité. Cette affirmation est une révolution dans l’ordre philosophique.

Si l’on se souvient que la démonstration du caractère fondamental du conatus est appuyée sur la considération même de l’essence d’une réalité singulière (elle pose sa propre affirmation et non sa négation et sa destruction), on comprendra la place et le sens de cette doctrine du Désir : elle est centrale, parce que le Désir lui-même comme conatus et comme essence dynamique est FONDATEUR.

Fondateur de l’être de l’individu (désigné aussi comme sujet), le Désir ne se réfère pas d’abord à la rationalité, il n’est pas constitué d’abord par la raison : la doctrine spinoziste du Désir est anti-intellectualiste. Les deux aspects de l’anthropologie sont donc concrets et non rationalistes : d’abord l’homme est par essence l’idée d’un corps, ensuite, ce lien conscient avec le corps est en lui-même un effort existentiel qui est un Désir.

Fondateur essentiel de l’être individuel dans le déploiement de son activité et de sa passivité, le Désir n’est pas l’un des éléments psychiques qui constituerait parmi d’autres la personnalité individuelle. De même qu’il n’existe pas de faculté de vouloir ou de connaître (si l’on considère le premier aspect de l’essence humaine : l’idée du corps), de même il n’existe pas de faculté de désirer (si l’on considère le second aspect de cette essence : l’effort pour être ou effort existentiel). Le Désir est le tout de la conscience humaine, comme l’idée du corps était le tout de l’homme. L’homme EST Désir de part en part, et non pas un ensemble de facultés : de connaître, de vouloir et de désirer. En définissant l’homme comme Esprit et non comme Âme, Spinoza a rendu possible une description radicalement unitaire de la nature humaine : tous les riches aspects de son activité sont l’expression de sa réalité unifiée. Conscience de soi et de son corps, désir d’être et d’agir, sont une seule et même réalité où l’homme s’engage tout entier.

Cette conception à la fois dynamique, concrète et unitaire de l’individu comme Désir rend compte de la véritable nature de la tâche éthique. Si l’expérience prouve que le Désir en sa spontanéité n’est pas adéquat à son propre mouvement, alors certes s’impose une tâche éthique : mais celle-ci ne saurait plus être définie en termes traditionnels. La conception traditionnelle de la morale souhaite dresser contre le désir (et les passions) les forces de la volonté et de la raison : celles-ci étaient censées trouver l’énergie (par la volonté) et la motivation (par la raison) indispensables à la reconstruction ou à la réorientation de la vie. Tel était le sens des volontarismes et des idéalismes traditionnels, tous finalement intellectualistes.

Bien au contraire, Spinoza affirme, avec la plus grande netteté et la plus grande force, le caractère illusoire de ces entreprises morales (qu’elles soient stoïcienne ou cartésienne). La vérité, pensée par la raison, n’a pas le pouvoir, PAR ELLE-MÊME, de supprimer dans un désir ce qui en lui est passif. La raison, chez Spinoza, n’est pas une puissance énergétique, elle n’est pas première, et toute l’efficacité d’une entreprise éthique de libération provient du Désir lui-même : seul, dit Spinoza, le désir de la joie est plus puissant que tous les autres désirs. Aussi la tâche éthique ne consistera pas en un combat contre les désirs, et cela en raison du fait fondamental : l’essence de l’homme est le Désir, et lutter contre l’affectivité serait vouloir la destruction même de l’essence humaine. Toute l’énergie de tâche éthique sera donc puisée dans ce Désir même qui fonde l’existence humaine.

A l’énergie doit s’ajouter une motivation : elle ne réside pas non plus dans la raison, et l’anti-intellectualisme de Spinoza est d’une cohérence extrêmement rigoureuse ; totalement neuf au XVIIe siècle, il est l’anticipation de la modernité. En effet, la motivation, c’est-à- dire le but même de l’entreprise éthique (la recherche du « bien » et de sa nature), ne saurait être issue que de l’essence humaine elle-même, puisqu’il n’est donné aucune transcendance ontologique ni morale. Or, le seul but assignable à cet essence ne saurait être que sa propre réalisation, c’est-à-dire la mise en œuvre effective du Désir lui-même : il est recherche de la joie parce qu’il est l’effort vers l’accroissement de la puissance d’exister, et que telle est la nature de la joie : conscience et accroissement de cette puissance d’être et d’exister.

Ainsi le Désir est fondateur non seulement parce qu’il constitue l’essence de l’homme en tant qu’il agit et existe, mais aussi parce qu’il est l’origine même de l’entreprise éthique, en même temps que la source de son indispensable énergie. Cette entreprise consiste en effet à réaliser effectivement et réellement le Désir, par la recherche des buts qui, étant véritablement « utiles », seront l’expression même de cela que le Désir désirait, fût-ce au cœur de sa passivité et de son inadéquation primitives.

Bien entendu, une telle recherche éthique suppose la connaissance exacte de ce Désir, c’est-à-dire de cette affectivité qui est l’énergie et la motivation de l’entreprise éthique. Puisqu’il y a lieu d’instaurer un nouveau Désir, il y a lieu auparavant de connaître en profondeur ce qu’est la vie du Désir, c’est-à-dire les formes, les contenus, et les significations de cette affectivité qui est l’essence de l’homme et non son fardeau ou sa déchéance. Ainsi s’éclaire la signification de ce que l’on a appelé « psychologie » spinoziste. Elle n’est pas le recensement amer et puritain des forces déterministes et passionnelles qui s’opposent à la liberté de l’âme, mais l’analyse rationnelle des attitudes à la fois non rationnelles en elles-mêmes et intelligibles pour l’observateur, attitudes par lesquelles le Désir s’inscrit lui-même dans une dialectique imaginaire, source de Tristesse, de servitude et de passivité. La Partie III de l’Éthique étudie simultanément l’essence positive et fondatrice de l’homme (le Désir, affirmation et déploiement d’existence) et les mécanismes imaginaires, intellectuellement confus et obscurs, par lesquels ce Désir ne se réalise pas réellement et provoque plutôt le contraire de cela qu’en vérité il désire. Ambivalence, ignorance, contradiction, passivité sont les sources de la servitude, c’est-à- dire de la Tristesse ; mais il importe de saisir le sens de cette prise de conscience. Ce sont précisément l’ambivalence, l’ignorance, la contradiction et l’aliénation du Désir qui sont les seules sources de servitude et de malheur, et non pas le Désir en tant que tel.

