Idée vraie (philosophie interactionnelle)

« Celui qui a une idée vraie, sait en même temps qu’il a une idée vraie et il ne peut douter de la vérité de sa connaissance…Car personne dès lors qu’il a une idée vraie, n’ignore que l’idée vraie enveloppe la plus haute certitude ; avoir une idée vraie ne signifie rien d’autre en effet que connaître la chose parfaitement ou de la meilleure façon possible ; personne n’en peut raisonnablement douter à moins de croire qu’une idée est quelque chose de muet comme une peinture sur un tableau, et non un mode du penser, c’est-à-dire l’intellection même » (Spinoza Eth. II, 43)

A : Il faut reconnaître que cela n’a pas beaucoup de sens, à part peut-être éventuellement en mathématiques. Mais le réel n’est pas mathématique.

B : j’ai un exemple non mathématique : que pensez vous de l’idée que vous soyez en train de me lire ?

A : qu’appelez vous une idée ?

B : j’entends par idée une « action de l’Esprit » :

« Par idée, j’entends un concept de l’Esprit que l’Esprit forme en raison du fait qu’il est une chose pensante. EXPLICATION Je dis concept plutôt que perception, car la perception semble indiquer que l’Esprit est passif devant l’objet ; mais le concept semble exprimer l’action de l’Esprit. » (Spinoza, Eth II Def III que nous pouvons lire ici: https://vraiephilosophie.wordpress.com/2021/04/15/eth-ii-definitions-iii/

A : Si l’idée est un concept que l’esprit se forme, « je suis en train de vous lire » n’est pas un concept, mais une composition de concepts (je, vous, la lecture) qui implique un jugement d’existence. Un concept n’implique de soi aucune existence, de telle sorte qu’il n’est ni vrai ni faux, dès lors qu’il n’est pas contradictoire. L’idée de stroumpf n’est pas fausse, mais ce qui l’est est que, dans l’existence des choses réelles, il existe des stroumpfs correspondants à ce concept.

B : Puisque l’idée suivant laquelle vous me lisez est trop complexe pour pouvoir être qualifiée de vraie, essayons plus simple. Je pense à l’idée suivante : « quelque chose existe » (l’idée contraire étant : « rien n’existe »). L’idée suivant laquelle « quelque chose existe » est-elle une idée vraie ?

A : Là encore, ce n’est pas une idée mais une proposition, composée au moyen du concept de chose et de celui d’existence. Et une proposition, en effet, dans la mesure où elle se prononce sur l’existence, est vraie ou fausse. Pourquoi ne pas plutôt me dire en quoi l’idée de cheval, ou l’idée de pomme, pourrait être vraie ou fausse ?

B : Ne brûlons pas les étapes svp, vous concevez donc néanmoins que l’idée qu’il existe quelque chose soit vraie ?

A : Encore une fois, ce n’est pas une idée mais un jugement, dont vous me parlez. Car au concept de « quelque chose », vous ajoutez l’existence.

B : un jugement n’est pas une idée ? Pourquoi pas l’appeler jugement, puisque l’idée n’est pas une image inerte sur un tableau, n’est-elle pas toujours un jugement? En l’occurrence que diriez vous du jugement que quelque chose existe ? Celui-ci peut-il souffrir de quelques doutes ou bien soulever une polémique ?

A: Je pense qu’un grand auteur comme Spinoza ne confond pas « idée » (ou concept) et « jugement ». Il y a une grande différence entre une idée, dans laquelle je saisie l’essence d’une chose, et un jugement, dans lequel je me prononce sur l’existence de cette chose. Le jugement que quelque chose existe me paraît vrai. A quoi cela peut-il nous conduire sur la question ? Il me semble en effet que s’il y a des choses contingentes, il est nécessaire de distinguer la perception de leur essence et l’affirmation de leur existence.

B : Vous dites “le jugement que quelque chose existe me paraît vrai” merci, cela n’aurait effectivement pas beaucoup de sens d’en douter. Ne tenons nous pas ici une idée vraie au sens de Spinoza? une idée qui n’en nécessite aucune autre pour être vraie, en tant qu’elle est la certitude même? Par ailleurs si par “jugement” vous en entendez action d’un sujet qui se “prononce” Spinoza ne definit-il pas l’idée précisement comme une action de l’esprit ? Et selon vos propres mots, puisque ce jugement vous paraît vrai , croyez vous possible de juger autre chose ? Ou bien ce “jugement“ est forcement celui du vrai, puisqu‘il est la certitude même?

A : Je ne doute pas que Spinoza vous donnerait raison. Mais cela ne fonctionne qu’en mathématiques : si je conçois bien un triangle, alors mon idée vraie de triangle emporte le jugement que la somme de ses angles est 180. Or les êtres naturels (non mathématiques), c’est à dire les choses singulières, sont contingents : en considérant leur essence (leur idée ?), rien n’indique leur existence et donc leurs propriétés contingentes.

B : pensez-vous que l’idée de la totalité ce ce qui existe ne serait pas aussi vraie que l’idée qu’il existe quelque chose?