Le Désir, quant à lui, est présent et affirmé dans sa positivité tout au long de l’Éthique : c’est l’imagination désirante et non pas le Désir comme tel qui est source de superstition (Partie I) ; c’est le Désir d’être qui fonde et définit l’existence humaine (Partie III) ; pour agir selon le bien véritable il faut d’abord être, c’est-à-dire désirer (Partie IV) ; et le conatus, c’est-à-dire en fait le Désir, est le fondement de la vertu (Partie IV) ; enfin c’est en accédant à la béatitude qu’on réalise effectivement le désir et l’être (Partie V).

Cette omniprésence du Désir comme source d’être et de joie n’empêche pas mais suppose au contraire une description extrêmement rigoureuse de ce même Désir lorsqu’il vit selon sa spontanéité première et encore maladroite. Pour le mieux réaliser il faut en connaître toutes les IMPLICATIONS.

Ce que Spinoza étudie si minutieusement, ce sont en effet les IMPLICATIONS logiques entre le Désir et ses objets, lorsque ceux-ci sont posés inadéquatement par une connaissance partielle et par une imagination délirante. Le déterminisme spinoziste n’est pas simplement, comme on le croit trop souvent, un mécanisme cartésien, c’est en outre la mise en place d’un système d’implications logico-affectives entre un désir et une attitude, entre un désir et une image, entre un désir et une action, entre un désir et un autre désir. Et c’est parce qu’il s’agit bien plus d’implications déterminantes que de déterminismes réellement aveugles, qu’une entreprise de libération est concevable et possible. Le passage de l’activité aliénée (dépendante du monde et non de soi seul) à l’activité vraiment active (autonome) n’est possible que parce qu’une transformation de la vie du Désir est possible. Et cette possibilité se fonde précisément sur la structure des enchaînements : ce sont des implications et non de véritables mécanismes ; et ces implications REPOSENT SUR DES ACTES DE CONSCIENCE ET DE CONNAISSANCE ; c’est à ce titre qu’elles sont susceptibles d’être transmutées.

Cette anthropologie du Désir est en effet fort originale : non intellectualiste, elle affirme pourtant la nature toujours consciente du Désir. C’est pourquoi l’entreprise éthique (c’est-à- dire la philosophie spinoziste elle-même et la philosophie comme telle) est tout entière fondée sur le Désir : il n’est pas un vice en l’homme mais l’homme même ; le Désir seul fournit à l’action (passive ou active) ses fins et ses valeurs ; seul le Désir enfin peut conférer à la vie et donc à l’entreprise éthique (qui vise une vie vraiment réelle) non seulement son énergie mais sa condition de possibilité : vie passive, vie active, vie éthique ne sont possibles que parce que le Désir est la poursuite consciente de la joie.

La conscience n’est pas ici une propriété qui s’ajouterait au Désir par un effort particulier : elle est le Désir même. Car celui-ci est par définition et par nature, c’est-à-dire par son essence même : et la conscience de l’effort pour persévérer dans l’être, et la conscience des modifications du corps et du monde. Le Désir est l’idée du corps et de ses modifications en tant qu’elle est un dynamisme, et l’idée du corps et de ses modifications est le Désir même en tant qu’il est forcément conscient de lui-même.

L’éthique, on l’a vu, ne consiste pas à combattre le Désir : mais elle ne peut consister à construire un Désir neuf que si une conscience existe de ce qui est désiré dans le Désir, conscience qui est elle-même la condition de la comparaison philosophique entre Désir serf et Désir libre. En outre, si le Désir libre ne peut s’instaurer que par la connaissance adéquate du Désir en toutes ses implications, ses sources, ses visées et ses forces, encore faut-il que cette connaissance soit possible : elle l’est effectivement parce que le Désir est en son essence une conscience. On ne peut pas passer de l’inconscient à la connaissance, mais l’on peut passer de la conscience encore fragmentaire à la connaissance réflexive et totalisatrice.

Ainsi la doctrine du Désir a, dans l’Éthique, une signification et une situation centrales : en amont, elle résulte de l’ontologie immanentiste non religieuse ; en aval, elle permet l’humanisme radical d’une morale de la joie.

Et c’est parce qu’elle résulte d’une critique des attitudes religieuses à l’égard de l’homme, de son esprit et de ses passions, que cette doctrine du Désir est en mesure d’instaurer une autre doctrine de l’homme, de ses passions et de ses buts véritables. Le spinozisme est l’anticipation des doctrines modernes de l’homme comme Désir, mais il n’a pu opérer cette anticipation qu’en s’appuyant d’abord sur une critique radicale des dualismes et des religions. Mais l’origine et le but, le commencement et la fin de l’ensemble de la doctrine spinoziste est bien la théorie de l’homme comme Désir et la conception de l’éthique comme réflexion sur ce Désir. Spinoza n’est pas seulement le premier et le plus grand (certes occulté) des représentants de l’ « humanisme athée » (son athéisme étant d’ailleurs le seul qui soit non pas tragique mais au contraire eudémoniste et sotériologique), il est en outre l’authentique fondateur de la réflexion éthique et anthropologique sur l’homme-Désir ; le spinozisme est la source et l’origine véritable de la nouvelle prise de conscience de la centralité du Désir.

Mais tout n’est pas encore dit par là.

6 / L’éthique de l’autonomie et de la joie d’être

C’est sur la théorie même du Désir que s’appuie non seulement le désir d’une autre existence, mais la possibilité même d’entreprendre le travail réflexif qui seul conduira à cette autre existence du Désir. Le conatus est à la fois l’origine de la décision éthique et la condition de possibilité de sa mise en œuvre. C’est sur la base du Désir que la conscience désirante peut envisager sa transmutation : le nouvel homme (la nouvelle attitude concrète dans l’action et dans la vie) se construit à partir de l’homme, par l’homme lui-même et pour l’homme. Le conatus est bien « le fondement de la vertu ».