« Pour ce qui touche, d’ailleurs la connaissance de l’origine de la Nature, il n’est pas du tout à redouter que nous la confondions avec des choses abstraites ; quand en effet on conçoit quelque chose abstraitement, comme on fait pour tous les universaux, ces concepts s’étendent toujours dans l’entendement au delà des limites où peuvent exister réellement dans la Nature leurs objets particuliers. De plus, comme il y a dans la Nature beaucoup de choses dont la différence est si petite qu’elle échappe presque à l’entendement, il peut arriver facilement (à les concevoir abstraitement) qu’on les confonde ; mais, comme nous le verrons plus loin, il ne peut y avoir de l’origine de la Nature de concept abstrait, ni de concept général, et cette origine ne peut être conçue par l’entendement comme plus étendue qu’elle n’est réellement ; elle n’a d’ailleurs aucune ressemblance avec des choses soumises au changement ; aucune confusion n’est donc à craindre au sujet de son idée, pourvu que nous possédions la norme de la vérité (que nous avons déjà indiquée) ; l’être dont il s’agit est unique en effet, infini, c’est-à-dire qu’il est l’être total hors duquel il n’y a pas d’être. » (Spinoza, TRE §76)

A :  Non, parce que, encore une fois, je ne vois pas ce que signifie qu’une idée (au sens de concept que lui donne Spinoza) est vraie, en dehors des idées mathématiques. Si je dis que l’homme est un animal raisonnable, c’est une affirmation vraie ou fausse. Mais l’idée d’animal raisonnable, en elle-même, n’est ni vraie ni fausse, ne croyez-vous pas ?

B : Nous en étions à peine parvenus à convenir qu’il soit vrai que quelque chose existe, vous considérez encore comme audacieux de penser qu’il soit vrai que vous me lisiez, et vous croyez sérieusement que nous sommes en mesure de discuter de l’idée de l’homme comme animal raisonnable ? Mais qu’est-ce « l’homme » ? Qu’est-ce qu’un « animal »? Que veut dire « raisonnable » ? Celui qui ne sait même pas s’il lit ces mots pense pouvoir disserter valablement sur ces concepts ultra-complexes ? Pour l’instant, j’évoque seulement la chose suivante : quelque chose existe, le monde est une réalité, l’idée ayant pour objet la totalité de cette réalité ne peut ni excéder son objet ni être moins étendue. Pensez vous qu’il s’agisse d’une supputation hasardeuse ?

A : Que quelque chose existe, je vous l’accorde. Pour l’idée de Monde, je vous renvoie à Kant : votre idée de monde n’est-elle pas seulement une idée régulatrice ? Si c’est juste pour dire que la totalité de ce qui est, est, alors pourquoi pas.

B : il est peut-être utile ici de ne pas imaginer qu’il soit possible de bénéficier du résultat de la réflexion, à savoir une certaine connaissance, avant d’avoir commencé cette réflexion ? La démarche de Spinoza n’est-elle pas progressive ? Former le concept de l’être total, n’est-ce pas possiblement un commencement de connaissance ? Toute la partie I de l’Ethique est peut-être la formalisation de cette idée ?

A : C’est une bonne question. Je ne vois pas bien en quoi le concept d’être total serait une connaissance. Un concept, quoiqu’en dise Spinoza, n’emporte pas l’existence (en d’autres termes, l’argument ontologique est fallacieux). Or une connaissance n’est-elle pas une connaissance de ce qui existe ? D’autre part, avant de former le concept d’être total, il a bien fallu concevoir le concept d’être. Peut-être faudrait-il commencer par là, non ? De quel être le concept d’être nous donnerait-il une connaissance ?

B : En quoi ce ne serait-ce pas une connaissance de former le concept de l’être total, de savoir que cette idée ne peut ni excéder son objet ni être plus étendu, et de savoir qu’on sait ? Un caillou sait faire cela ?

A : Parce qu’un concept n’est qu’un concept. Pour qu’il y ait une connaissance, il faut un jugement d’existence. Par exemple, je peux avoir le concept de chameau. Mais je n’ai une connaissance du chameau que si je peux attribuer à ce concept des propriétés dans l’existence, qui ne sont pas déduites de mon concept. Dire que le chameau est un animal n’est vrai que si, dans l’existence, les êtres que j’appelle « chameau » sont bien des animaux. Vous pouvez bien former le concept d’être, ou d’être total, il faut bien partir d’un être qui existe.

B : Vous dites « Vous pouvez bien former le concept d’être, ou d’être total, il faut bien partir d’un être qui existe. » Parfaitement comme vous en convenez vous même, quelque chose existe.

A: Oui, j’espère que nous sommes d’accord là dessus.

B : et puisqu’il est vrai que quelque chose existe, ne pouvons-nous pas de la même façon savoir que l’idée première de la Nature puisse, sans risque d’erreur, être celle de l’être unique, infini, être total hors duquel il n’y a pas d’être ? On peut dire bien sûr que cette idée est vide (car elle ne désigne aucune des choses particulières ), mais elle en est-elle moins vraie? aussi réelle qu’est réel l’univers tout entier ? Pour ce qui concerne le contenu de concept, nous pouvons lire et comprendre pas à pas l’Ethique, sans oublier que nous n’allons pas nous attacher à la mission impossible de tout connaître, nous allons rechercher la connaissance de l’esprit humain et de sa béatitude suprême :

« Je passe maintenant à l’explication des choses qui ont dû nécessairement suivre de l’essence de Dieu, ou, en d’autres termes, de l’essence de l’Être éternel et infini. Mais non pas de toutes, cependant ; nous avons en effet démontré à la Proposition 16 de la Partie I que de cette essence doivent suivre une infinité de choses sous une infinité de modes ; je ne traiterai que de celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa béatitude suprême » (Eth II introduction , lire ici SVP: bit.ly/Eth_II_introduction)

Finalement, pour revenir à votre remarque initiale, qu’est-ce qui n’a pas beaucoup de sens ? Ne pas être en capacité de d’admettre que que vous soyez là à lire ces mots, est-ce cela qui a du sens ?

B : (silence)

D : Il y a de l’existence. Voilà une idée vraie qui ne souffre d’aucune incertitude. On peut nier comment est l’existence ou qu’est ce que c’est mais on ne peut pas nier qu’il existe de l’existence.

[Illustration : Heinrich Lossow (1840-1897) Allemagne]

Laisser un commentaire