Mais l’éthique concrète, dans le spinozisme, ne consiste pas seulement à réorganiser la vie du Désir en le faisant passer du stade empirique au stade réflexif : elle consiste aussi à viser l’autonomie de l’existence (c’est-à-dire la causalité interne et adéquate des actions) parce que seule cette autonomie conférera joie véritable et satisfaction de soi. L’autonomie spinoziste n’est en rien un formalisme moral, elle ne se pose jamais comme étant valable par soi, et pour la seule raison qu’elle serait l’autonomie de la raison ; il n’y aurait là que formalisme et pétition de principes. L’autonomie rationnelle de l’action chez Spinoza est motivée, dans sa validité, par le fait qu’elle est l’ultime fondement de la joie. Mais la joie est le vécu d’un Désir, c’est-à-dire d’un individu concret dans l’intégralité de son être.

Allons plus loin. L’autonomie et l’adéquation ne constituent pas seulement une nouvelle forme concrète de l’existence ; elles sont aussi un « utile véritable », un « vrai bien », c’est- à-dire ce que nous appellerions une valeur désirable. On l’a vu, la vie éthique et la béatitude (dont nous parlerons plus loin), en tant qu’elle est la condition du « salut », est même LE SUPRÊME DÉSIRABLE.

Comment est-ce possible, dans le système immanentiste de Spinoza ? Comment une éthique (c’est-à-dire un dépassement) est-elle possible dans un système libéré de toute transcendance et n’ayant affaire qu’à la seule réalité, la réalité de la nature et de l’homme ?

Nous avons déjà répondu en partie : le Désir même, comme mouvement vers la joie, est l’origine du désir de joie opposé au désir triste et dépendant. On peut aller plus loin : c’est d’une façon explicite que Spinoza situe dans le Désir l’origine même de la question posée, et l’origine de sa solution ; c’est le Désir qui fonde la valeur, et non (comme dans la tradition) la désirabilité du bien qui fonde le Désir. C’est parce que nous poursuivons une fin qu’elle se constitue comme le Désirable (la valeur) et non parce que nous reconnaîtrions un bien, que nous le désirons (Eth. III, 9, Scol.).

C’est donc le Désir qui est l’origine du Désirable : l’éthique est cette réflexion sur le meilleur Désirable posé comme tel par le Désir même.

La véritable révolution copernicienne se situe là. L’humanisme du Désir heureux est d’autant plus radical dans le spinozisme, que le mouvement existentiel conscient et concret est non seulement l’origine de la suprême valeur désirable, mais la condition de possibilité (par la conscience de soi) de la construction même de la voie qui mène à ce Désirable.

Mais pourquoi cette éthique eudémoniste ne serait-elle pas anarchique et « égoïste » ? Pourquoi le spinozisme n’est-il en rien une invitation au solipsisme, à l’arbitraire et à la violence, lui qui place le Désir à l’origine des valeurs ?

La réponse (par une cohérence qu’on n’admirera jamais assez dans le spinozisme) réside dans la structure même de ce Désir-source. Parce qu’il n’est ni une faculté inférieure et à part, ni une pulsion aveugle, mais le tout de l’homme comme effort existentiel conscient et imaginatif ; la possibilité constante du passage à la connaissance réfléchie est inscrite dans la nature même de l’homme-désir ; en outre, cette possibilité est une exigence constante du Désir en tant qu’elle est la condition de réalisation de ce Désir. C’est parce que la connaissance totalisatrice peut seule définir le bien et l’utile véritable, que le mouvement d’accès au suprême désirable passe par la réflexion.

C’est donc précisément parce que l’éthique s’ancre sur le Désir qu’elle vise le plus haut désirable, et c’est parce qu’elle s’oriente par ce plus haut désirable qu’elle se structure réflexivement comme action adéquate, c’est-à-dire à la fois rationnelle et concrète. On peut poser la question de la possibilité même d’une éthique non arbitraire dans toute philosophie, mais seul le spinozisme nous semble en mesure (jusqu’ici) de répondre à la question.

Quel est donc, concrètement, ce suprême désirable dont la valeur vient du Désir même, et dont la structure viendra de la réflexion (dont la possibilité est inscrite dans le Désir même) ?

Toutes les conditions sont réunies dans l’Éthique pour fournir la seule réponse valable : pour connaître ce suprême désirable, il faut construire un Modèle ; il n’aura aucune origine transcendante mais s’appuiera sur les structures mêmes du Désir et de la réflexion. Ce modèle (« exemplar ») est le « modèle de la nature humaine la plus parfaite ». L’éthique spinoziste, comme philosophie eudémoniste de la joie, est la construction même de cette perfection qui constitue le suprême désirable. LA PERFECTION EST DE CE MONDE. Et Spinoza en construit le modèle ; il construit l’image de L’HOMME PARFAIT.

Nulle illusion idéaliste en cela, nulle présomption. Nous sommes toujours de simples êtres de la nature, soumis aux forces extérieures. Et le sage est certes plus actif que l’ignorant, mais il est aussi passif que lui. Mais ces dernières constatations ne sont ni amères, ni volontairement humiliantes.

La perfection est simplement cette force d’existence humaine à laquelle tout homme peut accéder par un difficile labeur, et qui est faite de la réalisation entière et autonome, concrète et réfléchie, d’un Désir qui s’affirme plus qu’il ne se nie, et qui, s’affirmant dans la plénitude de son accroissement, se saisit comme joie incessante et souveraine.

Cet homme parfait que tout homme peut devenir à partir de son Désir et par son Désir est l’ « homme libre ».

Le spinozisme (on l’oublie souvent) est une philosophie de la liberté (et non certes du libre arbitre, cette volonté ou faculté de vouloir si souvent critiquée et combattue par Spinoza). Laissons les querelles verbales. Réjouissons-nous de la description que donne Spinoza de cet homme libre et de ses attitudes concrètes et pratiques, dans la vie active et sociale.

Cette attitude se caractérise d’abord par un eudémonisme concret : l’homme libre se réjouit d’exister et jouit de la vie et de l’être, autant que des biens naturels et sociaux. C’est vivre et se réjouir qui est la vertu, et non pas détruire, juger et condamner. L’homme libre affirme toujours par sa raison, son désir et sa vie, la positivité de l’existence et il s’efforce toujours d’en vivre la plénitude. C’est pourquoi dans son action il ne se réfère jamais ni au mal ni à la mort pour les fuir, mais, préoccupé seulement de la vie et du vrai bien, il poursuit l’être et la joie directement pour eux-mêmes.

Cette éthique n’est pas un arbitraire, ni un solipsisme. Le second aspect de l’existence libre et réfléchie est en effet l’ADÉQUATION. Dans sa pensée et dans sa vie, l’homme libre est simultanément adéquat à lui-même et à l’autre homme libre, également conduit par la réflexion. Et c’est parce qu’il est autonome qu’il est généreux. Libéré des fausses valeurs imaginatives (superstition, préjugés, autorité non fondée), et situé au-delà des dialectiques réversibles et passives de la haine, de la jalousie, du ressentiment et de la fausse gratitude, il peut répondre à la haine par l’amour, éviter un danger inutile mais affronter les périls s’il le faut, ne pas se laisser conduire par le souci de la gloire ou de la richesse, mais connaître cependant le bon usage des biens matériels. Et la générosité, pour lui, consiste aussi bien à rechercher l’amitié d’autrui qu’à ne jamais vouloir imposer aux autres ses vues et son mode de vie. Cette générosité spinoziste est aussi une très haute lucidité : l’homme libre sait que seuls les hommes libres sont vraiment reconnaissants les uns envers les autres, et il sait la valeur primordiale de la loyauté. Il parle le langage de tous, souhaite ne heurter personne ni rien imposer à personne, il précise toujours le sens qu’il donne aux termes qu’il emploie et il le distingue toujours clairement de l’usage courant.

La vertu véritable n’est donc ni un puritanisme, ni une solitude, ni une ascèse, mais la solidité d’une réflexion qui organise la vie individuelle et sociale dans le sens de la liberté d’esprit et de la vie heureuse. Cette réflexion est en effet au service de la joie. L’éthique spinoziste est l’appel à une transmutation de la vie affective par la raison, mais non pas un appel à un sacrifice de cette vie. La valeur à la fois fondamentale et ultime est la jouissance de l’être : joie d’exister, joie de se relier à autrui dans la positivité, jouissance des biens de l’existence dans la mesure où ils permettent d’affirmer simultanément l’accroissement existentiel des autres et de soi. Car la perfection que poursuit pour lui-même l’homme libre et sage, il la désire aussi pour les autres. Car « cela (comme le dit Spinoza dans le TRE) fait partie de [son] bonheur » que les autres également puissent accéder à la félicité qu’il désire.

7 / La félicité hors temps et la vraie vie

Cette sagesse de la générosité, de la liberté et de la joie n’est en rien une prudence pratique et conventionnelle. Elle exprime au contraire, dans l’ordre de la vie et de l’action objectives, la plus haute exigence, et elle ne peut être mise en œuvre que par le plus grand courage intérieur et social, et par le plus difficile des labeurs réflexifs.

Et pourtant, Spinoza n’arrête pas là son itinéraire. Car, si l’homme libre déploie certes le mouvement d’une joie, c’est-à-dire d’une perfection toujours croissante, il n’a pas encore atteint le stade existentiel suprême qui permettrait d’évoquer quelque chose qui vaudrait comme un salut. Nous conduire à ce stade suprême est l’objet de la doctrine finale et le propos même de l’Éthique.

C’est ici que les sceptiques ont le plus combattu le spinozisme : selon eux, la béatitude atteinte par le philosophe à la fin de la Partie V de l’Éthique correspond à une expérience si indicible et si rare, qu’ils ne savent pas à quoi elle correspond, et ne savent même pas si elle est possible. Le spinozisme serait un mysticisme dont on ne pourrait décrire ni le sens ni le contenu, puisqu’il se situe hors de toute religion, tout en étant inspiré par une sorte de religiosité.

Cette critique ne correspond ni au sens de la doctrine ni à l’intention de Spinoza, ni à l’expérience philosophique elle-même lorsqu’elle est aussi rigoureuse et concrète que dans le spinozisme.

Le mysticisme suppose en effet la possibilité d’une fusion et d’une identification ultime entre deux êtres objectivement distincts : la conscience individuelle du mystique et la conscience divine. Dans le spinozisme, cette hypothèse est absurde. Le mysticisme suppose aussi l’immortalité de l’âme, qui est exclue dans le spinozisme. D’autres courants mystiques (d’origine cabaliste et appelés « théosophie ») affirment la possibilité, pour le mystique, de décrire les actes intentionnels (métaphorisés, certes) par lesquels Dieu crée le monde et les différents niveaux de l’être : cette hypothèse est également absurde dans le spinozisme.

En réalité, on appelle mystique, ici, une démarche extrême mal comprise, et un stade ultime que le lecteur n’a pas encore vécu, réfléchi ou situé. Le texte spinoziste est pourtant clair : c’est par la Science intuitive que le philosophe parvient à la félicité. Comprendre cette Science intuitive c’est comprendre le spinozisme.

Elle consiste non dans la fusion indicible de deux êtres, ni dans l’immersion d’un être fini dans un être infini, mais dans la connaissance intellectuelle intuitive, par un être fini, de la relation conceptuelle entre l’infini et le fini, c’est-à-dire l’attribut de la substance et le mode fini. La Science intuitive est la connaissance rationnelle et intuitive de la relation d’un homme singulier (ou de toute autre essence) avec l’ensemble de ce monde-ci, saisi rationnellement dans ses structures, et non pas empiriquement dans sa contingence. La connaissance du troisième genre est une connaissance.

Pourquoi cette Science intuitive produit-elle une joie extrême ? Non pas parce que le sujet, sortant de ce monde-ci par l’ascèse ou par la mort, serait enfin en présence de Dieu lui-même ; mais parce que la Science intuitive implique, par DÉFINITION, la compréhension pleine et entière de la nature de l’individu, de la relation entre l’individu et le monde, entre l’individu et autrui, entre l’individu et lui-même. Elle est la plus extrême conscience. La connaissance du troisième genre, s’instaurant comme rationalité intuitive après la rationalité discursive du deuxième genre, confère donc à l’individu sa liberté en tant qu’elle lui révèle son essence et lui en permet la réalisation. L’individu accède alors simultanément à la plus entière réalisation DE CE QU’IL Y A EN LUI DE MEILLEUR, et à la plus vive compréhension de sa place dans l’Être : cette connaissance et cette réalisation constituent par elles-mêmes une félicité.

Se produit donc la plus haute joie : on peut l’appeler Amour intellectuel de Dieu. C’est qu’elle est la joie du philosophe accompagnée de la conscience de l’origine de cette joie, c’est-à-dire de l’idée de sa cause, c’est-à-dire de la connaissance intuitive et rationnelle des structures de l’Être. L’Amour intellectuel de Dieu est une expression conventionnelle ou métaphorique : mais elle est assez clairement définie dans et par le système spinoziste pour qu’on aperçoive enfin qu’elle est la PHILOSOPHIE MÊME. Cet Amour est la philosophie comme adhésion joyeuse et réfléchie au nouveau monde, adhésion joyeuse et réfléchie à ce monde nouveau qui est l’Être même, révélé à lui-même par la transmutation réflexive du Désir.

Pour que la philosophie soit la joie la plus extrême, il faut évidemment qu’elle soit une philosophie moniste de ce monde-ci et une recherche explicite de la joie en ce monde, mais à un niveau non empirique.

Seule une telle philosophie peut conduire à l’adhésion amoureuse et intellectuelle au monde, et conduire le sujet à une félicité qui vaille comme un Salut. Seule une telle philosophie, en effet, peut conduire au sentiment de l’éternité. Ce sentiment n’est pas seulement une connaissance rationnelle des essences dans leur intemporalité, il est aussi la conscience joyeuse de la solidité indestructible d’une existence singulière, dès lors qu’elle vit dans la perspective de ce qui lui est essentiel et par conséquent intemporel : hors temps.

Cette éternité concrète (béatitude, salut, et liberté) est une joie qui est un Amour : c’est qu’elle est une relation à l’Autre, une tout autre relation à l’Autre. Permanente et substantielle (dirions-nous), cette relation tout autre à l’Autre se déploie dans le sentiment d’une satisfaction intérieure si extrême et si stable qu’elle peut être métaphorisée par l’image de la gloire, comme lumière, joie, et rayonnement (Eth. V, 36 ).

Cette relation tout autre à l’Autre est aussi la philosophie pour une autre raison : c’est qu’elle permet de découvrir la structure réflexive, dédoublée, de l’Être, c’est-à-dire du tout de la nature. Cette structure réflexive se livre dans l’Amour de Dieu où s’identifient rigoureusement l’Amour de l’homme pour Dieu, de Dieu pour l’homme et de Dieu pour lui- même. Le lieu de cette identification, sa lumière et sa conscience de soi ne sauraient être que l’entendement humain lorsqu’il est suprêmement actif : c’est la Philosophie même. L’Amour intellectuel de Dieu est la philosophie en tant qu’elle est la réflexion du monde en lui-même par l’humanité philosophique, et l’adhésion joyeuse de l’être à l’Être par et dans cette réflexion : « Plus on est capable de ce genre de connaissance, plus on est conscient de soi-même et de Dieu… plus on est parfait et heureux « (Eth. V, 31, Scol.).

Cet Amour, qui est une joie, est donc une forme extrême, intuitive et réfléchie de la relation du fini à l’infini, c’est-à-dire de l’individu philosophe à l’essence substantielle et parfaite du monde. Cette relation est éternitaire et situe donc la vraie vie dans le hors-temps de la conscience absolue. Les êtres, comme consciences réflexives, accèdent à la félicité parce qu’ils s’inscrivent dans la substantialité indestructible de l’Être.

Parce que le spinozisme n’est pas un élitisme, tous peuvent accéder à cette plénitude. C’est que l’entrée dans l’Être réalise en fait « toutes les perfections de l’amour » (Eth. V, 33, Scol._-.) puisque tout se passe alors comme si, par la nouvelle conscience amoureuse du monde, les individus commençaient maintenant seulement à être, et comme s’ils commençaient maintenant seulement à naître à l’éternité. L’entrée dans la « vraie vie de l’esprit » et dans le hors-temps, a toutes les significations de l’amour parfait, c’est-à-.dire de la seconde naissance.

C’est bien là, comme nous l’avions dit, le sens et le contenu d’une sotériologie. C’est que le spinozisme (et toutes les philosophies qui après lui s’en inspireront d’une manière existentielle et authentique) n’est pas un système abstrait offert à la connaissance érudite, mais une philosophie vivante, c’est-à-dire une parole. La philosophie de Spinoza, dans l’Éthique, voix posthume du philosophe excommunié, est la parole même du Désir lorsque, transmuté par la lumière incandescente de la réflexion, il se révèle comme Désir d’être et en appelle amicalement à tout être pour qu’il entreprenne cette ascension purificatrice et libératrice qui est la condition de la joie. Le sérieux et la difficulté n’en sont pas masqués. Mais nul ne saurait parcourir intégralement l’itinéraire réflexif de l’être, et en vivre la plénitude substantielle, s’il n’est disposé dès l’origine à mettre en œuvre tout son courage moral et toute la force de son désir et de sa réflexion. Si le spinozisme peut être pour nous une source d’inspiration constante, c’est qu’il nous atteint au plus profond de nous-mêmes tout en nous donnant le moyen de réaliser ce qu’il y a en l’humanité de plus extrême et de plus radical. Le désir, l’intelligence et la joie, transmutés par la conscience, accèdent alors à l’expérience de l’adéquation heureuse : une certaine espèce de substantialité.

(introduction à la lecture de l’éthique de Robert Misrahi)

Au sujet du commentaire de Spinoza de Maxime Rovere

1/ le commentateur opère une réfutation dans la plus classique tradition des théologiens:

Par exemple dans cette publication « Nature de l’esprit et nature de l’homme : Spinoza entre métaphysique et politique » (https://drive.google.com/file/d/1lbdMrOEoSJIpHrK88p3-ObIj6R1xW1BW/view?usp=drivesdk) le commentateur explique que la pensée de Spinoza ne peut apporter de fondements à la politique : « grâce aux premières remarques des premiers lecteurs d’un brouillon de métaphysique mathématique qui finira par donner naissance à l’Éthique, Spinoza s’aperçoit que le passage déductif d’une vérité à l’autre n’est pas une expérience aussi fluide que sa propre théorie le suppose [ … ] il est lui- même tout à fait capable de concevoir la philosophie comme un processus d’approximation, dont il peut admettre sans difficulté qu’elle se bricole petit à petit – y compris, comme on va le voir, à partir de concepts sans cohérence entre eux. [ …] Spinoza cède de nouveau aux sirènes de la déduction : il se voit déjà dévaler le train d’idées pures, dont la source inépuisable serait la connaissance de Dieu. Pourtant, cette fois-ci, l’expérience lui apporte un démenti si évident qu’en réponse à une objection sous- entendue. […] bien que la politique soit la mise en pratique d’une convergence entre les humains nommée « concorde », laquelle est bien sûr concevable par la raison et désirable sous la conduite de la raison, cette concorde n’est pas réalisable au moyen de la raison. […] la pensée politique de Spinoza se construit à partir de l’idée que la politique, tout comme la philosophie, ont pour fonction de faire tenir de l’hétérogène ensemble, et non de subsumer l’hétérogène sous son action unifiante. Faire coexister l’inconciliable, équilibrer l’hétérogène, sont des efforts qui font de Spinoza moins le concepteur d’une théorie politique, qu’un philosophe immédiatement politique, dont la pensée travaille la matière de ce qui fait la vie en commun. »

Autre exemple dans un cours donné à l’ENS Lyon (« L’automate spirituel Spinoza, Ethique II » https://drive.google.com/file/d/1G06yEpQXjlY3NQQ-IiGfOuGXyXnCMQEV/view?usp=drivesdk ) :
« C’est à partir d’ici que Spinoza va avancer, pas à pas, vers l’impasse finale. Chaque difficulté résolue par lui va en soulever une autre, jusqu’à ce qu’il se trouve confronté à une difficulté insurmontable. [ … ] Nous ne pouvons pas, d’un seul regard, saisir cet ensemble de choses fixes et éternelles. Ainsi, en excluant l’enchaînement dans la durée, n’a- t-on pas perdu la possibilité de constituer un ordre ? Cette fois-ci, la réflexion sur l’ordre nous a conduit à une aporie. [ … ] Et c’est là l’aporie finale : car la définition de l’intellect, même en s’aidant de quelques propriétés, nous ne la savons pas ; c’est ce qui impose au texte son silence. C’est la probité du penseur d’avoir, ayant parié et perdu son pari, quitté le jeu.
[ … ] Cette impossibilité du TAI à fonder la connaissance signe l’échec d’une certaine démarche, à laquelle par la suite Spinoza va renoncer.
[ … ] C’est donc aussi sur le pouvoir de l’intellect qu’il se produit une méprise. Car dans le vécu des plaisirs de l’étude, Spinoza a constaté une propriété de l’intellect qui pour ainsi dire préside à la constitution du Traité : c’est la séparation. »

Troisième source dans cette publication, « Causalité et signification : la construction d’un sujet libre chez Spinoza et Lacan » (https://drive.google.com/file/d/1wiMZ1mzx8Mx4ogk_CCwyGnq14L1EbWfp/view?usp=drivesdk dont on peut lire la transcription ici https://drive.google.com/file/d/1-8B9TyOmRnImKlU6McDgiFvXS0EzhzzK/view?usp=drivesdk ) ou l’on découvre la démarche qui « consiste à repousser Spinoza dans la singularité de sa conceptualité : sa démarche est celle d’un penseur classique, elle appartient au XVIIe siècle, et ce ne peut être qu’en comprenant son appartenance à son temps que l’historien de la philosophie peut donner à son propre travail une pertinence pour aujourd’hui. … » dont tout le développement commence par un contresens on ne peut plus anti-spinoziste « …. dans la passion, les hommes accomplissent des actes qui ne se rapportent pas leur nature comme à leur cause…» et le commentateur de conclure à« l’impossibilité pour Spinoza de théoriser sa propre pratique » (!).

2/ un semblant d’adhésion à la pensée de Spinoza affichée auprès du public


L’affichage médiatique faisant la promotion de Spinoza, vient en contraste a priori étonnant de ces réfutations, mais nous renseigne néanmoins sur la stratégie constante du commentateur :
Les idées de l’éthique proviendraient d’une « interférence entre des vocabulaires qui ne vont pas ensemble » (théologie , mathématique, chimie, médecine) qui vont se « téléscoper » et c’est de ce processus que va « émerger des idées » :
« Avec Spinoza et ses amis il y a un sens du collectif qui est très fort. En fait l’Ethique va se trouver à la convergence de plusieurs vocabulaires qui ne vont pas ensemble. Donc c’est très amusant vous avez par exemple les copains qui sont plutôt intéressés par la théologie, mais d’un autre côté dans le même groupe il y a des gens qui sont des mathématiciens, des gens qui sont des chimistes et d’autres qui sont des médecins. On va se trouver à la croisée de tous ces vocabulaire un moment où la philosophie naturelle qui rassemble toutes ces sciences justement, explose en sciences différenciées. Tout cela ne s’harmonise pas mais interfère, c’est-à-dire que ces problèmes, ces vocabulaires vont un peu se télescoper et faire ce qu’on appelle des « idées émergentes » c’est-à-dire quelque chose qui n’était pas prédéterminé ou déjà contenu dans les facteurs mais qui émane de ces interférences entre des vocabulaires hétérogènes. »https://www.rtbf.be/auvio/detail_et-dieu-dans-tout-ca?id=2839004.
Quand on sait à quel point Spinoza se méfie des mots, qu’il recommande à son lecteur de se méfier des mots, et prend le soin de donner ses propres définitions, le commentateur se place ici délibérément dans une approche opposée à ce que dit l’auteur lui- même .
Étonnant aussi dans la même interview au sujet de l’accès à la félicité ; ni Spinoza ni son groupe ne sauraient y accéder. Il s’agirait plutôt de
« faire en sorte que ce texte, en tout cas, vous attire vers l’abstraction, et que cette abstraction apporte quelque chose à votre vie. »:
« Est-ce que Spinoza a vraiment accédé à l’intellect pur ? A cette question je réponds : le groupe de Spinoza, et pas un seul individu, a travaillé pour faire en sorte que ce texte, en tout cas, vous attire vers l’abstraction, et que cette abstraction apporte quelque chose à votre vie. Qu’est-ce que l’intellect ? L’intellect c’est la partie de notre esprit qui pensent des idées pures et des idées complètes surtout. »https://www.rtbf.be/auvio/detail_et-dieu-dans-tout-ca?id=2839004
Nous verrons plus loin quelles sont ces « idées pures et complètes ».


3/ une stratégie de destruction de la pensée de Spinoza comme système


Le travail du commentateur peut se résumer dans une lutte contre l’idée que la pensée de Spinoza puisse être compréhensible comme un système. Au sujet de « Spinoza, méthodes pour exister »:
« The purpose of that book is to attack a certain french tradition interpretation that considère Spinoza’s philosophy as a system. The very title “methods plural pour exister” means that instead of a system, we could interpret Spinoza’s philosophy as being made of different methods that are raised to address specific problems. By a close reading of the Ethics, that I retranslate from page to page, I come up with the ideas that pretty much in the same way as the first proposition will literally fade away as the reasoning goes on, demonstrating for exemple than there can only be one substance. Most of Spinoza’s ideas are actually steps on a certain process , more than a doctrine to be thought and considered absolute. So the main object of the Ethics as a whole book is not really to present architecture that would be an explanation of the whole word – that is an ontology – an then an anthropology- and a psychology and so on, but it’s rather a training ment to face certain problems and to resolve then one by one. So eventually, the statements of the book that are for exemple the theory of 3 kind of knowledge is not so definitive and permanent as it seems, it’s only a part of a larger theory. The idea of god is again another of these steps that can lead the mind to a certain way of understanding things, so it’s not a content it’s rather a way of understanding. And so the whole book is dedicated to the idea that instead of a system, we should better look at Spinoza’s philosophy as made of methods. »https://hpbin3.hypotheses.org/927
Se souvenir ici de la formulation « … only a part of a larger theory », nous y reviendra plus loin.

Nous pouvons nous informer plus longuement de l’approche du commentateur ici :https://www.actu-philosophia.com/maxime-rovere-exister-methodes-de-spinoza/


Le commentateur défend finalement l’idée l’Ethique en tant que telle ne contienne pas de vérité, mais soit une approche (partielle) de la vérité par la pratique de méthodes, voire de « recettes ». Mot utilisé dans cette itv par exemple:https://www.franceculture.fr/emissions/les- nouveaux-chemins-de-la-connaissance/du-bonheur-14-spinoza-une- ethique-de-la-joie
Nous pouvons remarquer qu’on assiste ici à une forme de revanche du théologien : le commentateur parle de l’Ethique de la manière dont Spinoza parle de la Bible :
« La Bible n’a pas pour vocation de nous instruire de la vérité des choses; la vérité qu’elle nous livre n’est pas d’ordre théorique mais d’ordre pratique. La proposition est martelée au chapitre 14 consacré à la définition de la foi et qui est résumée dès la Préface : « Une fois établis les fondements de la foi, je conclus enfin que la connaissance révélée n’a pas d’autre objet que l’obéissance et qu’elle se distingue donc de la connaissance naturelle par son objet comme par ses fondements et ses moyens; qu’elle n’a ainsi rien de commun avec elle, mais que chacun occupe son domaine sans s’opposer à l’autre et sans devoir la servir. » (p. 71)1. La religion n’est en aucun cas un discours de connaissance spéculative; en revanche, elle a une portée morale incontournable. Puisqu’en effet les hommes sont, par nature, des êtres passionnés, elle leur apprend, de par son pouvoir coercitif, à régler leurs appétits et à accéder à la moralité et au salut : « L’obéissance à la vraie règle de vie est la voie du salut.» (TTP, ch. 13, titre). Ainsi l’Écriture peut s’adresser à tous, savants et ignorants : « Tous absolument peuvent obéir (…), tandis que bien peu peuvent connaître.» (TTP, ch. 15, p. 503). »

https://drive.google.com/file/d/ 1fp6D9boFUDmDsFY8dvhONw0ExFkeMASg/view?usp=drivesdk


4/ une proximité avec Leibniz


Nous comprendrons mieux la démarche du commentateur en s’informant de l‘approche d’André Pessel qui fut son professeur :
https://laviedesidees.fr/L-oeuvre-du-texte.html
morceau choisi:
« ……André Pessel remarque que Spinoza se trouve au début de la pensée révolutionnaire de la dynamique et du continu, que Leibniz notamment, poursuivra de manière plus approfondie et plus efficace. Mais ce qui importe pour Spinoza réside dans l’opérativité du texte vis- à-vis de ces processus d’intégration….»
Et c’est bien Pessel qui explique le mieux la démarche du commentateur : « … si l’Éthique est bien cette ville où l’on chemine, on comprend qu’elle ne pourra jamais s’accorder avec l’idée leibnizienne du monde, cette autre ville dont un sujet percevant embrasserait, même confusément, tous les éléments. Marcher, s’éprouver en marchant, ce n’est pas la même chose que « percevoir », ou « appéter » – au sens leibnizien de ces termes. La synthèse spinoziste est bien une synthèse, mais elle n’a pas ce sens totalisant qui ramène à l’identité d’une saisie persistante. »
Lire ici https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de- morale-2019-2-page-123.htm
Nous comprenons aussi mieux ce que le commentateur entend par la formulation « … only a part of a larger theory » vue plus haut ainsi que les idées pures « et surtout complètes », lire ici pour prendre la mesure de la filiation leibnizienne de ce vocabulaire https://www.cairn.info/revue- archives-de-philosophie-2015-1-page-75.htm

Pour opérer son entreprise de dilution-appropriation , le commentateur s’appuie sur les travaux du philologue Proietti : nous pouvons découvrir en lisant cette publication https://www.facebook.com/groups/493834441530533/permalink/978664376380868/ que de subtiles variations de formulations latines peuvent permettre de déduire qui a pu intervenir dans la composition de l’œuvre de Spinoza après sa mort. On peut aussi lire icihttps://www.facebook.com/groups/493834441530533/permalink/977917209788918/ , que Van Den Éden a gardé des traces quand à sa méthode pédagogique de son passé jésuite, qui ont pu selon Proietti avoir une influence sur la compréhension qu’a eu Spinoza de l’enseignement de Van Den Éden.
Mais ici il ne s’agit pas de commentaires sur la philosophie, mais sur le langage et son histoire. La question à traiter ici serait plutôt celle de la légitimité de l’idée que ces subtiles variations de formulations latines, ou d’ordre pédagogique, auraient des choses à nous dire sur le sens à donner à la philosophie de l’auteur.
Et c’est Spinoza lui-même nous renseigne sur cette question :
« Ce n’est pas … chose nécessaire de connaître la vie de cet auteur, ses mœurs, ses préjugés, le temps et la langue où il a composé ses ouvrages, à qui il les a adressés, les diverses fortunes qu’ils ont subies, les diverses leçons qu’ils ont reçues, comment enfin et par qui leur autorité scientifique s’est établie. Or ce que nous disons d’Euclide se peut étendre à tous les auteurs qui ont traité de choses concevables par elles-mêmes.
[…]
Toutefois il faut bien remarquer que ces difficultés ne se présentent que lorsqu’il s’agit dans les prophètes de choses incompréhensibles pour la raison, ou qui ne s’adressent qu’à l’imagination ; car pour les choses que l’entendement peut atteindre d’une vue claire et distincte, et qui sont concevables par elles-mêmes, on a beau en parler obscurément, nous les entendons toujours sans beaucoup de peine, suivant le proverbe : À qui comprend, un mot suffit. Euclide, par exemple, qui n’a traité dans ses livres que d’objets très-simples et parfaitement intelligibles, se fait comprendre en toute sorte de langues par les moins habiles ; et il n’est point du tout nécessaire, pour pénétrer dans sa pensée et être certain du véritable sens de ses paroles, de posséder parfaitement la langue où il a écrit ; il suffit d’en avoir une connaissance très-ordinaire et dont un enfant serait capable. Ce n’est pas non plus une chose nécessaire de connaître la vie de cet auteur, ses mœurs, ses préjugés, le temps et la langue où il a composé ses ouvrages, à qui il les a adressés, les diverses fortunes qu’ils ont subies, les diverses leçons qu’ils ont reçues, comment enfin et par qui leur autorité scientifique s’est établie. Or ce que nous disons d’Euclide se peut étendre à tous les auteurs qui ont traité de choses concevables par elles-mêmes. »
(Spinoza, Tractatus Theologicus Chapitre VII)
C’est donc évidemment un contresens d’utiliser des travaux d’historiologie du langage pour prétendre comprendre autrement les choses que Spinoza entreprend d’élucider et de transmettre, exactement comme si on prétendait revoir les lois de la géométrie d’Euclide, en fonction de la façon dont « Euclide et ses amis » les auraient retranscrites?
Remarquable aussi le discours vu en 1/ sur l’impossibilité pour la philosophie de Spinoza d’être prescriptive en matière de politique quand on découvre son versant théologique. On peut en effet s’interroger sur ce qui sera prescriptif s’il ne s’agit pas de l’entendement des hommes ? Le commentateur est en effet aussi traducteur d’Angamben, il nous livre lui-même la réponse:
« Agamben fait figure de philosophe politique majeur des temps contemporains. Retour sur une œuvre où l’ordre politique est réinscrit dans l’épaisseur historique de ses origines théologiques et où les notions de « dispositif », de « commandement » et de « destitution », qui infusent largement pensées et pratiques politiques radicales contemporaines, sont déterminantes. »https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2017-3-page-116.htm
Voilà ce qu’on peut appeler un discours théologien : la philosophie ça ne suffit pas, ni pour la félicité, ni pour l’ordre politique qui pour sa part
« s’inscrit dans l’épaisseur historique de ses origines théologiques ».
Pas d’étonnement donc à retrouver notre théologie dans cette itv de
« témoignage chrétien » nous expliquer qu’« En faisant des pompes, on prend soin de quelque chose qui est plus que nous car ce corps ne nous appartient pas, il ne faut pas le penser sur le mode d’une propriété privée, mais d’une appartenance au vivant. Paul explique que nous sommes en Dieu. En faisant nos pompes, on améliore cet instrument »https://www.temoignagechretien.fr/spinoza-philosophe-de-la-joie/
Pas de surprise non plus à le voir aux côtés du théologien Jean-Luc Marion icihttps://www.publicsenat.fr/emission/avec-ou-sans-dieu-4130 (dommage l’audio n’est plus disponible) ni de le trouver proche du think tank « vers le haut »https://www.verslehaut.org/wp-content/uploads/2021/03/Note-au-tableau-Maxime-Rovere3.pdf
(Asso financée pas « Apprentis d’Auteuil, Fondation catholique reconnue d’utilité publique, l’Armée du Salut, mouvement international faisant partie de l’ensemble des églises chrétiennes, Bayard, entreprise de presse écrite et audiovisuelle française créé en 1873 par la congrégation religieuse catholique des Augustins de l’Assomption. Eth)
Très cohérent également de lire le commentateur interviewer le sociologue catholique Bruno Latour pour nous expliquer qu’il n’y a pas de connaissance sans médiationhttps://drive.google.com/file/d/1e0rW5LTLrv_4vLzGDE3ErAjcN_6D-kH5/view?usp=drivesdk

Bien sûr, toutes ces confrontations d’idées sont intéressantes dans la mesure quand elles permettent d’approfondir la compréhension de Spinoza, que Maxime Rovere en soit donc remercié. Car l’essentiel pour un adepte de la « philosophie interactionnelle » n’est-il pas que des groupes spinozistes puissent avoir connaissance de ces éléments, et que ça et là, au gré des rencontres et des interactions un travail de réflexion et un peu serré puisse se réaliser?